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La « GUD connexion » toujours présente dans les coulisses de la campagne de Marine Le Pen

Par Maxime Vaudano, Jérémie Baruch, Vincent Nouvet et Pierre Januel

ENQUÊTE Tenus officiellement à l’écart, Frédéric Chatillon et Axel Loustau, ex-membres du syndicat étudiant d’extrême droite connu pour sa violence, ainsi que Nicolas Crochet jouent toujours un rôle auprès de la candidate du RN.

 

Ils sont les fantômes d’un passé que Marine Le Pen voudrait faire oublier, les symboles d’une radicalité idéologique et d’un affairisme qui cadrent mal avec sa « dédiabolisation ». Frédéric Chatillon, Axel Loustau et Nicolas Crochet : l’imprimeur, le grand argentier et le comptable. Trois vieux amis de « la présidente », au cœur des scandales politico-financiers qui ont valu au Rassemblement national (RN) quatre enquêtes judiciaires, dont la première a abouti à une condamnation en 2019. Tenus à l’écart des projecteurs, ces trois hommes jouent toujours un rôle dans les coulisses du RN, y compris pour l’actuelle campagne présidentielle de Marine Le Pen.

 

Officiellement sur la touche

Sur le papier, leur époque est révolue. Frédéric Chatillon, ancien patron du Groupe union défense (GUD), un syndicat étudiant d’extrême droite connu pour son radicalisme et sa violence, a été condamné en 2019 à trente mois de prison et 250 000 euros d’amende pour escroquerie dans le procès du financement de la campagne du Front national pour les législatives de 2012. Sa peine étant suspendue par l’appel, l’ami de fac de Marine Le Pen poursuit librement ses affaires en Italie, où il s’est expatrié depuis plusieurs années, et attend un second procès pour des soupçons de malversations similaires à l’occasion des élections municipales, européennes et départementales de 2014 et 2015.

Sa société Riwal, qui proposait des « kits de campagne » (tracts, affiches, sites Web, etc.) surfacturés aux candidats du FN (mais remboursés par l’Etat au titre du financement public), ne travaille plus pour les campagnes frontistes depuis plusieurs années.

 

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Axel Loustau a également disparu des radars. Contrairement à 2017, Marine Le Pen n’a pas nommé cet intime, lui aussi ancien « gudard », comme responsable financier de sa nouvelle campagne présidentielle. Non reconduit aux régionales de 2021, l’ancien élu RN d’Ile-de-France se consacre désormais exclusivement à ses affaires dans le monde de la sécurité. Il a pourtant été le seul mis en cause à bénéficier d’une relaxe lors du procès Riwal, en 2019. Mais il est toujours sous la menace de la justice pour le rôle prêté à sa société Les Presses de France dans l’enquête sur le financement des élections régionales de 2015.

Par ailleurs, les révélations successives de la presse sur son compte font tache dans un RN dédiabolisé : il a menacé des journalistes du Monde en 2010, a été interpellé lors de débordements en marge des manifestations antimariage pour tous en 2013, et une photographie le montrant en train de faire un salut fasciste dans un événement privé a été publiée par « Spécial Investigation », une émission de Canal+, et Mediapart en 2014.

 

L’expert-comptable Nicolas Crochet est, quant à lui, bien en peine de continuer à assurer la comptabilité des campagnes du RN comme par le passé. Il a été condamné en 2019 à deux ans de prison avec sursis et 40 000 euros d’amende pour complicité d’escroquerie et complicité de blanchiment d’abus de biens sociaux dans l’affaire des « kits de campagne » des législatives de 2012, ainsi qu’à une interdiction d’exercer sa profession durant trois ans. Il est également mis en examen dans l’autre dossier majeur qui menace le RN : l’affaire des assistants parlementaires européens.

 

Prête-noms et cascades de sociétés

Pourtant, usant de stratégies complexes de dissimulation – des cascades de sociétés qui changent sans cesse de noms et d’adresses, des gérants aux allures de prête-noms… –, ces trois hommes continuent de tirer profit de prestations réalisées pour le Rassemblement national.

Frédéric Chatillon et Axel Loustau détiennent ainsi à deux 45 % d’e-Politic. Cette agence de communication, ouverte en mai 2014, quelques mois après le début de l’enquête judiciaire sur les « kits de campagne », a pris le relais de Riwal comme prestataire favori des campagnes du RN, et joue aujourd’hui un rôle central dans la campagne numérique de Marine Le Pen. La présence des deux anciens « gudards » reste toutefois discrète : leur nom n’est affiché nulle part sur le site de l’agence, et leurs parts sont détenues par l’intermédiaire de holdings (Groupe Erer et Financière Wagram) dont la présidence a été confiée à des proches (Claude « Antoine » Perrault et Nicolas Chazot). M. Chatillon affirme d’ailleurs au Monde qu’il « ne joue aucun rôle dans cette société », tandis qu’Axel Loustau n’a pu être joint par son avocat.

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E-Politic ne publiant pas ses comptes, comme l’impose pourtant la loi, il est impossible de savoir combien cet investissement rapporte à MM. Chatillon et Loustau. En compilant des documents publics, Le Monde a toutefois pu établir qu’e-Politic avait réalisé au moins 1,8 million d’euros de chiffre d’affaires grâce au RN depuis 2015. Une somme conséquente pour un parti accablé par les dettes, contraint en 2021 de licencier certains salariés et de réduire la taille de son QG. Mais cet argent est en réalité payé par le contribuable, parce qu’il s’inscrit dans les dépenses remboursées par l’Etat lors des campagnes électorales, ou dans l’enveloppe de frais octroyée aux élus RN par le Parlement européen.

 

C’est ainsi qu’e-Politic a, par exemple, facturé 400 323 euros à la liste de Jordan Bardella pour des prestations lors de la campagne des européennes 2019, selon les comptes de campagne consultés par Le Monde. Les six salariés mobilisés par l’agence ont géré la communication numérique, la captation de discours ou des campagnes d’e-mailing. Plus étonnant, ils ont même rédigé dix discours prononcés par M. Bardella lors de réunions publiques.

L’année suivante, e-Politic a facturé plus de 486 000 euros à Identité et démocratie, le groupe parlementaire européen du RN, pour des prestations de « community management », de « postproduction vidéo »ou l’édition de newsletters. En 2021, l’agence a créé les sites de campagne de plusieurs candidats aux régionales, dont Jordan Bardella (Ile-de-France) et Edwige Diaz (Nouvelle-Aquitaine).

 

Des sous-traitants liés à Frédéric Chatillon

On retrouve aussi le nom de Frédéric Chatillon au capital de deux sous-traitants de e-Politic, qui bénéficient indirectement des missions confiées par le Rassemblement national. La société de production audiovisuelle Stream on Fire a ainsi réalisé plus de 69 000 euros de chiffre d’affaires pendant la campagne des élections européennes de 2019, en assurant la retransmission par satellite de quatorze meetings de Marine Le Pen et de Jordan Bardella. Stream on Fire a en outre reçu 60 000 euros du Parlement européen pour des prestations vidéo réglées grâce à l’enveloppe d’Europe des nations et des libertés, l’ancien groupe parlementaire européen du RN. Frédéric Chatillon détenait 35 % des parts de Stream on Fire jusqu’à sa liquidation, en 2020.

 

Pour sa logistique, e-Politic s’appuie sur une agence de voyages un peu particulière, Dreamwell, qui s’était fait connaître en organisant en 2014 un déplacement à Lyon du polémiste d’extrême droite Alain Soral, comme l’avait révélé le site Streetpress. Pendant les élections européennes de 2019, Dreamwell a facturé près de 10 000 euros à e-Politic pour les déplacements et les chambres d’hôtel de ses salariés qui suivaient la campagne de Jordan Bardella sur le terrain. Or, Dreamwell est une filiale à 70 % de Riwal, et appartient donc majoritairement à Frédéric Chatillon. L’agence de voyages est, en outre, installée au 27, rue des Vignes, dans le 16e arrondissement de Paris – l’épicentre des sociétés de la « galaxie GUD ».

L’enveloppe financière octroyée par l’Union européenne au RN grâce à ses élus a aussi bénéficié à la compagne de Frédéric Chatillon. En 2020, alors qu’elle résidait à Rome, Sighild Blanc a reçu plus de 100 000 euros du groupe parlementaire Identité et démocratie pour des prestations d’impression réalisées par sa société française Unanime. Interrogée sur la nature de ces prestations, elle n’a pas donné suite. Quelques mois plus tôt, elle avait été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris à un an de prison avec sursis, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’interdiction de gestion pour sa participation à l’affaire des « kits de campagne » des législatives de 2012 – Unanime était l’un des sous-traitants de Riwal.

 

Un étrange cabinet comptable dans le Nord

Au Parlement européen, le RN continue par ailleurs de s’appuyer sur Nicolas Crochet malgré sa condamnation. L’expert-comptable est toujours le « tiers payant » des eurodéputés frontistes : à ce titre, il est notamment chargé de gérer les contrats de travail et le paiement du salaire de leurs assistants parlementaires. Et ce, malgré les manquements multiples constatés lors d’une enquête du Parlement européen (cotisations sociales non acquittées, déclarations préalables à l’embauche en retard, présentation de justificatifs falsifiés, etc.) – qu’il a contestés devant les enquêteurs européens, et qui sont désormais examinés par la justice française.

 

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Nicolas Crochet apparaît également dans un étrange montage découvert par Le Monde dans les comptes de campagne du RN. Pour le suivi comptable des européennes de 2019, le parti n’a pas fait directement appel à lui, contrairement à son habitude, mais à CDC Expertise & Audit, qui a reçu 120 000 euros pour cette mission.

Ce petit cabinet totalement inconnu avait été créé deux ans plus tôt par Guy Loyez, un expert-comptable qui dispose par ailleurs d’un important cabinet comptable à Marcq-en-Barœul (Nord), près de Lille. Or, CDC a été vendu début 2021 par Guy Loyez à Nicolas Crochet, qui l’a déplacé en région parisienne. Ce cabinet a-t-il pu servir d’écran discret à Nicolas Crochet pour gérer la comptabilité du RN en tant que salarié, sans apparaître dans la société ? Sollicités, ni M. Crochet ni M. Loyez n’ont donné suite. L’équipe de campagne de Marine Le Pen n’a pas souhaité s’expliquer sur le recours à CDC, ni préciser si le cabinet allait assurer l’expertise comptable de l’actuelle campagne présidentielle. Elle n’a pas non plus donné suite aux questions sur MM. Loustau et Chatillon.

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L’entourage de la candidate confirme, en revanche, avoir conclu un contrat avec e-Politic pour l’assister dans sa troisième course présidentielle, en s’occupant de ses tweets, de son site Internet, de newsletters et de montages vidéo. Le montant du contrat, non public, « respecte le réalisme des coûts préconisé par la Commission nationale des comptes de campagne », assure une source dans l’équipe de campagne. Une manière de mettre à distance le spectre des surfacturations, qui ont valu tant d’ennuis judiciaires au RN.