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Enquête

La start-up Zoï, le butin de santé d’Ismaël Emelien, ex-conseiller de Macron

 

Le communicant a levé fin janvier 20 millions d’euros pour lancer son entreprise de «médecine préventive». Le casting des investisseurs, entre premier cercle macroniste et milliardaires proches du pouvoir, interroge. Tout comme le sérieux scientifique du projet.

 

Ismaël Emelien avril 2019 à Paris. (Stephane Allaman/SIPA)

par Guillaume Gendron

publié le 10 février 2022

 

Le 25 janvier, Ismaël Emelien, l’éminence grise d’Emmanuel Macron jusqu’à son exil forcé par l’affaire Benalla, savoure son retour en lumière. Peut-être pense-t-il un instant à ce vieux rêve de start-up dans l’éducation en ligne qu’il avait songé lancer, en 2014, avec son ami Emmanuel lorsque ce dernier était dans le creux de la vague, en disgrâce passagère à l’Elysée et pas encore ministre de l’Economie, encore moins président ?

Grand sourire, légère barbe, pull à capuche, le revoilà huit ans plus tard en disrupteur à la californienne, posant pour la photo à l’occasion d’un «tour d’amorçage record» à 20 millions d’euros, signant la mise à flot de sa start-up d’e-santé. Baptisée Zoï («vie», en grec), l’entreprise, à la croisée de la clinique privée et de l’application mobile, est censée «révolutionner la médecine préventive», dixit le tweet enthousiaste de Cédric O, secrétaire d’Etat au numérique et intime du conseiller en pleine reconversion. L’euphorie est de courte durée. Le lendemain de l’annonce sort en librairie le best-seller les Fossoyeurs, coup d’envoi du scandale Orpea. Son fondateur, Jean-Claude Marian, n’est autre que le deuxième plus gros investisseur dans la société d’Emelien. On imagine le malaise : comment vendre un produit futuriste pour combattre le vieillissement avec pour garant le pape déchu de «l’or gris», affiché au grand jour en Thénardier richissime des maisons de retraite ?

 

Pour ne pas couler dans la tempête, le trentenaire et ses associés ont choisi une stratégie basique, mais fort efficace : se faire tout petit. Pas un mot. Et surtout pas à Libé, réservant leurs commentaires, selon leur attachée de presse, à «la presse tech et éco», présumée bienveillante. C’est ainsi que la naissance de Zoï est passée quasi inaperçue, malgré ses très puissants et médiatiques parrains, de Stéphane Bancel, le PDG visionnaire de Moderna que la pandémie a fait milliardaire, au magnat boulimique Xavier Niel.

 

Tignasse hippie et perfecto

Au-delà de la présence encombrante de Marian parmi les prestigieux business angels au berceau du bébé d’Emelien, le coup d’éclat entrepreneurial de celui qui chuchotait à l’oreille du Président soulève d’autres questions qui fâchent. A commencer par le casting des investisseurs, où l’on retrouve plusieurs membres de la garde rapprochée de Macron aux côtés de la nomenklatura patronale française, jusqu’à la philosophie même du projet. Certains pontes de la gériatrie y voient les prémices d’une médecine transhumaniste à deux vitesses. D’autres évoquent un coup de bluff magistral, dans la lignée de ces licornes fumeuses, dégonflées façon ballons de baudruche à l’épreuve du réel.

De ce qu’on a compris de sa présentation elliptique sur son site dédié (en anglais uniquement) et des entretiens des fondateurs à la presse spécialisée, Zoï entend fournir à ses abonnés un «mode d’emploi pour son corps»… à 2 000 euros l’abonnement annuel tout de même. L’appli enverra à chaque «membre» des conseils personnalisés sur le principe du nudge«l’incitation douce», concept marketing en vogue en macronie. Pour se démarquer des montres connectées, la start-up évoque une «sauce secrète» (expression type du milieu) où seront passées à la moulinette algorithmique les données biologiques (sang, urine, microbiote, etc.) de chaque utilisateur prélevées dans un réseau de «centres de bien-être» (ouverture du premier lieu d’ici la fin de l’année à Paris) et les datas récoltées au jour le jour. Le tout croisé avec les résultats des dernières études cliniques…

 

Le concept aurait germé dans la tête d’Emelien fin 2020, au contact d’un certain Paul Dupuy, cofondateur de Zoï. Ce serial entrepreneur français de 33 ans, au physique juvénile rappelant le faux prophète Adam Neumannde WeWork dans sa période christique (tignasse hippie, perfecto), a monté une kyrielle de sociétés depuis ses 18 ans – de l’appli de partage de prières (GetPray) à celle pour trouver un camarade de déj’ dans les boîtes du CAC40 (NeverEatAlone), la plupart disparaissant des radars après quelques années d’existence. L’homme est aussi plasticien et propriétaire d’un bar à sushis de luxe à Paris. Un parcours de dilettante ultraconnecté, entre San Francisco, New York, Tokyo et Paris. C’est là, dans la capitale qui l’a vu naître, qu’il se met à suivre «le protocole du docteur Dalle», un généraliste figure de proue de la «médecine anti-âge» en France, spécialisé dans les injections sous-cutanées, les cocktails d’hormones et l’hypnose. «Une épiphanie», raconte Dupuy dans les Echos, qui a bombardé Claude Dalle «conseiller scientifique en chef» de la start-up.

 

Démarchage militant

En juin 2021, les statuts sont déposés. Première curiosité, malgré un business model basé sur un abonnement prohibitif, le duo Emelien-Dupuy a obtenu le statut «d’entreprise à mission», label mis en place par la loi Pacte en 2019 pour distinguer «l’intérêt social ou environnemental» d’une société. Côté Zoï, ça donne assez pompeusement : «Améliorer de façon significative la qualité de vie immédiate et sur le long terme du plus grand nombre, au moyen de services et solutions à caractère holistique.»

Plus étonnant encore, l’identité du financier chargé de la première – et très discrète – souscription, en décembre dernier : Christian Dargnat. Nul autre que le chef d’orchestre de la levée de fonds du candidat Macron en 2017 auprès des grandes fortunes, rôle qu’il a repris cet automne en anticipation de la future campagne du Président (contacté via son avocat, ce dernier n’a pas donné suite). En parallèle de son démarchage militant, Dargnat préside une holding baptisée Zoï Invest et réunit un capital de 2,5 millions d’euros apporté par un réseau de personnalités éclectiques. Et surtout bien placées dans le gratin du capitalisme français.

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En 2016. Christian Dargnat, financier chargé de la première souscription de Zoï, et chargé des levées de fonds de Macron en 2017 et 2022. (Frédéric Reglain)

Parmi la trentaine d’actionnaires, des proches des cofondateurs (comme le père d’Ismaël Emelien, entrepreneur dans le photovoltaïque), une brochette de banquiers d’affaires et même une société offshore basée dans le Delaware, paradis fiscal niché aux Etats-Unis, et dont le propriétaire reste mystérieux, à hauteur d’un demi-million d’euros. Mais aussi le chef multi-étoilé Alain Ducasse (100 000 euros), deux acteurs clés de la bataille Veolia-Suez (Laurent Obadia, conseiller d’Antoine Frérot, et le juriste Xavier Boucobza), le fils de Dominique de Villepin, via sa boîte de Hongkong. Et surtout Ludovic Chaker, tout premier secrétaire général de LREM, qui a suivi Macron à l’Elysée dans un poste brumeux d’éminence sécuritaire, et a donc misé 10 000 euros sur la start-up de l’ex-«conseiller spécial» Emelien. En outre, parmi les plus petits souscripteurs, on trouve aussi Alexandre Carayon, le bras «cyber» de Chaker à En marche puis à l’Elysée, et Emmanuel Miquel, autre pilier historique du fundraising macronien, retourné dans le privé après un passage au Palais. De quoi nourrir les soupçons de mélange des genres, voire de conflits d’intérêts. D’autant qu’au même moment, les «confidentiels» égrenés dans la presse par l’entourage du Président évoquent un retour aux manettes des «mormons», soit ce petit commando dirigé par Emelien lors du raid électoral de 2017.

 

Questionné à ce sujet par Challenges au détour d’un bref article sur Zoï, ce dernier a assuré n’avoir «aucun rôle opérationnel» dans la campagne. Argument entendable ? Surtout qu’Emelien évoque, dans le même article, l’idée que le service qu’il compte vendre soit, «à terme», pris en charge par «une mutuelle ou la Sécurité sociale»… «Franchement, c’est pas bien, tranche un influent communicant, aujourd’hui en retrait de la macronie. Ce n’est peut-être pas illégal, mais ça peut faire mal au chef de l’Etat. C’est de l’inconscience que de lancer ça à trois mois de l’élection ! Dargnat s’est mis dans une position très délicate...» Et Emelien ? «C’est une fable que de dire qu’il n’a aucun rôle officiel : personne n’en a.» Comme en 2017, aucun organigramme n’a été communiqué, la macronie préférant le flou artistique. Reste une certitude, selon les habitués du château : l’amitié d’Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée, et de Macron pour Emelien est intacte. Jusqu’où va cette proximité ? «Ils vous diront que la nuance entre trafic d’influence et intelligence relationnelle est subtile…» répond ce visiteur du soir. Dit plus simplement : cette petite bande d’historiques, à trois mois d’une présidentielle qu’ils jugent imperdable, est décomplexée, menant business et politique de concert. Néanmoins, le malaise est palpable dans le premier cercle de LREM et jusqu’à l’Elysée, où l’évocation du nom d’Emelien clôt toute discussion, comme si l’on parlait d’un puissant fantôme, nos SMS restant sans réponses ou ponctués d’un laconique «ah…» quand on entre dans le vif du sujet.

Le premier tour de table est mené par Stéphane Bancel. Le ticket d’entrée est fixé à 1 million d’euros minimum – le patron de Moderna, lui, aurait mis beaucoup plus. Outre le désormais sulfureux Marian et le très macroniste Niel (qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, à la demande des cofondateurs), il embarque l’armateur Rodolphe Saadé, PDG de CMA CGM, leader mondial du transport maritime, Jean-Marie Messier, l’ex-golden boy de Vivendi à la chaussette trouée reconverti en banquier d’affaires, Jean Moueix, richissime héritier du domaine Petrus, Emmanuel Goldstein, le patron de la branche française de Morgan Stanley… Du très beau monde, qui fait souvent affaire avec l’Etat.

 

«Theranos à la française»

La nouvelle a été néanmoins accueillie avec circonspection dans le petit monde des start-up médicales. «Vingt millions, c’est à la fois beaucoup pour un premier tour et pas grand-chose au regard des boîtes du secteur, explique une pointure du milieu. On verra si ça suit, mais je serais vachement prudent au vu du pitch. Là, on n’est pas dans la biotech en réalité : on est dans le service au patient. La médecine préventive alliée à l’intelligence artificielle, ce sont des trucs à la mode. Ça fait dix ans que les Américains sont dessus, autant dire qu’ils sont en retard…» Avec des moyens sans commune mesure à ceux de Zoï, les fondateurs de Google ont lancé en 2013 Calico, une société dont l’ambition est tout simplement de «tuer la mort». Jeff Bezos, le patron d’Amazon, a investi dans Unity Biology, qui entend «stopper» le vieillissement. «Cela dit, quand Bancel mise sur l’ARN messager, personne n’y croit, la suite lui a donné raison, nuance notre interlocuteur. Peut-être qu’il voit quelque chose qui nous échappe.» En France, la médecine prédictive et connectée est une des marottes de l’ultralibéral essayiste Olivier Babeau, proche des lobbys de l’industrie biotechnologique.

Un professeur parisien spécialiste du grand âge, lui, tire à vue, notamment sur le profil du docteur Dalle (lequel a décliné nos demandes d’entretien) : «Quand on me dit “anti-âge”, j’entends “fric, fric, fric”. Ce sont en réalité des médecins qui font de la cosmétique, du botox, derrière un discours pseudo-scientifique et qui se regroupent dans des sociétés de pata-médecine aux noms ronflants…» Dalle est en effet «directeur scientifique» de l’AMWC (sigle anglais du Congrès mondial de la médecine esthétique et anti-âge), qui rameute chaque année à Monaco la crème des praticiens de cette niche dorée, où les «bilans de prévention» peuvent se facturer plusieurs milliers d’euros. A Paris, le gériatre Christophe de Jaeger s’est déjà taillé la part du lion dans le domaine avec son «Institut de la longévité» depuis une vingtaine d’années, au côté de l’Hôpital américain, dont Emelien et Dupuy disent s’inspirer pour leur «check-up à 360 degrés».

Quid de la fameuse «sauce secrète» du duo, qui dit s’appuyer sur la «deep tech» – la «technologie profonde», en jargon messianique de la Silicon Valley – et a débauché deux références du big data, Cédric Carbone et Fabrice Bonan ? «Il est quasi impossible de faire des prédictions individuelles sur le grand âge à partir d’épidémiologie de masse, prévient le professeur Olivier Saint-Jean, gériatre à l’hôpital Pompidou. Bien sûr, on peut décrire des tendances, repérer des facteurs de risque – que tout le monde connaît d’ailleurs, le manque d’exercice, la mauvaise alimentation, l’hérédité, etc. Mais on reste dans le domaine de la corrélation statistique, pas de la causalité.»Christophe Trivalle, un autre gériatre de l’APHP, s’agace : «Si ça marche, on est face à une vision de la santé extrêmement élitiste et mercantile. Mais on peut aussi se demander si on n’est pas devant le Theranos français…» Une référence à cette licorne californienne, qui prétendait révolutionner les prises de sang, avant que le pot aux roses ne soit dévoilé et sa fondatrice, Elizabeth Holmes, condamnée pour fraude et escroquerie. Dans les hautes sphères de la planète start-up, rares sont ceux qui font de vieux os.