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Sarah Vanuxem : « Repenser le droit à l’âge de l’anthropocène »

Par Nicolas Truong

ENTRETIEN « Les penseurs du vivant » (12/12). Alors que le droit de l’environnement semble véhiculer une conception marchande et utilitaire de la nature, une autre conception juridique permettrait d’établir un véritable droit de la Terre et du vivant, explique la juriste Sarah Vanuxem.

Maîtresse de conférences à la faculté de droit de l’université Côte-d’Azur, Sarah Vanuxem a publié La Propriété de la terre (Wildproject, 2018), Des choses de la nature et de leurs droits (Quae, 2020) et participé à l’ouvrage collectif Relions-nous !, destiné à écrire une « Constitution des liens » (Les liens qui libèrent, 224 pages, 10 euros).

 

Dans quelle mesure la nouvelle anthropologie ou philosophie du vivant a-t-elle provoqué une révolution juridique ?

On peut, en effet, soutenir qu’une révolution est en cours. Pour en rester à une seule loi, celle du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, l’admission de la réparation du préjudice écologique pourrait signifier la reconnaissance de droits fondamentaux à la nature, en particulier celui d’être soignée après qu’elle a été significativement endommagée.

Similairement, la création du principe de solidarité écologique signalerait le passage d’une vision anthropocentriste à une vision écocentriste des droits, qui reposerait sur l’articulation des rapports entre les êtres vivants, humains et autres qu’humains, et leurs lieux de vie, naturels comme artificiels. Quant au principe de non-régression, il contraindrait à opérer cette transition écologique, et obligerait le pouvoir réglementaire à ne plus ignorer l’impact écologique des activités humaines.

Pour autant, je ne crois pas que la nouvelle anthropologie ou philosophie du vivant soit à l’origine de cette possible révolution : il me semble que ce sont plutôt les ornithologues, d’abord, puis les écologues, les climatologues et, de manière plus générale, les scientifiques qui, alertant la communauté internationale sur les dangers liés à l’érosion de la biodiversité et au changement climatique, ont conduit à l’adoption de conventions internationales, essentiellement à partir de 1972, puis à l’intégration des grands principes de prévention, de précaution ou encore du « pollueur-payeur » dans nos droits de l’Union européenne et interne.

 

Certaines propositions scientifiques ont été reprises et transformées par les économistes avant d’être juridiquement traduites. Est-ce une réussite ?

La notion de services écologiques vient légitimer la rétribution, par exemple, de forestiers œuvrant à une meilleure séquestration du dioxyde de carbone par les bois. De même, le mécanisme de la compensation écologique, par lequel le constructeur d’une route peut se trouver obligé de planter des arbres à proximité de ceux qu’il aura arrachés, est inspiré de la « mitigation banking » (« banque de compensation ») états-unienne, et repose sur des mécanismes bancaires.


Par exemple encore, le système des quotas d’émission de gaz à effet de serre dérive du principe « pollueur-payeur », lui-même issu des travaux de l’économiste Arthur Cecil Pigou (1877-1959), et se trouve souvent critiqué comme offrant un droit de polluer à celui qui aura les moyens de payer pour les atteintes portées à la nature.

De ce point de vue, le droit de l’environnement apparaît véhiculer une conception marchande et utilitaire de la nature, et n’opère nulle révolution conceptuelle. C’est ici que les travaux contemporains en anthropologie, en philosophie, mais aussi en histoire de l’environnement et, plus généralement, en sciences humaines, me semblent précieux. A la lumière de ces écrits, il est possible de proposer de nouvelles interprétations des textes en vigueur et de repenser des dispositifs aussi discutables que les sites naturels de compensation auprès desquels les agents destructeurs de l’environnement peuvent acheter des unités de biodiversité.


Peut-on parler d’un droit de la nature ?

De la Bolivie à l’Equateur, en passant par l’Inde, le Canada, les Etats-Unis ou la Nouvelle-Calédonie, la reconnaissance de droits à la nature, ou à ses éléments, passe par l’octroi de la qualité de sujet de droit. Tout en regardant ces nouvelles constitutions, lois ou jurisprudences comme une indéniable avancée en ce qu’ils permettent aux humains de porter la plainte d’un fleuve, d’une forêt ou d’une montagne devant les tribunaux, je me demande si nous ne pourrions pas aller plus loin encore dans ce que la juriste Marie-Angèle Hermitte appelle l’animisme juridique, et sortir pleinement en droit de la conception occidentale moderne.

Les travaux du « Parlement des liens », au Centre Pompidou, en juin, se sont ouverts sur ce proverbe attribué à Einstein : « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré. » Or, la proposition de reconnaître des entités naturelles comme sujets de droit peut apparaître comme une manière de résoudre les problèmes écologiques avec une technique qui a participé à leur apparition.

En confortant la croyance en une « toute-puissance humaine », le processus de personnification de la nature et de ses éléments pourrait fournir une simple illustration de « l’arroseur arrosé ». La solution serait finalement assez paresseuse car elle reviendrait à renoncer à penser l’altérité des humains et des autres êtres que les humains. Il reste que, derrière la personnification, par exemple, du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande (doté d’une personnalité juridique par le Parlement en 2017), il y a bien plus que la possibilité accordée à des éléments de la nature de bénéficier d’un porte-parole humain : ce sont d’autres manières de vivre la condition humaine et notamment à plusieurs – dans des collectifs rassemblant des humains comme des non-humains – qui obtiennent droit de cité.

 

C’est dans cette perspective que vous avez cherché à trouver d’autres solutions que la personnalité juridique pour reconnaître des droits aux choses de la nature, notamment en puisant aux sources médiévales du droit.

Et c’est là que les historiens viennent confirmer ce qu’enseigne « la nouvelle anthropologie ou philosophie du vivant » : non seulement il existe d’autres manières juridiques de penser, mais nous avons déjà raisonné autrement, et jusqu’à récemment. De ce point de vue, la théorie dite de Moïse de Ravenne me paraît exemplaire. Elle conduit à regarder, par exemple, une église ou une cité comme étant propriétaire de meubles ou immeubles. Dans cette vision, ce ne sont pas les moines ni les citoyens qui sont considérés comme les propriétaires de ces biens ou droits, mais les lieux eux-mêmes, des églises, des cités et – pourquoi pas, à présent ? – des milieux naturels ou des écosystèmes.

Cette théorie a notamment été employée aux XVIe et XVIIe siècles, par des communautés rurales désirant recouvrir leurs communaux : alors que ceux-ci avaient été usurpés durant la vacance des lieux provoquée par quelque guerre ou épidémie, les paysans affirmèrent que ces droits appartenaient aux maisons dont ils étaient demeurés propriétaires. Exposée au XIIe siècle par l’archevêque de Ravenne, la solution n’est pas seulement médiévale : elle aurait été employée en droit romain, et encore bien avant.

 

Vous travaillez aujourd’hui sur le droit de déambuler. Est-il menacé ?

Il est, à tout le moins, limité : en Norvège, en Suède et en Finlande, mais aussi en Angleterre et en Ecosse, existe un « right to roam » ou droit d’accès à la nature. Nous n’avons pas d’équivalent en France, où la liberté de passer sur les terres d’autrui est généralement suspendue au bon vouloir du propriétaire et consiste en une simple tolérance – quoiqu’il existe de nombreux droits de passage, à commencer par le fameux chemin des douaniers.

Mais au-delà de l’état du droit en vigueur, qu’il faudrait dresser, ce que je vois d’intéressant dans le droit de déambuler est la possibilité de repenser le droit à l’âge de l’anthropocène. En effet, le droit est généralement pensé comme une occupation ou « prise de terre », c’est-à-dire comme allant de pair avec une vie sédentaire, qui ne serait précisément pas celle de la fugue ou de l’errance. Or, le nomadisme peut être regardé comme une manière économe de vivre sur terre, précieuse pour qui partage le souci écologique. Se déplacer n’est d’ailleurs pas le propre de l’homme : les animaux, les végétaux, mais aussi, par exemple, les eaux doivent pouvoir circuler.

De sorte que s’intéresser au droit d’arpenter la Terre conduit à réfléchir à l’échelle d’un droit des entités terrestres. Enfin, les droits de passage sont souvent des droits d’usage collectif, soit des biens communs qu’il conviendrait, sans doute, de sauvegarder, voire de reconquérir.

En août, des festivals pour « penser le vivant »

Le tournant écopolitique de la pensée contemporaine s’est forgé au sein d’enquêtes de terrain, de livres et de travaux de recherche qui dépassent l’ancien dualisme entre la nature et la culture. Mais la philosophie « terrestre » et la nouvelle pensée du vivant se sont également aiguisées dans des festivals et rendez-vous des idées.

Engagée du côté de la pensée de l’écologie, la deuxième édition du festival Agir pour le vivant, coorganisé par les éditions Actes Sud, qui se tiendra à Arles du 22 au 29 août, présente une semaine de rencontres et de débats, de projections et performances, destinés à « repenser la manière avec laquelle l’ensemble du vivant se côtoie et notre façon d’habiter le monde aujourd’hui ».