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Henri Tachan, chanteur à la poésie violente, est mort

Lancé par Jacques Brel en 1965, il avait accompagné la parole contestataire de l’après-68. Il est mort dimanche 16 juillet à Avignon à l’âge de 83 ans.

Par Bruno Lesprit

Publié le 17 juillet 2023

Le chanteur Henri Tachan reçoit le prix In Honorem pour l’ensemble de sa carrière, à l’occasion du début de l’intégrale de ses chansons (Naïve) et d’« En concert 2000 » (Naïve), le 15 novembre 2002 à Paris, lors du 55ᵉ palmarès de l’académie Charles-Cros.

Le chanteur Henri Tachan reçoit le prix In Honorem pour l’ensemble de sa carrière, à l’occasion du début de l’intégrale de ses chansons (Naïve) et d’« En concert 2000 » (Naïve), le 15 novembre 2002 à Paris, lors du 55ᵉ palmarès de l’académie Charles-Cros. JEAN-PIERRE MULLER / AFP

 

Survenue dimanche 16 juillet, le même jour que celle de Jane Birkin, sa disparition est passée inaperçue. Henri Tachan est mort à l’âge de 83 ans, à Avignon (Vaucluse), où, en dépit de son caractère tempétueux, il coulait une retraite paisible puisque son ultime album, De la pluie et du beau temps, remonte à 2007.

Cet archétype du chanteur français à texte, relevant de ce qu’on appelait la tradition rive gauche, n’évoque sans doute pas grand-chose à ceux qui n’ont pas connu les années 1970 – sa décennie dorée, quand sa poésie, sa verve et ses provocations trouvèrent leur public. A mesure que croissait aussi sa réputation d’artiste maudit, victime de la censure d’Etat, puis de celle des médias : « J’ai commencé sous de Gaulle, continué sous Pompidou, perduré sous Giscard, et sous Mitterrand j’ai été ignoré », résumait-il dans Le Monde en 2002.

 

Indissociable de l’esprit libertaire qui précède et suit Mai 68, Tachan tire à vue sur des cibles que des prédécesseurs, Jacques Brel, Georges Brassens ou Léo Ferré, ont déjà atteintes : les curés et les flics, les militaires et les cocardiers, les bourgeois hypocrites et effrayés par la libération sexuelle, le peuple abruti par la télévision, les beaufs que dézingue aussi son ami Cabu.

 

Une voix originale, indignée et caustique

Tachan est logiquement adopté par la rédaction de Charlie Hebdo. Ses dessinateurs – outre Cabu, Gébé, Reiser, Willem ou Wolinski – illustreront à partir de 1979 ses textes dans quatre livres. Ses amours ne se distinguent guère non plus de celles de ses devanciers : les femmes y occupent la première place. Tachan célèbre aussi les copains – « Entre l’amour et l’amitié, il n’y a qu’un lit de différence », chante-t-il avec son sens de la formule –, les poètes et les musiciens, enfin l’enfance, cet état d’esprit qu’on ne devrait jamais abandonner. Il impose néanmoins une voix originale, indignée et caustique, sensible et ne reculant pas (comme Brel et Ferré) devant les envolées mélodramatiques.

Né Henri Tachdjian, le 2 septembre 1939 à Moulins (Allier), ce fils d’Arménien ne s’était jamais remis de sa scolarité dans un pensionnat catholique en Ile-de-France. Après une école hôtelière à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), le voilà serveur au Ritz. En 1962, il part à Montréal travailler dans un cabaret. Il y fait le plus souvent la plonge, mais Claude Léveillée, institution locale de la chanson, l’encourage à écrire des textes. Un soir, Jacques Brel pousse la porte de l’établissement et découvre ce récitant de poèmes qui se lance, fin saoul, dans une interprétation de L’Ivrogne.

L’hommage séduit le maître et le destin se précipite : Tachan signe un contrat d’enregistrement avec Barclay et publie en 1965 son premier album, avec un mot de recommandation de Brel : « Madame, le lion est lâché ! » Un essai aussitôt couronné du Grand Prix de l’Académie du disque français.

Mélomane contrarié

A ses débuts, il est particulièrement bien entouré pour ses musiques avec une fine équipe de pianistes, Jean-Pierre Roseau, mais aussi le binôme formé par Gérard Jouannest et François Rauber, indissociable de Brel et Juliette Gréco, qui le convie en première partie de son tour de chant à l’Olympia parisien. Tachan lui-même est un mélomane contrarié, dont les chansons seront toujours élégamment orchestrées, du moins jusqu’à l’apparition des synthétiseurs. Il s’inclinera en 1974 devant ses totems avec Mozart, Beethoven, Schubert et Rossini, puis laissera dans Un piano la conclusion aux « doigts de Dinu Lipatti ».

Son répertoire fait le grand écart entre cette sensibilité, une grivoiserie que l’on retrouve chez Pierre Perret (Une pipe à pépé, Quoi de plus redoutable qu’un pet ?) et ses coups de gueule contre les institutions. L’année 1975 l’installe au sommet avec deux albums non titrés, comme c’était d’usage à l’époque.

Le premier contient l’eugéniste Pas d’enfant et surtout La Chasse, un jeu de massacre : « En carte comme les putes, ils draguent à Rambouillet, ils tapinent en Sologne/Mais quand ils tirent leur coup le client de passage se réveille charogne ». Le second, les sublimes L’Adolescence et Ma Femme, mais aussi ce qui restera sa plus célèbre chanson, Les Z’Hommes.

 

Celui qui semblait abonné aux levers de rideau se retrouve en haut de l’affiche, au Théâtre de la Ville ou à L’Olympia. Sa voix théâtrale et tonitruante produit son effet, de même que son incarnation brélienne, tout en sueur et postillons.

Ce joueur impénitent, au casino comme sur un champ de courses, avait vu ensuite son étoile pâlir, à l’instar des tenants de la chanson « engagée », une association que l’auteur, en 1976, de Ni gauche, ni centre, ni droite, rejetait avec virulence. Il quittait de temps à autre son domicile avignonnais pour retrouver ses fidèles, comme en 1999 au Théâtre de Dix Heures, une salle coincée entre deux sexodromes du boulevard de Clichy. Et s’en prenait toujours au boycott radiophonique de ses chansons.

Le ton, désenchanté et un brin amer, n’était pas vraiment le même qu’autrefois lors d’une rencontre à la brasserie Lipp en 2002. Après un éloge inattendu de la police – « Quand je voyais un flic, je me tirais ; aujourd’hui, je suis content » –, il s’agaçait « qu’on stigmatise Le Pen et pas l’extrême gauche ». Son œuvre venait pourtant d’être sauvée de l’oubli par la maison de disques Naïve avec une intégrale, 1965-2002, 270 chansons, les meilleures et les moins bonnes. Les premières méritent toujours le détour.