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L’académicienne Hélène Carrère d’Encausse est morte

L’historienne spécialiste de la Russie tsariste et soviétique, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, était âgée de 94 ans.

Par Philippe-Jean Catinchi

 

L’académicienne Hélène Carrère d'Encausse, le 21 février 2022.

L’académicienne Hélène Carrère d'Encausse, le 21 février 2022. JOEL SAGET / AFP

 

Historienne de la Russie tsariste et soviétique, troisième femme membre de l’Académie française, où elle fut la première élue au poste de secrétaire perpétuel en 1999, Hélène Carrère d’Encausse est morte à l’âge de 94 ans, a annoncé sa famille samedi 5 août.

Lorsque la petite Hélène naît, à Paris le 6 juillet 1929, la fortune familiale, l’aisance et la prospérité qu’a connues la famille Zourabichvili quelques décennies plus tôt ne sont que des souvenirs, au mieux un horizon de reconquête encore brumeux à l’heure de la pauvreté, lot de ces émigrés qui ont fui la révolution bolchevique.

 

Riche de grands serviteurs de l’empire Romanov, comme d’esprits contestataires et d’éminents savants, la famille, venue de Géorgie par Istanbul, s’installe en France après l’invasion de la toute récente République démocratique de Géorgie par l’armée soviétique à la fin de l’hiver 1921, moins de trois ans après sa naissance sur les ruines de l’empire tsariste. Elle s’agrandit avec la naissance, en 1936, de Nicolas, qui étudiera avec Nadia Boulanger et s’illustrera dans la composition tant pour des formations classiques que pour le cinéma, d’Otar Iosseliani notamment.

Très tôt la petite Hélène apprend à lire, le français d’abord puis le russe, se familiarisant très tôt à ces littératures parallèles. Le père, Georges, philosophe diplômé d’économie politique devenu chauffeur de taxi avant de s’essayer à l’import-export, entraîne la famille à Bordeaux, où sa maîtrise de cinq langues se révèle une compétence précieuse. Mais, travaillant comme interprète pour les Allemands durant l’Occupation, il est enlevé à la Libération et disparaît en octobre 1944, probablement liquidé, comme le suggère son petit-fils, l’écrivain Emmanuel Carrère dans son livre Un roman russe (POL, 2007), évoquant « une tragédie banale ».

Apatride

Revenue avec sa mère à Paris, l’adolescente est hébergée dans les locaux de l’église cathédrale orthodoxe de la rue Daru. Maurice Bardèche, beau-frère de Robert Brasillach, la rencontre en février 1950 et s’attache à celle qui lui paraît partager sa « colère et [sa] révolte ». Dans ses Souvenirs (1993), l’écrivain polémiste s’enflamme même : « Elle avait l’âme d’une jeune héroïne, mais en même temps elle était réaliste, décidée, lucide. » Malgré ce portrait radical, Hélène Zourabichvili suit une scolarité solide au lycée Molière, puis à l’Institut d’études politiques de Paris.

A sa majorité, la jeune femme, née apatride, obtient la nationalité française. Un moment capital à ses yeux, elle qui veut alors prêter serment sur le drapeau et s’effare que le simple fait de ne pas s’opposer à la naturalisation avant le jour de ses 21 ans ait déjà fait d’elle une Française. Elle s’en souviendra quand elle sera appelée en juin 1987 à siéger parmi les « sages » de la commission pour la réforme du code de la nationalité.

D’emblée, Hélène, devenue, par son mariage en juillet 1952 avec Louis Carrère, Hélène Carrère d’Encausse, s’intéresse, de par ses origines, à l’Asie centrale, et notamment aux « émirats ouzbeks, d’Alexandre II à Lénine », sujet de sa thèse de doctorat, dirigée par Maxime Rodinson et qu’elle soutient en Sorbonne en juin 1963. La somme paraît sous le titre Réforme et révolution chez les musulmans de l’empire russe : Bukhara 1867-1924 (Armand Colin, 1966). Pour mener à bien le chantier, Hélène Carrère d’Encausse a voyagé au début des années 1960 dans ces républiques périphériques de l’URSS et chez leurs voisins immédiats, du Kazakhstan à l’Afghanistan en passant par Tachkent, aujourd’hui capitale de l’Ouzbékistan.

Soupçons d’espionnage

Son profil la fait soupçonner d’espionnage, mais son contact avec les populations lui apporte énormément et nourrit son travail comme son analyse de sentiments nationaux peu étudiés jusque-là. En marge d’un travail scrupuleux sur la vie politique d’un demi-siècle de soviétisme – que ponctue la publication d’une somme, L’Union soviétique de Lénine à Staline 1917-1953 (éd. Richelieu, 1972), reprise en deux tomes et en poche en 1979 (Lénine : la révolution et le pouvoirStaline : l’ordre par la terreur, « Champs » Flammarion) et d’un essai d’histoire immédiate qui clarifie un dessein obscur pour beaucoup, La Politique soviétique au Moyen-Orient 1955-1975 (Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976) –, la soviétologue s’impose par son maître ouvrage sur « la révolte des nations en URSS », sous-titre de L’Empire éclaté (Flammarion, 1978), formulation à l’allure de prophétie.

Commercial comme critique (prix Aujourd’hui 1978), le succès est aussi inattendu que fulgurant. Même si la thèse d’une dislocation de l’URSS sous la pression de la montée en puissance démographique des républiques asiatiques musulmanes est en partie invalidée par la rapide contestation politique de la Pologne du syndicat Solidarnosc, la nouveauté du propos et la clarté de l’expression imposent Hélène Carrère d’Encausse sur la scène médiatique. Qu’elle ne quittera plus.

Le rythme soutenu de ses essais y contribue : Le Pouvoir confisqué : gouvernants et gouvernés en URSS (1980), Le Grand Frère : l’Union soviétique et l’Europe soviétisée (1983), Ni guerre ni paix : le nouvel Empire soviétique ou du bon usage de la détente (1986) ou Le Grand Défi : bolcheviks et nations 1917-1930 (1987), tous chez Flammarion, sans oublier, moins connu mais lumineux, une formidable analyse du moment Khrouchtchev, 1956 : la déstalinisation commence,parue chez Complexe (« La mémoire du siècle », 1986) et reprise vingt ans plus tard augmentée sous le titre La Deuxième mort de Staline (Complexe, 2006)

On fera un sort pareillement particulier à l’éclairante synthèse Le Malheur russe : essai sur le meurtre politique (Fayard, 1988) qui embrasse, malgré quelques lacunes dans l’ère médiévale, plus d’un millénaire de pouvoir sanguinaire. Comme l’annonce chez Fayard du cycle de biographies de souverains que la soviétologue reconvertie en spécialiste des siècles tsaristes mène à l’instar de son « parrain » académicien Henri Troyat, de Nicolas II (1996) à Catherine II (2002) et Alexandre II (2008) avant la conclusion d’ensemble sur Les Romanov. Une dynastie sous le règne du sang (2013). Plus récemment, elle s’était vu reprocher une forme d’indulgence à l’égard de Vladimir Poutine et avait reconnu être « en plein brouillard » concernant la guerre en Ukraine.

 

Elue au fauteuil de Jean Mistler

Romancier et biographe d’une fécondité déroutante, Troyat, qui fut le benjamin des membres de l’Académie, rêve d’attirer sous la Coupole la soviétologue et l’encourage à postuler pour être, après Marguerite Yourcenar (1980) et Jacqueline de Romilly (1988), la troisième femme à siéger parmi les Quarante. Au terme d’un scrutin sans difficulté, Hélène Carrère d’Encausse est élue le 13 décembre 1990 au fauteuil laissé vacant par la mort de Jean Mistler, en novembre 1988. Titulaire du 14e fauteuil, qui fut occupé notamment par les frères Pierre et Thomas Corneille, Houdar de La Motte, Victor Hugo, Leconte de Lisle et le maréchal Lyautey, Hélène Carrère d’Encausse est reçue sous la Coupole par Michel Déon le 28 novembre 1991, moins d’un mois avant la mort de l’URSS. Et de fait, sur la poignée de son épée, créée par le sculpteur et orfèvre géorgien Goudji, figure, outre un verset des Béatitudes, « heureux les pacifiques », la date « 1991 », terme de l’aventure communiste en Europe.

 

L’historienne – Clio figure aussi sur l’arme – s’investit très vite au sein de l’auguste assemblée, notamment sur le terrain de la lexicographie, avec le soutien du secrétaire perpétuel, Maurice Druon. Celui-ci lui propose son poste quand il envisage de se retirer et, lorsqu’il démissionne, elle lui succède sans réelle opposition le 21 octobre 1999, 31e titulaire de la fonction et première femme, même si elle précise expressément qu’elle entend en faire respecter le genre masculin. Plus de vingt ans, elle exerce son autorité avec une fermeté et une détermination qui a conduit son ami Erik Orsenna, élu à l’Académie en mai 1998 à son initiative, à la surnommer malicieusement « la mère supérieure ».

La politique

Femme au parcours institutionnel impeccable – après un bref passage à la Sorbonne, elle enseigne dès 1969 à l’IEP de Paris, puis devient directrice d’études à la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), participe au comité directeur de l’Institut d’études slaves et siège un temps à l’East-West Institute for Security Studies à New York – Hélène Carrère d’Encausse intéresse les politiques.

Outre sa participation à la Commission pour la réforme du code de la nationalité, elle soutient la candidature de Raymond Barre à la présidentielle de 1988, préside le Comité national pour le oui à Maastricht lors du référendum de septembre 1992, conseille Jacques Attali, à la tête de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) pour faciliter la transition économique des anciens Etats communistes et, à la demande de Jacques Chirac, s’engage pour les élections européennes de 1994 derrière Dominique Baudis (ce qui la contraint à adhérer au RPR). Elue, elle manifeste à Strasbourg une indépendance et une détermination à gérer les dossiers relevant de sa compétence qui bouscule les usages.

Femme de savoir et d’autorité qui se défie des quotas, refuse les places réservées aux femmes – de fait elle n’encourage pas les candidatures féminines sous la Coupole et s’oppose à la féminisation des titres et fonctions, fière d’être « le » secrétaire perpétuel de l’Académie – Hélène Carrère d’Encausse a incarné le respect des usages d’une culture nationale qu’elle a faite sienne sans jamais renoncer à celle de ses racines. Sans faiblesse aucune.

 

 

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Par Raphaëlle Rérolle Publié le 26 janvier 2023

 

A 93 ans, l’historienne spécialiste de la Russie a longtemps incarné, en France, l’expertise sur ce pays. Au risque de s’égarer aujourd’hui sur l’analyse de la guerre en Ukraine, et de se voir reprocher une forme d’indulgence, ces dernières années, à l’égard de Vladimir Poutine.

Le projet peut surprendre, lorsqu’on se souvient de la bienveillance avec laquelle Hélène Carrère d’Encausse a souvent parlé de Vladimir Poutine : la secrétaire perpétuelle de l’Académie française pourrait bientôt se rendre en Ukraine pour une série de conférences sur la culture française. L’affaire n’est pas encore conclue, mais elle a été évoquée à la fois par l’intéressée et par Etienne de Poncins, ambassadeur de France à Kiev – lequel précise, toutefois, que les choses sont encore « floues ». L’historienne, bon pied bon œil en dépit de ses 93 ans, prévoit aussi de fournir une aide financière de l’Académie française à la ville de Tchernihiv, au nord de Kiev. Une manière, à l’entendre, de « manifester notre respect pour la culture ukrainienne ». Et, pour elle, de soigner un changement de discours vis-à-vis du maître du Kremlin, amorcé depuis le 24 février 2022, jour du début de l’invasion russe en Ukraine.

Lorsqu’elle reçoit dans son bureau du quai de Conti, siège parisien de l’Institut de France, Hélène Carrère d’Encausse est exactement semblable à celle que l’on voit sur les plateaux de télévision. Menue dans son tailleur vert prairie, la mise impeccable, elle vous prie d’emblée d’ôter votre masque : « Je suis vaccinée contre tout ! », annonce-t-elle avec un rire charmant. Il est vrai que, étant à la fois « perpétuelle » et « immortelle », surnom donné aux académiciens, la dame entretient un rapport très personnel avec l’éternité : comme si, en somme, son règne ne devait pas avoir de fin. Après avoir occupé une multitude de postes, dont celui de députée européenne sur la liste UDF-RPR (1994-1999), cette femme de pouvoir peut se flatter d’être une sorte d’institution. On ne compte plus les universitaires qui l’ont eue comme professeure ou dont elle a dirigé la thèse. Au point d’ailleurs que, parmi les personnes sollicitées par Le Monde, amis ou détracteurs, beaucoup préfèrent ne pas s’exprimer à son sujet.

Tout commence lorsqu’elle publie L’Empire éclaté (Flammarion), en 1978. D’origine germano-russe par sa mère et géorgienne par son père (née Zourabichvili à Paris, en 1929, elle est la cousine germaine de l’actuelle présidente de la Géorgie), celle qui exerce alors comme professeure d’histoire à Sciences Po fait sensation. En pleine guerre froide, à une époque où Léonid Brejnev dirige l’URSS, Hélène Carrère d’Encausse n’annonce rien de moins que l’ébranlement prochain du régime. Elle se trompe sur les causes de ces tensions, prédisant que les remous surgiront des républiques d’Asie centrale, mais elle a le mérite de mettre en lumière la question des nationalités. Le livre devient vite un best-seller.

« L’académicienne qui parlait avec Poutine »

En quelques années, Mme Carrère d’Encausse acquiert une stature qui la mènera jusqu’au fauteuil 14 de l’Académie française, en 1991. Huit ans plus tard, elle devient madame « le » secrétaire perpétuel, première femme à ce poste, mais refusant opiniâtrement la féminisation de la fonction, comme celle de la langue en général. C’est le début d’un empire qui durera jusqu’au 24 février 2022. Hélène Carrère d’Encausse est partout : réunions d’experts, tables rondes, conférences, pas une instance officielle ne se tient sans celle qui est devenue « madame Russie » et peut se flatter d’avoir rencontré plusieurs fois le dirigeant russe. Non seulement sa présence est perçue comme un gage de sérieux, mais elle a longtemps été vue comme « l’académicienne qui parlait avec Vladimir Poutine et qui rapportait le récit du Kremlin en France »,observe Marie Mendras, politiste au CNRS et à Sciences Po.

 

Son point de vue rejoint alors celui qui imprègne tout un pan des élites, enclines à ménager le président russe en lui trouvant des excuses : la Russie est un grand pays qu’il ne faut pas bousculer, l’Europe a « raté » la fin de la guerre froide, les Occidentaux ont humilié Poutine. Dans Le Journal du dimanche, en décembre 2014, elle passe ainsi l’annexion de la Crimée par pertes et profits : « Certes, le basculement de la Crimée dans le giron russe n’a pas été légal au regard du droit international, mais je ne parlerais pas pour autant d’“annexion”. Davantage d’une modification des frontières qui n’a pas été réglée par le biais d’un accord international. »

 

Ses marques de confiance à l’égard de Vladimir Poutine sont légion, y compris récemment. En 2020, lors d’un entretienaccordé au géopolitologue Pascal Boniface, elle déclare : « Poutine, qui est tout sauf un imbécile, n’a évidemment pas été empoisonner [l’opposant] Navalny », jurant même que « la Russie n’est pas un système policier : elle a un système policier, comme tout Etat normal ». Convaincue que le chef d’Etat est un stratège, elle l’affirme dans Marianne le 16 février 2022, soit une semaine avant l’entrée des chars russes en Ukraine : « C’est un homme rationnel, conscient des risques, qui sait que l’Ukraine est un très grand pays, trop essentiel à la Russie pour qu’il puisse se lancer dans des actions inconsidérées. » Toujours à quelques jours du début de la guerre, elle assure qu’il aurait, « chevillé dans le cœur », le souci de ne pas rompre avec les Européens (Le Point, 8 février 2022.

« Peu lue par les universitaires »

De telles sorties n’étonnent guère ceux qui reprochent à Hélène Carrère d’Encausse une longue fréquentation des milieux proches du pouvoir russe. Comme beaucoup d’autres, elle a été souvent invitée aux réceptions très courues d’Alexandre Orlov, ambassadeur de la Fédération de Russie à Paris entre 2008 et 2017, mais elle a aussi assisté à des réunions où il n’était pas seulement question de mondanités. Membre de l’Académie des sciences de Russie, elle est intervenue dans le cadre de l’Institut de la démocratie et de la coopération, un cercle de réflexion créé en 2008, financé par des entreprises russes et présidé par une députée nationaliste de la Douma, Natalia Narochnitskaia. « C’était une seule fois, au tout début, et je n’en ai plus jamais rien su », se défend-elle.

 

Enfin, la secrétaire perpétuelle a régulièrement participé au club Valdaï, un forum créé en 2004 à l’initiative du président russe et réunissant, à Moscou, des experts de différents pays. « J’ai cessé de m’y rendre il y a une dizaine d’années, précise-t-elle néanmoins, lorsque ces rencontres ont été reprises en main par Vladimir Poutine et sont devenues plus institutionnelles. Cela ne m’intéressait plus. »

 

Au sein du monde universitaire, ses positions à l’égard de la Russie et de son leader ont fini par susciter des critiques, affirment des confrères. Avant cela, elle a pourtant été « une enseignante remarquable, se souvient Marie Mendras. Son livre Le Pouvoir confisqué [Flammarion, 1980] a marqué notre génération d’étudiants ». L’historien autrichien Andreas Kappeler évoque pour sa part Le Grand Défi (Flammarion, 1987) comme un livre important. Quant au politiste Dominique Colas, professeur émérite à Sciences Po et chercheur au Centre de recherches internationales, il salue sa « neutralité universitaire », soulignant qu’elle a « dirigé des thèses de tous bords ». Mais voici bientôt trente ans qu’elle a quitté Sciences Po, où elle était spécialiste de la Russie tsariste, puis du monde soviétique ; pas de ce qui s’est produit ensuite. Aujourd’hui, « elle est peu lue par les universitaires, remarque le jeune historien Thomas Chopard. Son approche est très éloignée de la façon dont on écrit l’histoire maintenant ».

« Je ne comprends plus rien »

Dans la sphère politique, en revanche, une question se pose : la longévité et l’autorité de cette femme qui a eu l’oreille de nombreux présidents de la République – dont Emmanuel Macron, qui l’a consultée en mai 2018, parmi d’autres spécialistes de la Russie, à la veille du forum économique de Saint-Petersbourg – ont-elles eu un effet négatif sur la prise de conscience des gouvernants ? Ont-elles favorisé une forme d’aveuglement à l’égard de la Russie de Poutine ? Les chefs d’Etat français prennent soin de consulter des experts d’horizons, donc d’avis, variés, mais le prestige de la secrétaire perpétuelle a pu lui donner un poids particulier. Marie Mendras, parmi d’autres, tend à le penser. L’ancien député écologiste, maire de Bègles (Gironde) et député européen Noël Mamère tempère : « Il ne faut pas exagérer son rôle : elle a surtout eu de l’influence dans le périmètre politique qui est le sien » – autrement dit, la droite. Mme Carrère d’Encausse « n’est pas la cause de l’attitude française à l’égard de la Russie, estime la députée européenne Nathalie Loiseau, mais elle l’a confortée en disant ce que les dirigeants avaient envie d’entendre ».

 

Ceux qui ont en mémoire l’autorité dont elle a si longtemps joui peuvent tomber des nues en l’écoutant aujourd’hui parler de ce qui se passe en Russie. Revenons quai de Conti, dans ce bureau où trône un meuble sur lequel les visiteurs ne doivent pas poser leur manteau : c’est dans ce fauteuil de velours rouge que serait mort Henri IV. Toujours courtoise, Hélène Carrère d’Encausse répond aux questions sans aucune raideur. C’est une bonne oratrice, qui évoque avec aisance et clarté cette Russie sur laquelle elle a été si souvent interrogée.

Cette fois pourtant, « tout est fou ». « Je ne comprends plus rien », dit-elle. Trop de questions sans réponse. Comment Poutine, homme du KGB, donc du renseignement, a-t-il pu ne pas mesurer la force du sentiment national ukrainien ? Quelle mouche l’a piqué de croire qu’il pouvait « aller se promener à Kiev, comme au temps du pacte de Varsovie » ? Comment a-t-il pu faire fi du fait que l’armée ukrainienne s’entraînait avec l’aide des Britanniques ? Que savaient les Américains, qui ont alerté l’Ukraine avant le déclenchement du conflit ? Alors, oui, celle qui joua si longtemps le rôle de statue du commandeur l’avoue : elle est « en plein brouillard ». Au point de confesser qu’elle « tourne en rond » depuis un an. « Je suis dépassée. Où ai-je manqué quelque chose ? »

Machine arrière

Ce constat ne l’empêche pas de continuer de répondre aux invitations publiques, infatigable et toujours sur son trente-et-un. Simplement, son argumentaire a changé, du moins en ce qui concerne Poutine. Après avoir dit urbi et orbi qu’il n’était « pas un mangeur d’enfants » mais un gouvernant pétri de culture historique, l’académicienne fait peu à peu machine arrière : « Poutine n’est pas ma tasse de thé », dit-elle désormais. La secrétaire perpétuelle n’a pas de mots assez durs pour qualifier son obstination à mener cette guerre, dont elle n’a d’ailleurs « pas cru qu’elle aurait lieu, jusqu’au 24 février au matin ». Tout en assurant ne l’avoir « jamais pris pour un très grand homme d’Etat », elle reconnaissait à ce dirigeant « une certaine capacité manœuvrière » et le pensait « rationnel ». N’avait-il pas mis de l’ordre dans un pays « en plein chaos », au début des années 2000 ?

 

Parfois, tout de même, des mots lui échappent, quitte à ce qu’elle rétropédale en vitesse. Ainsi, le 25 janvier, au micro de Christophe Barbier sur Radio J, elle parle encore de l’Ukraine comme d’un « prolongement » de la Russie, avant de préciser que « l’Ukraine, ce n’est pas la Russie ». Sur LCI, enfin, elle déclare, fin décembre 2022, ne pas comprendre « pourquoi les Ukrainiens s’obstinent » à Bakhmout, où les combats font rage. « A mon avis, ajoute-t-elle, ils feraient mieux de laisser tomber la ville, sauf s’ils sont en bonne posture. »

Reste à savoir pourquoi Mme Carrère d’Encausse, si elle se sent à ce point dépassée par les événements, continue d’accepter les sollicitations médiatiques. « Ah ! J’essaie de me tenir à distance, répond-elle. Je ne veux pas passer pour la personne qui donne son avis à tout propos, mais je reçois continuellement des demandes, et même des demandes pressantes. Quand j’y réponds, c’est pour rendre service en précisant des points d’histoire. » L’histoire, dit-elle, « éclaire le présent ». Certes, mais l’inverse peut aussi se produire : il arrive que le présent jette une lumière troublante sur le passé.