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Dans l’Eure : « Il va falloir combien de cancers pour que ça bouge ? »

Dans la périphérie de Rouen, un nombre anormalement élevé d’enfants sont atteints de cancers. Alors que les autorités sanitaires ne trouvent pas d’explication, des parents soupçonnent les sites industriels. Une usine polluante a émis bien au-dessus de ses limites autorisées, selon les informations de Mediapart. 

Jade Lindgaard

18 juin 2022 à 12h47, Mediapart

 

 

Igoville et Pont-de-l’Arche (Eure).– « Oh là là… » Porté par le vent, le soupir inquiet de l’agent fluvial redescend aux oreilles des passagères de l’élégant bateau à moteur qui vient d’entrer dans l’écluse. Une femme en collants résille et robe portefeuille multicolore se penche au ras de l’eau pour l’amarrer à une échelle. Une copine éloigne les murs en poussant sur une pique. L’eau descend vite. Personne ne porte de gilet de sauvetage. Tout le monde rit aux éclats.

En ce milieu d’après-midi de juin, la petite troupe part explorer les berges de la Seine, au sud de Rouen, à la recherche de traces de pollution et de rejets par l’une des nombreuses usines qui bordent ou côtoient le fleuve : production de polymères, fabrication de papier, carrière alluvionnaire et métallurgie.

À bord, Coralie Jarguel, habitante d’Igoville (Eure) et cheville ouvrière de l’association Cancers, la vérité pour nos enfants. Son fils Marcus souffre d’un cancer du sang rare, aujourd’hui en rémission. Dans la rue d’à côté de chez eux, une fillette a été touchée par un neuroblastome. Entre 2017 et 2019, onze enfants ont déclaré un cancer dans huit communes voisines. Des parents soupçonnent les sites industriels de rendre leur famille malade. 

À l’approche de la papeterie, une odeur de chou pourri tombe sur les têtes. Une canalisation se déverse à grands flots dans la Seine. Une mousse blanche et des bulles persistent au ras de l’eau. Est-ce autorisé ou illégal ? Des ouvriers sur une barge font signe d’aller regarder plus loin. « Vous connaissez la navigation fluviale ?, demande la pilote. On voit l’envers du décor. »

Mais que regarder ou rechercher dans ce paysage dichotomique de la vallée de la Seine, où les îles sauvages, les plages bucoliques et les guinguettes marinières côtoient les usines polluantes et les cuves de matières fumantes ? Dans la zone industrielle, cinq sont classées pour la protection de l’environnement (ICPE), et une est catégorisée Seveso à seuil bas, représentant un plus grand risque.

L’usine Double A en bord de Seine, près d’Alizay dans l’Eure. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart


Pour avancer dans cette quête de vérité, il faut réapprendre à lire le paysage autour de chez soi. Cette tour métallique collée au collège à laquelle on ne faisait pas attention ? c’est une antenne-relais, émettrice d’ondes électromagnétiques. Cette couleur rose dans la Seine certains matins ? un reliquat d’effluents industriels. Le souffle du vent qui vient caresser le visage ? une bouffée de particules potentiellement toxiques. Pour les rendre visibles, un couple retraité a installé un ruban de tissu en haut d’un mât dans son jardin. 

Selon Santé publique France, l’agence nationale de santé publique, « le nombre observé de cas de leucémie est significativement supérieur au nombre attendu » sur la zone et sur la période étudiées. C’est ce qu’on appelle un « cluster », autrement dit une occurrence de cancers plus élevée que la normale au sein d’une population donnée, dans une aire géographique déterminée.

 

Intoxication chronique au plomb

En France, on dénombre en moyenne 1 700 cancers pédiatriques touchant des enfants de moins de 15 ans par an, sur 68 millions d’habitants. Ici, onze enfants ont déclaré un cancer dans huit communes habitées par 20 000 personnes. Mais dans cette périphérie de Rouen, aucun facteur de risque environnemental commun n’a été identifié, même si plusieurs enfants ont été gardés ou scolarisés dans les deux mêmes villes. Aucune mesure complémentaire de pollution n’a été diligentée.

Le rapport de l’agence sanitaire couvre la période allant de 2017 à 2019. Depuis, les familles ont identifié six nouveaux cas de cancer chez des enfants à Pont-de-l’Arche et aux alentours. Quand elle a appris en février dernier qu’une nouvelle petite fille du coin était malade, Coralie raconte que « ça [lui] a retourné le ventre ». « C’est là que je me suis dit : il faut qu’on se bouge. Car personne ne fera rien pour nous. » Pour Charlène Bachelet, dont la fille est aujourd’hui en voie de guérison, « l’agence régionale de santé [ARS] n’a pas fait son travail correctement. Ils ne cherchent que ce qu’ils connaissent ». En quête d’explication, les mères de l’association ont elles-mêmes organisé un prélèvement de cheveux de leurs enfants, afin de les faire analyser par un laboratoire de toxicologie. 

Jeudi 9 juin, dans la petite salle des fêtes d’Igoville, elles reçoivent les résultats : du plomb a été mesuré dans le corps de neuf enfants sur les onze testés, à de faibles niveaux.  Mais neuf sur onze signifie que l’occurrence est supérieure à la moyenne. C’est le signe d’une intoxication chronique au plomb. De plus, des terres rares ont été détectées sur dix des onze échantillons.

L’usine Manoir Industries en juin 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart


Pour Matthieu Davoli, directeur du laboratoire ToxSeek, ces résultats n’apportent pas en eux-mêmes de réponses. Ils dessinent des hypothèses. L’une d’entre elles, « corrélée par les résultats [des] analyses et [des] études scientifiques que [son laboratoire] mèn[e] actuellement », est que la présence de terres rares dans le corps pourrait être liée à la présence de champs électromagnétiques dans l’environnement de la personne : antennes-relais, lignes à haute tension, etc. « Ces éléments ne peuvent pas, à ce jour, apporter de réponse ni de lien de causalité avec les cancers des enfants du coin. »

Limité à onze enfants, l’échantillon est très faible et n’a pas de valeur scientifique. Mais pour les familles, c’est une alerte. Elles souhaitent que l’État organise d’autres mesures. « D’où vient ce plomb ? », demande Coralie face aux journalistes et élu·es, lors de la conférence de presse. Charlène enchaîne : « Ce n’est pas possible de décrire ce que c’est d’avoir un enfant malade. Même en rémission, pour chaque examen, c’est l’angoisse des résultats. On est morts de trouille. Pour nous, c’est trop tard. Nos enfants sont déjà malades. Il va falloir combien de cancers pour que ça bouge ? »

 

Un site plusieurs fois montré du doigt

À Pont-de-l’Arche, une antenne-relais va être démontée car le contrat avec son opérateur se termine. Mais une autre fait face au nouveau collège en construction, et se trouve toute proche d’une école primaire. Les parents l’ont découverte quand des arbres ont été abattus pour le chantier de l’établissement scolaire. À Igoville, la maire s’oppose à l’installation d’une nouvelle antenne mais l’installateur, Bouygues, l’attaque en justice.

Sollicitée par Mediapart, l’ARS dit n’avoir pas été destinataire des résultats et ne pas pouvoir s’exprimer à ce stade. Santé publique France dit aussi ne pas pouvoir fournir de commentaire en l’absence d’information détaillée et précise que « l’imprégnation au plomb n’est pas un facteur de risque de cancer, mais peut générer des troubles cognitifs et psychomoteurs ». 

En réponse à nos questions, l’agence ajoute que, concernant le plomb, « les enfants peuvent être exposés à différentes sources d’exposition à leur domicile » : les peintures dans les logements d’avant 1948, certaines vieilles canalisations d’eau, « certains plats (plats à tajine) », ainsi que les « maquillages traditionnels ». Les usines des bords de Seine ne sont à l’évidence pas dans le radar des autorités sanitaires. 

Pourtant, parmi celles qui encerclent les communes où vivent les enfants malades du cancer, un site a été plusieurs fois montré du doigt pour ses rejets hors normes de substances dangereuses : Manoir Industries. Cette usine de sidérurgie est spécialisée dans la fabrication de vannes et de tubes spéciaux pour les secteurs de la défense, du nucléaire et de la pétrochimie. 

La rue dans laquelle vivent Coralie Jarguel et son fils, Marcus, à Igoville en juin 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart


Depuis 2016, elle a fait l’objet de deux arrêtés de mise en demeure, de deux arrêtés de consignation – pour des montants de 112 000 et 240 000 euros – et de deux arrêtés préfectoraux fixant des astreintes financières – respectivement 472 euros et 1 482 euros par jour, concernant ses rejets excessifs dans l’air et dans les eaux.
 
Ce site a notamment été autorisé à rejeter du plomb, à hauteur de 1,7 gramme par heure. Or, dans un document obtenu par Mediapart (voir notre Boîte noire), une évaluation des risques sanitaires réalisée pour le compte de l’industriel, on voit qu’en 2018 Manoir Industries en émettait trois fois plus : 5,4 grammes par heure. Est-ce le métal que l’on retrouve dans l’organisme des enfants d’Igoville et de Pont-de-l’Arche ? 
 

Manoir Industries a aussi été autorisé à émettre toute une série de polluants. Pour le chrome, la valeur limite de rejet a été fixée à 5 grammes par heure par l’État, en 2011. Or, en 2018, le site en rejetait presque dix fois plus, avec 47,4 g/h. Et pour le nickel, un autre métal, la limite fixée par l’État est de 0,73 g/h. Or, en 2018, l’usine en a émis cinquante fois plus, autour de 35 g/h. 


 
D’ailleurs, en 2020, l’agence de contrôle de l’air Atmo Normandie a mesuré de fortes retombées en chrome et en nickel, « métaux traceurs de l’activité de la fonderie d’acier de Manoir Industries », précise la préfecture de l’Eure, en réponse à Mediapart. Des quantités très supérieures à la moyenne régionale ont été mesurées dans la crèche de de Manoir, la commune de l’usine, ainsi que dans une école primaire de Pîtres, autre ville mitoyenne. 

Coralie Jarguel à Igoville (Eure), en juin 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart


Rien ne permet d’établir un lien de causalité entre les rejets de cette usine et les maladies des enfants. Mais pourquoi la présence de plomb dans leur organisme ne pourrait-elle pas justifier de relancer des recherches sur les sources industrielles de pollution sur ce territoire ?

À quel moment les parents sont-ils devenus suspicieux à l’égard de leur environnement ? Pour Coralie, tout est parti d’une rencontre au CHU de Rouen. On frappe à la porte de la chambre de son fils : « Je suis d’Igoville, comme vous ! » C’est Charlène, mère de Letty, alors âgée de 5 ans, atteinte d’un neuroblastome, une tumeur maligne extracérébrale. La policière a repéré trois enfants de Pont-de-l’arche, situé à quelques kilomètres de leur commune, dans le même service d’enfants malades du cancer.

« Je discutais dans un couloir de l’hôpital et j’entends une maman dire : “C’est bizarre, on est trois mamans de Pont-de-l’Arche.” Je dis : “Quatre ! J’habite à Igoville” », se souvient Charlène. Un peu plus tard, une infirmière pousse la porte de la chambre de sa fille : « Il y a une autre petite fille qui habite à Pont-de-l’Arche ! »

 

À partir de là commence une enquête collective, et par la base, de plusieurs années. Les mères de l’Eure entrent en contact avec les parents de Sainte-Pazanne (Loire-Atlantique), où un cluster de cancers pédiatriques est sous surveillance scientifique – là aussi sans résultat. Grâce à l’Association des sinistrés de Lubrizol, elles établissent une relation avec le laboratoire ToxSeek. Le coiffeur de Pont-de-l’Arche leur prête des ciseaux, la présidente de l’association des commerçants leur laisse sa boutique le temps de prélever les cheveux. 

« C’est trop tard pour ma fille, mais pas pour les enfants des autres, dit Charlène. Cette situation n’est pas normale. Les enfants, on ne peut pas dire qu’ils sont malades d’avoir bu ou fumé. Chez nous, on fait attention. On ne boit pas l’eau du robinet, on ne mange pas de fruits et légumes qui viennent de pays où les normes environnementales sont moins bien. » Alors d’où viennent les cancers ?

 

 « La rue des cancers pédiatriques »

« Nous comprenons le combat et la douleur des familles […] [et] nous avons mobilisé depuis le début l’ensemble des connaissances scientifiques issues de la recherche et disponibles à date sur les facteurs de risque ou les causes des cancers pédiatriques », assure Santé publique France. Mais « les connaissances sur les causes des cancers de l’enfant et le potentiel rôle des expositions environnementales dans ce processus restent encore parcellaires ».

Comment avancer vers une élucidation des causes du cluster de l’Eure ? « La question que se posent les parents dans l’Eure est celle que se posent toutes les familles en France traversant la même situation dramatique. Aujourd’hui, nous avons besoin de programmes dynamiques de recherche, et notamment sur les causes de cancer. »

À Igoville, juste derrière la mairie, le long de la voie ferrée. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart


À Igoville, juste derrière la mairie, le long de la voie ferrée, s’étend une rue bordée de pavillons aux murs blancs et toits de briques. Les jardins sont bien tenus, le gazon coupé net, les arbustes verdoyants. Au volant de son van, Jérémie, le père de Letty, roule au pas dans « la rue des cancers pédiatriques », comme la décrit une habitante. « Là, c’est le premier cancer. Il est décédé. » Le mari de Charlène a grandi à Igoville. Quand il était en primaire, plusieurs camarades d’école sont tombés malades du cancer. Tous habitaient dans la même rue. Celle où il vit aujourd’hui avec sa famille. 

Quelques portes plus loin, il poursuit : « Là, c’est le deuxième. Décédé aussi. La maison au bout ? C’est le troisième. Le seul qui a survécu, c’est celui qui habitait là, juste en face de la maison où vit Marcus. Ils ont eu le même cancer. Et là, c’est le cinquième cas. Décédé aussi. » Au début des années 1990, « on avait entre 5 et 8 ans », se souvient-il. « On les voyait partir l’un après l’autre. » Partir se soigner ? « Non, partir. Parce qu’ils étaient morts. » 

 

Au bout de la rue, deux monumentales cuves de la société MSD, fabricant de produits de santé animale, dominent les maisons. Dans la petite ville de 1 740 habitant·es, les cheminées d’usine sont visibles de presque partout. Les sites industriels et les quartiers d’habitation sont imbriqués les uns dans les autres. 

Marcus a aujourd’hui 13 ans. Il est en rémission depuis 2021. Il aime le français, les films, les mangas, le latin, les histoires, et aimerait devenir scénariste. Jeudi 9 juin, il a tenu à assister à la restitution de l’étude de ToxSeek. À la sortie, il répond aux questions de journalistes radio. Ses analyses montrent que du plomb se trouve dans son corps mais, à la différence des autres jeunes testés, pas de métaux lourds. Il se dit « content », comme s’il avait réussi un examen d’école. Il sourit fièrement dans son t-shirt de Jedi.

Sa mère, Coralie, est accompagnante d’élèves en situation de handicap. Elle vit depuis neuf ans à Igoville, dans une petite maison décorée de ses tableaux et ouverte sur un grand jardin : « J’en avais marre d’habiter en centre-ville. Ici, c’est vert, c’est joli. » Quand son fils est tombé malade, elle n’a plus voulu cultiver leur potager.

Jade Lindgaard