JustPaste.it

« Il est temps de reconnaître le travail des aides à domicile »

 

Collectif

Un collectif d’universitaires et de féministes, dont l’écrivaine Annie Ernaux et la sociologue Dominique Méda, plaide, dans une tribune au « Monde », pour la création d’un grand service public de l’aide à l’autonomie ainsi que pour la revalorisation des salaires et des carrières de celles qui ont été les « grandes oubliées » du Ségur de la santé.

Publié le 22 septembre 2021

 

Tribune. Une journée de mobilisation des aides à domicile, baptisée « 24 heures sans aide à domicile », aura lieu le 23 septembre. Les près de 700 000 aides à domicile, en première ligne durant la crise sanitaire, sont les « grandes oubliées » du Ségur de la santé ou des plans de relance, en dehors d’une prime ponctuelle de 1 000 euros, en réalité rarement obtenue en totalité. Elles sont à 97 % des femmes, sous-payées, aux conditions de travail extrêmement difficiles, subissant l’isolement professionnel, la précarité et le temps le partiel imposé. Qui plus est, elles relèvent d’une myriade de statuts : entre le secteur associatif non lucratif (la branche de l’aide à domicile), le privé lucratif (les services à la personne), le public (du secteur hospitalier ou des collectivités locales) et, enfin, le particulier employeur.

Mais elles ont en commun d’être toutes précarisées, aussi bien dans le secteur privé que dans le public : on estime entre 70 % et 90 % le temps partiel dans ce secteur, un temps partiel imposé ; 58 % travaillent le samedi ; 41 % le dimanche. Mais ce temps de travail rémunéré ne couvre pas tout le temps de travail réel. Afin de baisser le coût, et partant pour contourner le smic, les employeurs ne rémunèrent pas une partie du travail : celui lié au relationnel. En réalité, « ces emplois ne sont pas à temps partiel, mais sont payés à temps partiel », comme le disent les économistes François-Xavier Devetter et Emmanuelle Puissant (Le Monde du 15 juin 2020). De plus, l’amplitude de la journée de travail peut dépasser les douze heures. Des aides à domicile racontent qu’elles travaillent plus de cinquante heures hebdomadaires, tout en étant payées à temps partiel !


 

Les aides à domicile font partie de ces métiers du soin et du lien aux autres, très féminisés, qui sont dévalorisés. On ne reconnaît pas leur qualification, ni l’expertise et la technicité pourtant essentielles pour faire face à un public invalide, malade ou âgé. On ne tient pas compte du réel degré de responsabilités lorsqu’elles ont à porter, à accompagner des patients parfois en fin de vie. On nie enfin l’importance des contraintes physiques et nerveuses de ces emplois. Rappelons que les accidents du travail y sont trois fois plus fréquents que la moyenne (94,6 accidents pour 1 000 salariées) !

 

Revalorisation et reconnaissance pour toutes

C’est parce que ces emplois sont très féminisés et s’appuient sur des compétences considérées comme « naturelles » pour les femmes (aider, soigner, accompagner, nettoyer, écouter…) qu’ils sont sous-payés. Cette dévalorisation du travail et ces modes de comptabilisation du temps de travail expliquent les bas salaires dans ce secteur. Il existe encore, dans certaines conventions collectives, des minima qui sont en dessous du smic horaire ! Du fait du temps partiel, le salaire médian pour une aide à domicile est en moyenne de 900 euros brut, bien loin du smic mensuel (cette rémunération est variable selon les conventions collectives et la détention ou non d’un diplôme du secteur). 17,5 % d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté, soit deux fois plus que l’ensemble des salariés. Elles ne bénéficient pas ou très peu d’évolution de carrière et la majorité est toujours au smic après dix-sept ans d’ancienneté.


Certes, une revalorisation de leurs salaires de 13 % à 15 % est enfin adoptée pour l’une des conventions collectives, celle du secteur associatif. Mais cette hausse est encore loin du compte. De plus, qu’en est-il des autres, celles qui relèvent des conventions collectives du secteur privé lucratif, ou bien du public ? Pour toutes, la revalorisation de leur salaire et de leur carrière, la reconnaissance de leurs qualifications professionnelles ne sont toujours pas à l’agenda du gouvernement ni de la négociation des conventions collectives concernées.

 

Alors que leur rôle est essentiel, que leur métier fait partie des enjeux forts des sociétés de demain, alors que leur travail est aussi un levier d’émancipation des femmes qui sont majoritairement des aidantes, il est temps de construire un grand service public de l’aide à l’autonomie, avec un financement de la perte d’autonomie au titre de la maladie par la Sécurité sociale et avec de vraies garanties sociales et salariées pour toutes ces professionnelles.

 

Christelle Avril, sociologue, EHESS ; Ana Azaria, présidente de Femmes égalité ; Fatima-Ezzahra Benomar, militante féministe ;Sophie Binet, dirigeante de la CGT chargée des droits des femmes ; Thomas Breda, économiste, Ecole d’économie de Paris ; Clément Carbonnier, économiste, université Paris-VIII ; Mireille Carrot, pilote du collectif « aides à domiciles » de la CGT ; François-Xavier Devetter, économiste, université de Lille ; Annie Ernaux, écrivaine ;Nicole Gadrey, sociologue ; Jean Gadrey, économiste ; Widad Hamri, porte-parole d’Osez le féminisme ! ; Caroline Ibos, sociologue, université Paris-VIII ; Florence Jany-Catrice, économiste, université de Lille ; Danièle Kergoat, sociologue ; Séverine Lemière, économiste, Université de Paris, Réseau MAGE ; Yannick Le Quentrec, sociologue, université Toulouse-Jean-Jaurès ; Amandine Maraval, directrice du LAO et CHU, association FIT Une femme un toit ; Christiane Marty, Attac ; Dominique Méda, sociologue ;Nathalie Morel, Sciences Po ; Sophie Pochic, sociologue, CNRS, réseau MAGE ; Emmanuelle Puissant, économiste à l’université Grenoble Alpes ; Rachel Silvera, économiste, université Paris-Nanterre, réseau MAGE.

 

 

----------

 

Aides à domicile : la « révolution salariale » engendre des « différences de traitement »

Par Béatrice Jérôme (Soissons (Aisne), envoyée spéciale) 11 novembre 2021 

 

REPORTAGEL’augmentation salariale annoncée en septembre ne s’applique qu’aux salariés du secteur associatif. Dans l’Aisne, 58 % des personnels ne sont pas concernés.


Robe rouge assortie aux coraux de Sardaigne de son bracelet, Marguerite Destrée, 99 ans, n’a pas envie qu’on la dépeigne en « grand-mère éprouvée ». Cet après-midi d’octobre, dans son petit rez-de-chaussée à deux pas de la cathédrale de Soissons (Aisne), l’ancienne enseignante, hémiplégique depuis quinze ans, parle de son goût pour « le bon Porto » et de sa passion pour Alphonse Daudet.

Assise à côté d’elle, Mélanie Rio Pilou soulève son bras, remplit son verre d’eau, parle un peu fort à son oreille. Cette ancienne aide-soignante a choisi d’enfiler une blouse d’aide à domicile pour ne plus devoir « traiter » les personnes âgées comme « des numéros » en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). « Je préfère être moins payée mais faire ce que j’aime ! »

Son pouvoir d’achat en a pris un coup. Auxiliaire de vie sociale, elle gagnait 1 000 euros net pour 115 heures. Mais une bonne nouvelle est tombée le 31 octobre. Mme Rio Pilou a été augmentée de 100 euros par mois. « C’est beaucoup pour moi ! Ce sera un peu moins dur de payer l’essence pour aller travailler. »


« J’ai d’abord cru à une blague », raconte, quant à elle, Gaëlle Chailloux, 43 ans. Auxiliaire de vie sociale qui fait depuis vingt-trois ans « ce métier avec cœur » à Saint-Quentin, elle gagnait moins de 1 850 euros net. Depuis octobre, avec un temps plein, elle dépasse les 2 000 euros.

 

Marie-Christine Pach a « toujours le mot pour rire » quand elle se rend au domicile d’une personne âgée. « On est là pour leur apporter un peu de joie », remarque cette aide à domicile de 58 ans. Au volant de sa voiture, ce mardi d’octobre, elle s’arme d’un sourire plus large encore que d’habitude. Elle savoure sa « première augmentation en dix ans de métier » : près de 50 euros sur son salaire d’octobre. Un « petit plus » qui lui fait 1 240 euros mensuels pour 110 heures . « Une sacrée reconnaissance pour moi qui n’a pas de diplôme !»

 

Coup de pouce providentiel

Dans l’Aisne, la revalorisation concerne 1 037 aides à domicile et 99 agents administratifs. Soit les personnels des sept services d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD) à statut associatif du département. L’association Aid’Aisne en fait partie. « C’est que du bonheur ! », s’exclame son directeur, Dominique Villa, en évoquant les augmentations de ses 250 salariés qui vont de 3 % à 28 % selon le grade, le diplôme et l’ancienneté. « Je vais enfin réussir à embaucher », dit-il. « Cela leur change la vie ! », s’exclame Céline Lecertisseur, directrice de la fédération départementale de l’Aide à domicile en milieu rural (ADMR). Sur ses 800 salariés. 95 % sont augmentés. « On attendait ça depuis longtemps ! Il a fallu qu’on se batte pour l’obtenir», applaudit Franck Hoiry, responsable départemental de la CGT pour le secteur de l’aide à domicile et auxiliaire de vie à l’ADMR.

L’Aisne n’est pas une exception. Quelque 210 000 aides à domicile en France bénéficient de cette « révolution salariale », insiste M. Villa : tous les salariés des SAAD associatifs. Un coup de pouce providentiel pour une profession qui compte 17,5 % de travailleurs pauvres et qui n’a pas bénéficié des revalorisations accordées aux soignants par les accords du Ségur de la santé signés en juillet 2020. Il s’explique de deux manières : la grille salariale de la branche associative du secteur de l’aide à domicile a été réévaluée par le biais d’un « avenant 43 » à la convention collective signé par les employeurs et les syndicats en février 2020. L’Etat a donné son « agrément » à sa mise en œuvre au 1er octobre.


L’exécutif a surtout mis les crédits sur la table : 150 millions d’euros dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2021, puis 200 millions dans le PLFSS pour 2022. A charge pour les départements de boucler la somme nécessaire, à hauteur de 200 millions cette année.

 

« Problème d’égalité salariale »

Pour autant, cette « révolution » n’a pas profité à tout le monde. Dans l’Aisne, 58 % des aides à domicile ne sont pas concernées par la majoration salariale. Pour un motif simple : les SAAD qui les emploient ne sont pas régis par la convention collective modifiée par l’avenant 43. Trente-sept SAAD sont ainsi exemptés de l’obligation d’appliquer la hausse de salaires. Sur 2 458 intervenants au total dans le secteur de l’aide à domicile, 1 421 sont tenus à l’écart de la réforme.

Parmi les laissés-pour-compte, les plus nombreux sont les agents des SAAD gérés par les centres communaux d’action sociale (CCAS) ou intercommunaux. Or, ces 19 SAAD publics assurent 42 % des heures d’intervention à domicile financées par le département à travers l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Soit le même nombre d’heures que les sept SAAD associatifs qui appliquent l’avenant 43.

Pour Laura (le prénom a été changé), aide à domicile au CCAS de Laon, « c’est une injustice ». « J’adore ce métier, mais je suis écœurée de devoir continuer de trimer pour un salaire de misère. » Soit1 050 euros net pour plus de 120 heures par mois. Le CCAS de Laon emploie une quarantaine d’aides à domicile. Leur salaire est d’en moyenne 1 200 euros net par mois, indique le maire (UDI) de la ville, Eric Delhaye. Auquel s’ajoutent un quasi treizième mois et une prime mensuelle de 50 euros brut versée en 2021. Autant d’ « avantages » qui ne comblent pas « le nouveau problème d’égalité salariale qui se pose, reconnaît l’élu. Et qui ne va pas faciliter le recrutement déjà très compliqué ». M. Delhaye n’a pas les moyens budgétaires de prendre l’engagement de verser de nouvelles primes. Seule solution, à ses yeux : engager « une discussion » avec le département.

 

En France, la question de « la différence de traitement » avec le secteur associatif se pose pour les 26 000 agents territoriaux qui travaillent au domicile des personnes âgées ou handicapées, s’indigne Benoît Calmels, délégué général de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (Unccas). « On avait les oubliés des accords du Ségur, on a désormais aussi les oubliés de l’avenant 43 », ironise Olivier Richefou, président (UDI) de la Mayenne et vice-président chargé du grand âge à l’Association des départements de France.

 

Bonus

A l’échelle nationale, les plus nombreux à ne pas bénéficier de l’avenant 43 sont les employés des entreprises privées d’aide à la personne. Quelque 160 000 intervenants à domicile travaillent dans un de ces SAAD commerciaux. Dans l’Aisne, 18 SAAD commerciaux réalisent 18 % des heures d’intervention au titre de l’APA.

Directeur de l’Age d’or, un SAAD commercial, à Viry-Noureuil, Jérôme Delamotte n’élude pas le sujet. « J’augmenterai mes salariés au 1er janvierpour qu’ils ne partent pas travailler ailleurs, explique ce jeune patron. Mais je n’ai d’autre solution à ce stade que d’augmenter dans le même temps les tarifs de mes prestations. » Pour éviter d’augmenter ses prix, le secteur commercial réclamait une forte hausse de l’APA. Seule solution, plaide-t-il, pour couvrir les coûts de revient des SAAD et inciter les employeurs à mieux rémunérer leurs intervenantes à domicile. Le gouvernement estime avoir écouté leur demande avec une réforme qualifiée « d’historique » par Jean Castex.

 

Le PLFSS 2022 prévoit qu’au 1er janvier, tous les départements verseront un APA horaire à domicile de 22 euros minimum. Le tarif moyen est aujourd’hui de 21 euros. « Le dialogue social peut désormais s’ouvrir pour utiliser cette augmentation du financement horaire », fait valoir Brigitte Bourguignon. La ministre déléguée chargée de l’autonomie a consenti un second geste : l’instauration d’un complément horaire de 3 euros, financé par l’Etat et promis aux SAAD qui s’engageront à intervenir les jours fériés, le week-end, en zone rurale auprès de publics lourdement dépendants. L’APA plancher à 22 euros et le bonus qualité sont budgétés 300 millions d’euros dans la cinquième branche de la Sécu.

 

Pour l’Aisne, rien ne dit que ce bonus sera suffisant pour inciter le secteur lucratif à augmenter les salaires. Six SAAD associatifs et publics bénéficient déjà d’une bonification horaire d’environ 3 euros pour les interventions dans les villages reculés, les dimanches et jours fériés. Le département va-t-il proposer aux SAAD commerciaux de bénéficier du même bonus ? « Il faut qu’on réfléchisse, répond Nicolas Fricoteaux, le président (UDI) du département. On étudiera leur capacité à assurer un service partout sur le territoire, quels que soient le jour et l’heure. »

Or, aujourd’hui la plupart des SAAD privés interviennent en ville plutôt qu’a la campagne. A travers la réforme qu’elle mène, Mme Bourguignon affirme « mettre le paquet » pour permettre « aux Français d’être plus nombreux à vieillir chez eux ». Le gouvernement n’a pas pour autant anticipé l’un des effets collatéraux des mesures prises : l’augmentation du coût des services à domicile pour une partie des personnes âgées.

« Certaines personnes âgées vont devoir payer plus cher pour pouvoir conserver les mêmes durées d’intervention », explique Dominique Villa.

Dans l’Aisne, pour la grande majorité des 7 235 allocataires, le taux horaire de l’APA est inférieur à 22 euros. Avec le passage de l’APA à 22 euros, le nombre d’heures de prise en charge dans le cadre de l’enveloppe financière fixée par le département va mécaniquement diminuer. « Certaines personnes âgées vont devoir payer plus cher pour pouvoir conserver les mêmes durées d’intervention », explique Dominique Villa, le patron d’Aid’Aisne. Comment l’Etat et le département vont-ils réussir à limiter l’impact de ce grand chamboule-tout pour les bénéficiaires ? La réponse n’est pas dans le PLFSS.