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*Nonna Mayer : « Les stéréotypes antisémites gardent un certain impact dans une petite partie de la gauche »*

https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/11/10/nonna-mayer-les-stereotypes-antisemites-gardent-un-certain-impact-dans-une-petite-partie-de-la-gauche_6199286_823448.html

 

La chercheuse en science politique analyse, dans un entretien au « Monde », l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme par le RN, les positions provocatrices de Jean-Luc Mélenchon et l’évolution des votes des Français de confession juive.

Propos recueillis par Julie Carriat et Mariama Darame


Chercheuse en science politique au Centre d’études européennes de Sciences Po et directrice de recherche émérite au CNRS, Nonna Mayer est spécialiste de sociologie électorale et des phénomènes racistes et antisémites en France et en Europe. Elle est l’autrice de _Ces Français qui votent Le Pen_ (Flammarion, 2002) et membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) depuis 2015.

 

 

 

 

 


Vous dressez chaque année un état des lieux du racisme et de l’antisémitisme en France au sein de la CNCDH. Comment analysez-vous la période actuelle ?

 

 

Depuis 1990, ce sondage nous montre que la tolérance envers toutes les minorités augmente, même si une hiérarchie perdure entre elles, allant des Roms, groupe le plus rejeté, jusqu’aux Noirs et aux juifs, groupes les mieux acceptés. Dans les entretiens, les juifs sont très souvent cités en modèle. Par ailleurs, le conflit israélo-palestinien ne structure pas du tout les opinions à l’égard des juifs. En novembre 2022, 79 % des personnes interrogées refusent de répondre ou rejettent dos à dos les Palestiniens et les Israéliens quant à la responsabilité du conflit, qui est par ailleurs perçu comme lointain et interminable.

En revanche, il y a deux nuances à apporter : de vieux stéréotypes antisémites associant les juifs au pouvoir et à l’argent résistent. Chaque fois que le contexte s’y prête, dès qu’émergent le sentiment d’un deux poids, deux mesures, l’idée que les juifs sont privilégiés, ces stéréotypes remontent. Ce fut le cas en 1999 et 2000 au moment de la mise en place de la réparation pour les spoliations subies par les juifs pendant la seconde guerre mondiale, ou en 2014 lors de l’interdiction des spectacles de Dieudonné d’une part et de manifestations propalestiniennes d’autre part.

 

 

 


Et on assiste à une recrudescence des actes antisémites…

 

 

 

En effet, à côté des opinions, il y a les actes. Eux suivent très clairement les péripéties du conflit israélo-palestinien. Ceux de l’antisémitisme ordinaire : des tags, des graffitis, des insultes, des provocations… Ils pourrissent la vie des juifs de France et font que beaucoup ont peur, plus peur que toutes les autres minorités juives en Europe. A chaque fois qu’on médiatise de tels actes survient un effet d’imitation. En 1990, on a eu une explosion d’actes antisémites après la profanation du cimetière juif de Carpentras [Vaucluse]. Dans la mécanique de l’acte antisémite, on a en premier l’émotion, et en deuxième l’imitation.

Après une décrue des actes dans les années 1990, dès 2000, il y a une remontée spectaculaire – frôlant parfois la barre des 1 000 actes par an – à chaque fois qu’il y a une opération israélienne dans les territoires palestiniens. Enfin, il y a le passage à l’acte au nom de l’idéologie djihadiste, indépendamment du conflit : les attaques terroristes de Mohammed Merah, en 2012, celle de l’Hyper Cacher, en 2015, de loin les plus meurtrières.

 

 

 

Gérald Darmanin a fait état de plus de 1 159 actes antisémites en France depuis le 7 octobre. Est-ce inédit ?

 

 

Il n’y a jamais eu autant d’actes antisémites dans un temps aussi court ces dernières décennies. Il y a d’abord la résurgence du vieil antisémitisme d’extrême droite, qu’on observe depuis 2018 environ. Il s’est illustré récemment par la prolifération des croix gammées, des insignes nazis, ou encore le chant nazi de ces jeunes dans le métro à Paris. Lors des manifestations des « gilets jaunes », dans l’effervescence de ces cortèges se sont glissés des tracts, des slogans antisémites et antisionistes. Puis, avec le Covid-19, les manifestations anti-passe sanitaire ont vu ressurgir des slogans des années 1930, comme les pancartes « Qui ? Mais qui ? », pointant des personnalités juives.

 


A cette résurgence de l’antisémitisme d’extrême droite s’ajoutent des agressions verbales ou physiques au nom de la défense de la cause palestinienne. L’antisionisme est un bien grand mot. Dans les sondages, quand vous interrogez sur ce terme, 43 % des sondés ne savent le définir. Mais la critique de la politique israélienne, oui, sous le coup de l’émotion, peut donner lieu à des dérapages antisémites.

 


Dans les manifestations propalestiniennes aussi, certains tracts et mots d’ordre peuvent virer de la critique légitime d’Israël et du sionisme à l’antisémitisme, par exemple des slogans du type « Palestine libre du Jourdain à la Méditerranée », qui remettent en cause l’existence même d’un Etat pour les juifs. Et à partir du moment où l’on s’en prend aux juifs de France comme s’ils étaient responsables de ce qui se passe en Israël, on est dans l’antisémitisme. C’est d’ailleurs le même mécanisme après les attentats terroristes commis au nom du djihad : on observe une montée symétrique des actes antimusulmans, comme si ces derniers étaient responsables de ces attaques terroristes.

 

 



 

Comment se répartissent les votes des Français de confession juive ?

 

 

Leurs votes sont loin d’êtres uniformes, mais ils ont globalement évolué. François Mitterrand hier avait leur soutien majoritaire, mais progressivement les liens avec la gauche se sont distendus. Les juifs se sont tournés vers la droite, vers Madelin, Chirac, Sarkozy… Depuis, par peur des musulmans, après les attentats djihadistes aux Etats-Unis puis en France, certains se sont même tournés vers l’extrême droite. En 2007, Jean-Marie Le Pen ne recueillait que 4,4 % des suffrages des électeurs de confession juive. Marine Le Pen, en 2012, a triplé son score. Car elle a adopté une stratégie différente, dite « de dédiabolisation ». Elle s’est opposée frontalement à son père sur l’antisémitisme.

 

 

Son ennemi principal, c’est le fondamentalisme islamique, et, au-delà, les immigrés, en particulier musulmans. A la dernière présidentielle, le soutien d’une partie de l’électorat juif à Eric Zemmour, malgré ses outrances, obéit à la même logique, celle de la peur, de ne plus se sentir en sécurité en France. Dans les bureaux du quartier de Sarcelles baptisé « la petite Jérusalem », dans le Val-d’Oise, Zemmour a fait 35 % soit cinq fois son score national.

 

Dans quelle mesure le Rassemblement national (RN) instrumentalise-t-il la lutte contre l’antisémitisme au mépris de son passé ? Jordan Bardella assurait récemment que Jean-Marie Le Pen n’était pas antisémite…

 

 

 

Les propos de Jordan Bardella sont une forme de négationnisme, l’antisémitisme de Jean-Marie Le Pen est clairement et régulièrement affiché. Quant au Front national, il a été créé pour rassembler toutes les composantes de l’extrême droite française et, parmi elles, il y avait nombre d’individus (François Duprat, Victor Barthélemy) sur une ligne ouvertement antisémite.

Marine Le Pen a certes rompu avec son père précisément sur ce thème de l’antisémitisme, mais, au sein de son parti, tous ne sont pas sur sa ligne. Toutes nos enquêtes montrent que les sympathisants et les électeurs du RN restent plus antisémites que ceux de tous les autres partis. Ce parti a une vieille tradition d’antisémitisme, même si son ennemi principal est l’immigré, l’étranger, le musulman.

 

Si Marine Le Pen instrumentalise la lutte contre l’antisémitisme, c’est d’abord par rapport au reste de l’opinion, afin d’essayer de gagner des voix en prenant comme contrepoint Jean-Luc Mélenchon. A l’Assemblée nationale, les députés RN se présentent comme de bons élèves qui ne chahutent pas, face aux « insoumis » qui perturbent le fonctionnement démocratique de l’Assemblée. Et la question de la lutte contre l’antisémitisme permet à Marine Le Pen de positionner, une fois encore, son parti du bon côté. Le tabou de la Shoah reste très puissant en France, elle le sait. Défendre les juifs joue en faveur de sa stratégie de dédiabolisation. Quelle meilleure preuve de sa normalisation que d’arriver à séduire une partie de l’électorat juif ?


En parallèle, La France insoumise (LFI) se retrouve isolée sur la question d’Israël… Jean-Luc Mélenchon est-il complaisant avec l’antisémitisme ?

Le positionnement de Jean-Luc Mélenchon est ambigu, c’est le moins qu’on puisse dire, quand il refuse de qualifier le Hamas de terroriste, quand il accuse la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, de « camper » à Tel-Aviv et « d’encourager le massacre à Gaza ». C’est une vision unilatérale, biaisée des choses.

On peut être de gauche et avoir une sympathie instinctive, tripale pour les Palestiniens, mais beaucoup d’Israéliens l’ont aussi, qui se mobilisent avec des Palestiniens pour se battre ensemble pour la paix. Le problème n’est pas de savoir si Jean-Luc Mélenchon est antisémite. Je ne pense pas qu’il le soit, mais ses argumentaires politiques sont manichéens et traduisent un manque total de compassion et d’empathie pour les victimes israéliennes du 7 octobre.

 

 

Pourquoi, selon vous ?

 

 

La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme [Licra] parle d’antisémitisme électoral, je n’irais pas jusque-là mais je pense qu’il a, a minima, une cécité volontaire, visant à élargir son audience à gauche et dans un électorat issu de l’immigration. Il est en train d’obtenir le résultat exactement inverse, il a été désavoué par les socialistes, les communistes et les écologistes, et divise son propre mouvement.

Il ne fait rien pour dissiper ses ambiguïtés…

C’est un provocateur, on ne le changera pas. Mais il est intéressant de voir ce que pensent ses sympathisants. L’enquête annuelle de la CNCDH permet d’évaluer le niveau d’antisémitisme par positionnement politique. On voit que, globalement, la gauche est moins antisémite que la droite, et que c’est l’extrême droite qui bat tous les records. Mais ces préjugés remontent légèrement à l’extrême gauche.

Les sympathisants de La France insoumise en particulier ont un niveau d’antisémitisme nettement inférieur à celui des sympathisants du RN, mais plus élevé que la moyenne. Ce n’est pas le cas dans l’électorat de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle toutefois, qui était très divers… Autrement dit, ces stéréotypes antisémites associant les juifs au pouvoir et à l’influence gardent un certain impact dans une petite partie de la gauche. C’est à surveiller. Et l’attitude ambiguë de Jean-Luc Mélenchon ne va pas favoriser les choses.

 

 

 

Est-il possible de créer de l’unité nationale dans ce contexte ?

 

 

 

C’est important de se mobiliser contre l’antisémitisme, justement parce qu’il y a eu cette flambée spectaculaire, sans précédent, d’actes antisémites. Il faut agir. Le gouvernement a réagi tout de suite en protégeant les lieux de culte, les synagogues, les écoles. Mais un réflexe de solidarité me semblerait bienvenu, une solidarité qui aille au-delà des juifs, au nom de l’universel. Il faut se battre contre l’antisémitisme. Et, au-delà, contre tous les racismes, arriver à se mobiliser ensemble pour la paix. Si je suis à Paris dimanche 12 novembre, j’irai à la marche contre l’antisémitisme, sans hésitation.

 

 

 

Même s’il y a des députés du RN dans le cortège ?

 

C’est la question. Mais je pense qu’il faut passer outre. On peut faire un cordon sanitaire isolant les députés RN. Il ne faut pas que leur présence devienne un prétexte commode pour ne pas aller manifester.