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Projet de loi immigration au Sénat : comment rendre l’inacceptable un peu plus tolérable

Migrations Analyse

Projet de loi immigration au Sénat : comment rendre l’inacceptable un peu plus tolérable

De nombreuses mesures aux conséquences dévastatrices ont été votées cette semaine, sous le regard bienveillant de Gérald Darmanin. Si certains espèrent qu’elles « tomberont » à l’Assemblée nationale, elles auront au moins eu le temps d’infuser dans le débat public.

Nejma Brahim

11 novembre 2023 à 16h31

 

20231112093001.jpgBruno Retailleau au Sénat, lors de l’examen du projet de loi « immigration ». © Magali COHEN / Hans Lucas via AFP

 

 

« Alors« Alors, cette semaine ? » Lorsque l’on interroge les sénatrices et sénateurs de gauche au Sénat, ils lâchent un soupir exaspéré… Ce n’est pas tant la fatigue ou la longueur des débats autour de la loi « immigration » qui expliquent leur désarroi. C’est plutôt « l’air » qu’ils respirent au quotidien : « parce qu’on prend cher, cette semaine », admet Yannick Jadot (Les Écologistes, ex-Europe Écologie-Les Verts), entre deux amendements, dans la salle des conférences au Sénat.

« Au départ, Gérald Darmanin voulait être gentil avec les gentils, méchant avec les méchants. Finalement, il est méchant avec tout le monde », tacle de son côté Ian Brossat, sénateur communiste de Paris. Et pour cause : la droite sénatoriale a voté, cette semaine, de nombreuses mesures dont les conséquences pourraient être dévastatrices pour les étrangers et étrangères. Gérald Darmanin ne s’y est peu ou pas opposé, obnubilé par l’idée de se rallier la droite pour faire passer son texte à tout prix.

 

Mardi soir, les sénateurs et sénatrices ont choisi de rétablir le délit du séjour irrégulier : le simple fait d’être étranger, en situation irrégulière en France, pourrait constituer un délit et valoir aux intéressé·es une amende d’un montant de 3 750 euros, une interdiction de territoire français de trois ans et la possibilité d’être placé·e en garde à vue (et non plus en retenue administrative). Ce délit avait pourtant été supprimé par la loi du 31 décembre 2012.

 

La mesure, qui serait contraire au droit européen, a de quoi effrayer. « Si on commence à remettre en question des directives européennes qui sont protectrices, c’est grave », soulève Anna Sibley, du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Cela reviendrait à placer des personnes étrangères en prison, simplement parce qu’elles n’ont pas de papiers français. « C’est comme la double peine, on va diviser des familles, pénaliser des personnes qui vivent en France depuis longtemps », poursuit celle qui est également juriste.

 

Cela fait d’ailleurs partie des spécificités de ce projet de loi porté par Gérald Darmanin. « Il remet en question le droit au séjour des personnes qui sont depuis très longtemps en France. » Il s’attaque, aussi, à des catégories jusqu’ici relativement protégées, comme les étudiantes et étudiants étrangers, les étrangers et étrangères malades ou les proches d’étrangers et étrangères venant en France dans le cadre du regroupement familial. Pour justifier de la nécessité des quotas migratoires, votés dès les premiers jours sans aucun détail ni cadre réglementaire, la sénatrice Les Républicains (LR) Muriel Jourda (également rapporteure du texte) n’a pas hésité à évoquer les titres de séjour « étudiant ».

 

Droit du sol, déchéance de nationalité, expulsions

« À quel titre donne-t-on la nationalité française à quelqu’un uniquement par le hasard de son lieu de naissance ? Un veau qui est né dans une écurie ne fera jamais de lui un cheval », a osé fièrement Stéphane Ravier (sénateur non inscrit mais membre de Reconquête).

Dans la nuit de mercredi à jeudi, le Sénat a voté la suppression de l’automaticité du droit du sol pour les jeunes nés en France de parents étrangers ; de même qu’il a approuvé, sur la base d’un amendement proposé par Valérie Boyer (LR), la déchéance de nationalité pour les binationaux ayant acquis la nationalité française lorsque ces derniers ont fait l’objet d’une condamnation pour « homicide » ou « tentative d’homicide » à l’encontre des forces de l’ordre.

 

Le texte s’inscrit ainsi dans un contexte « gravissime de xénophobie » porté par une partie de la classe politique, qui contribue à banaliser la haine de l’étranger sans en être inquiétée. « Il y a l’idée de surfer sur des faits divers pour légiférer, sauf qu’on va toucher des milliers d’autres personnes qui n’y sont pour rien », regrette Anna Sibley. Il y a une « zemmourisation de la droite », abonde Ian Brossat, un brin agacé par la tournure des événements. « On fait face à une extrême-droitisation du spectre politique, avec une suspicion généralisée à l’égard des personnes étrangères, dont l’écrasante majorité respecte pourtant nos valeurs et nos principes républicains. »

 

La suppression de l’aide médicale d’État (AME) mardi soir en est l’une des démonstrations les plus criantes. Le Sénat assume de vouloir abandonner ce dispositif pourtant essentiel, au profit d’une aide médicale d’urgence (AMU), pour laquelle il faudrait cotiser chaque année. Malgré l’ire des associations et le désaccord majeur d’Élisabeth Borne, qui a d’ailleurs commandé un rapport à ce sujet, Gérald Darmanin ne s’y est pas opposé. « À titre personnel, je suis favorable à la proposition faite par Les Républicains, annonçait-il dans Le Parisien en amont des débats dans la chambre haute. C’est un bon compromis qui allie fermeté et humanité, et je le dirai sur le banc du Sénat. »

Dans la même veine, il a été approuvé que les personnes étrangères en situation régulière ne pourraient plus prétendre aux prestations familiales ou à l’aide personnalisée au logement (APL) si elles n’ont pas au moins cinq ans de présence en France. Un étudiant ou une étudiante étrangère – dont les frais d’inscription ont été parfois multipliés par dix, selon les universités, sous le précédent quinquennat d’Emmanuel Macron – ne pourrait ainsi plus bénéficier de l’aide au logement, creusant encore un peu plus un budget déjà très serré.

 

« Qu’on ne vienne pas nous parler de stratégie de lutte contre la pauvreté ou de fluidité du parc d’hébergement social ensuite », a réagi Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d’asile. « Qu’on ne soit pas surpris de voir les Restos du cœur crouler sous les demandes ou le nombre d’enfants à la rue augmenter. [C’est] affligeant et grave. »

 

« Ça a été la semaine de l’enfer », résume vendredi la sénatrice écologiste Mélanie Vogel, qui a tenté, à maintes reprises lors de ses prises de parole, de ramener les sénateurs et sénatrices à la raison, tout comme Marie-Pierre de la Gontrie (Parti socialiste). En vain. Yannick Jadot dénonce une « course à l’échalote » entre les LR et Darmanin, « qui se fait sur le dos des immigrés » et au détriment de la constitutionnalité et du pragmatisme.

 

Un gros volet du texte a été étudié jeudi après-midi, sous l’impatience de Gérald Darmanin, qui trépignait à l’idée de pouvoir faciliter l’expulsion de France des étrangers et étrangères. Il l’avait déjà annoncé au lendemain de l’attentat d’Arras, perpétré par un jeune originaire d’Ingouchie (une petite république du Caucase du Nord), dont la famille avait frôlé l’expulsion en 2014. « Aujourd’hui, je peux expulser 2 500 étrangers, a expliqué le ministre de l’intérieur à la tribune, face aux sénatrices et sénateurs. Mais pour 4 000 d’entre eux, je n’arrive pas à les expulser, non pas pour une question de laissez-passer consulaire mais parce que la loi m’en empêche. »

 

L’information est en partie fausse ; mais partout dans les médias, l’idée que des catégories d’étrangers et étrangères bénéficient d’une « protection absolue » a circulé, notamment pour les jeunes arrivé·es avant l’âge de 13 ans en France – c’était le cas de l’assaillant d’Arras. Mais dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), cette même catégorie peut en réalité être éloignée du territoire en cas d’activités à caractère terroriste ou de menace pour les intérêts fondamentaux de l’État.

 

« S’il y a protection importante, c’est qu’à un moment donné, le législateur et le ministre de l’époque ont jugé qu’il fallait protéger. Vous déplacez le curseur et c’est particulièrement inquiétant », a alerté l’écologiste Guy Benarroche.

 

Un texte considérablement durci pour l’Assemblée

Ce dernier a demandé la suppression de l’article 9, quand Gérald Darmanin l’a au contraire estimé « très important ». « Il sera certainement scruté par le Conseil constitutionnel. La mesure vise à ouvrir la possibilités d’expulsion pour davantage de personnes qui le mériteraient du point de vue du ministère de l’intérieur. »

 

Le sénateur LR Bruno Retailleau s’en est réjoui, rappelant la « sidération » des Français et des Françaises au lendemain de l’attentat d’Arras. « Les exceptions ont tué la règle et ces exceptions menacent désormais les Français. Progressivement, nous avons organisé, parfois nous-mêmes, notre propre impuissance », a-t-il asséné sous les acquiescements de sa collègue Valérie Boyer, assise derrière lui.

 

Pour pouvoir expulser toujours davantage, le Sénat a enfin acté la possibilité de placer en rétention d’éventuels demandeurs d’asile qui n’auraient pas encore déposé leur demande, validant un amendement déposé par le gouvernement, ainsi que la possibilité de délivrer une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) de manière automatique aux déboutés du droit d’asile.

Jeudi soir, alors que les LR étaient minoritaires dans l’hémicycle, ces derniers ont réclamé le scrutin public de façon à pouvoir voter pour l’ensemble de leur groupe et à garder leur influence malgré leur nombre restreint ; tandis que certain·es, à gauche, ont marqué leur mécontentement.

Un festival d’inhumanités en matière d’immigration. C’est ce que beaucoup retiendront de cette semaine d’examen du projet de loi « immigration » au Sénat, avant que celui-ci ne rejoigne l’Assemblée nationale début décembre. La droite sénatoriale a tenté de montrer, coûte que coûte, qu’elle avait encore un rôle à jouer et qu’elle existait, face à une extrême droite plus puissante que jamais en France, quitte à lui faire de l’ombre sur certaines des mesures qu’elle a votées.

« Ce qui est effrayant, c’est que pour des raisons principalement politiciennes, qui tiennent au besoin existentiel de LR de montrer qu’ils sont plus à droite que le gouvernement et au besoin du gouvernement de montrer qu’ils peuvent se mettre d’accord avec LR, le Sénat a balayé des aspects fondamentaux des droits humains en France », regrette Mélanie Vogel, qui estime que la valeur cardinale de la droite est devenue « la haine des étrangers ».

 

Reste à savoir ce qu’il restera de ces mesures en décembre prochain. Dans les couloirs du Sénat comme chez les associatifs, certains redoutent que celles-ci, par leur nombre, ne conduisent à graver dans le marbre une poignée de ces mesures abusives.

 

« Certes, poursuit la sénatrice écologiste, on va sans doute polir le texte à l’Assemblée. Mais j’ai peu d’espoir qu’on arrive à quelque chose de décent. » Il y a des sujets, estime Yannick Jadot, sur lesquels les sénateurs et sénatrices ont sans doute « travaillé pour du beurre ». « L’AME ou le délit de séjour irrégulier en font partie. Mais quand on voit comment Darmanin cède sur tout, on peut aussi se demander si le pire ne nous attend pas à l’Assemblée, avec en plus un front anti-immigrés constitué par les LR et l’extrême droite. »

 

Même inquiétude chez Anna Sibley, du Gisti, qui pointe une surenchère des sénatrices et sénateurs de droite. « C’est le musée des horreurs. Et plus vous mettez de mesures qui détricotent les droits, plus vous avez de chances que certaines passent. » C’est cela que recherchent la stratégie et le jeu politiciens. « On n’est plus du tout dans une politique réfléchie qui viserait à améliorer nos politiques d’accueil en France, mais dans des considérations électoralistes », conclut-elle.