Les blagues qui deviennent réalité : « Avec une actu pareille, plus besoin de parodie »
Chronique
Dans sa chronique, Guillemette Faure met en lumière les transformations invisibles de notre époque. Cette semaine, cette tendance de l’actualité et de ceux qui la font à être plus absurdes qu’un article du « Gorafi ».
Un manifestant brandit une pancarte « Liberté » devant l’émission d’ABC « Jimmy Kimmel Live ! », à Hollywood (Californie), le 23 septembre 2025. VALERIE MACON/AFP
Pour son « Gorafi de l’année 2017 » publié en 2016, le site parodique avait pensé à un scénario extravagant : et si Trump devenait vraiment président ? Au lendemain d’une victoire inattendue, le directeur du site satirique reçut d’un lecteur une capture d’écran, « Le Gorafi l’avait prédit ». A la même époque, dans sa chronique sur France Inter, Charline Vanhoenacker imaginait que le nouveau président utilisait la Maison Blanche pour développer des hôtels de luxe partout dans le monde. Huit ans plus tard, une vidéo où Trump promettait de faire de Gaza une nouvelle Riviera.
Du projet de rachat du Groenland à la redécoration de la Maison Blanche, le président des Etats-Unis réussit à s’autoparodier avant que les professionnels de l’humour n’aient le temps de s’en charger. Que reste-t-il aux humoristes ? La question faisait partie des sujets de débat des Vendanges de Malagar, deux jours de rencontres sur le thème « On ne badine pas avec l’humour », dans la propriété de François Mauriac, les 19 et 20 septembre. Comme le résumait Charline Vanhoenacker, « auparavant, l’info du lundi faisait la blague du mardi. Maintenant la blague du mercredi devient l’info du jeudi ».
C’est arrivé près de chez nous
Pour commenter une actualité devenue trop extravagante pour être crédible, le hashtag #PasLeGorafi a surgi sur les réseaux sociaux en France, tandis qu’aux Etats-Unis la mention « not the Onion », en référence au journal satirique américain, est apparue pour marquer, par exemple, le licenciement de la responsable du Bureau des statistiques du travail après les mauvais chiffres de l’emploi.
Comment savoir, entre les politiques, les médias ou les sites d’humour, qui inspire qui ? « Le président qui se disait ni de gauche ni de droite nomme un septième premier ministre de droite », titrait Le Gorafi, le 10 septembre. « Emmanuel Macron a nommé son septième premier ministre de droite, sur sept. Pour quelqu’un qui se prétendait ni de droite ni de gauche, c’est quand même un peu cocasse », ironisait Marine Tondelier, sur France Inter, une semaine plus tard. « En cas de destitution, François Bayrou n’exclut pas de se lancer en politique », affirmait Le Gorafi, le 5 septembre « La présidentielle de 2027 dans le viseur de François Bayrou ? », se demandait BFM deux semaines plus tard.
On aurait dû s’en douter
Si la réalité dépasse la fiction satirique, si les frontières entre information et parodie se brouillent, c’est sans doute parce que beaucoup de politiques et de médias, inspirés par Trump, ont retenu que n’importe quelle provocation permettait de capter l’attention. Mais la satire se retrouve dans un paradoxe : toute exagération de déclarations outrancières finit par contribuer à son tour au spectacle qu’elle voudrait critiquer.
L’activité du Gorafi (depuis treize ans en France) et celle de The Onion (depuis trente-sept ans aux États-Unis) ont finalement été largement phagocytées par l’invention de la catégorie « fake news » par Donald Trump pour désigner tout ce qui le dérange.
C’est arrivé à nos oreilles
« Le Tennessee instaure des cours obligatoires d’initiation aux armes à feu dès la maternelle » (France Info), « Le couple Macron va fournir des preuves “scientifiques” que Brigitte Macron est une femme cisgenre » (Le Monde), « Tétine pour adultes, la mode régressive qui fait grincer les dentistes » (Le Parisien).
Effet immédiat
Quand ceux qui font l’actualité se chargent d’être absurdes et outranciers, les humoristes se retrouvent catapultés dans le rôle de ceux qui doivent tenir des discours sérieux. C’était le cas de Stephen Colbert, regrettant dans son émission la suspension de Jimmy Kimmel de la chaîne ABC (revenu depuis à l’antenne) à cause de ses critiques de Trump. « Rappelez-vous, lors de la première semaine de sa présidence, il a renommé le golfe d’Amérique [à la place du golfe du Mexique]. Bien sûr, cela semble anodin, mais avec un autocrate, on ne peut pas céder d’un pouce. » Charline Vanhoenacker le dit autrement : « Plus les politiques ont l’air de clowns, plus on prend les clowns au sérieux. »
Risques d’emballement
Le directeur du Gorafi, Sébastien Liebus, se plaint de ne plus pouvoir parodier les titres traditionnels des journaux depuis que ceux-ci semblent construits comme ceux du Gorafi (« Ivre et sans permis, il laisse les gendarmes en plan car il a “des courses dans le coffre” », lit-on dans La Nouvelle République). Il a même appelé le Conseil de déontologie journalistique et de médiation après la publication d’un billet d’humeur du JDD titré « Amélie Oudéa-Castéra : Son fils n’aurait jamais dû avoir sa troisième étoile », estimant que la parodie n’était pas assez identifiable. « Nous, on rajoute toujours une petite chose qui met la puce à l’oreille », explique le cofondateur, qui rêve de faire imprimer des sweatshirts « Gorafi school of deontology ».