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Grace Ly, autrice

Grace Ly, autrice : « Quand ma mère me parlait devant l’école, j’entendais les moqueries, les imitations d’accent »

« J’avais 20 ans » : « Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. Grace Ly, écrivaine et animatrice du podcast « Kiffe ta race », revient sur ses études de droit et son enfance marquée par le poids de l’exil familial.

Par Jessica Gourdon

Publié hier à 06h00, mis à jour à 12h13 

 

Grace Ly, photographiée aux Olympiades, dans le 13e arrondissement de Paris, le 5 janvier 2022. Grace Ly, photographiée aux Olympiades, dans le 13e arrondissement de Paris, le 5 janvier 2022. CLÉMENCE LOSFELD POUR « LE MONDE »

Animatrice et réalisatrice d’un podcast très suivi (« Kiffe ta race » chez Binge Audio, 4 millions d’écoutes sur les quatre-vingts épisodes), écrivaine (Jeune Fille modèle, Fayard, 2018), chroniqueuse culinaire (« La Petite Banane »), créatrice d’une websérie (Ça reste entre nous)… Depuis dix ans, Grace Ly, 42 ans, tisse sa toile autour d’un fil rouge : la place des personnes d’origine asiatique en France, leur héritage culturel mais aussi le poids des stéréotypes qui leur sont associés, à commencer par celui de « minorité modèle ».

Au fil des épisodes de sa série, dans son roman autobiographique ou dans son podcast, qu’elle coanime avec Rokhaya Diallo, elle explore aussi bien le fétichisme des hommes occidentaux pour les femmes asiatiques que les clichés autour la cuisine chinoise, la place des minorités sur les écrans, le rapport à l’école ou au travail des familles immigrées, la virilité des hommes asiatiques… Ce mois-ci, son podcast est devenu un livre, sorti ce 13 janvier aux éditions First (240 pages, 17,95 euros).

Fille de parents sino-cambodgiens exilés en France dans les années 1970, Grace Ly a grandi dans une marmite multiculturelle à Clichy, en banlieue parisienne. A 20 ans, elle était étudiante en droit à l’université Paris-I, heureuse mais encore loin d’avoir compris les multiples facettes de son identité.

Vos deux parents ont fui le génocide des Khmers rouges au Cambodge pour s’installer en France. Vous êtes née quelques années plus tard. Comment grandit-on avec le poids de ce passé ?

Je suis née à Grenoble en 1979, l’année de la fin du génocide. Mon père, qui était issu de la bourgeoisie commerçante chinoise du Cambodge, venait d’un milieu aisé. Ma mère était issue de la même minorité, mais venait d’un milieu plus populaire. J’ai grandi parmi des survivants et des fantômes, au milieu de multiples histoires d’exil, de souffrance et de pertes. Mais aussi parmi des personnes dotées d’une force incroyable, qui ont réussi à surmonter d’énormes traumatismes.

Avant de quitter Phnom Penh, mes parents avaient commencé des études de médecine. Arrivés en France, ils auraient bien aimé poursuivre dans cette voie, mais c’était trop difficile, ils devaient subvenir à leurs besoins, accueillir de la famille… Ils ont dû recommencer à zéro. Ils ont travaillé toute leur vie, dans différents domaines : gérants d’une blanchisserie industrielle, d’un bazar, d’un vidéoclub, d’un restaurant…

« La douleur se transmet d’une génération à une autre »

A la maison, on recevait beaucoup de famille, cousins, amis qui restaient avec nous quelques semaines ou quelques mois. On déroulait des matelas par terre, on dormait tous dans une même pièce. On faisait des repas avec plusieurs services : la nourriture a été un élément-clé dans mon héritage culturel. Mes parents n’étaient pas forts en verbe, mais la question « est-ce que tu as faim ? », c’était leur manière d’aimer.

Le génocide, ils ne m’en parlaient pas. Pourtant, mon père y a perdu ses parents, des frères et sœurs. Pendant longtemps, je leur en ai voulu d’être si peu loquaces sur ce sujet. Eux-mêmes ont dû apprendre à vivre avec des questions sans réponse, avec des disparitions. Cette douleur se transmet d’une génération à une autre : quand j’ai commencé à essayer de comprendre ce vide qui existait en moi, j’ai lu des choses sur la Shoah, sur la guerre l’Algérie ; il y a de nombreuses similitudes.

Vous avez passé la majorité de votre enfance à Clichy. Comment, à l’époque, assumiez-vous vos origines sino-cambodgiennes ?

Pas très bien. J’en avais honte. Le discours faussement positif sur la « minorité modèle » cache de multiples stéréotypes négatifs sur les personnes asiatiques. Par exemple, la langue chinoise serait bizarre et incongrue. Il y a toujours cette idée que les personnes chinoises seraient fourbes, capables d’embrouilles. Et puis, que toute la cuisine chinoise serait un peu suspecte, fabriquée dans des appartements insalubres, hygiéniquement douteuse…

« Ma mère me surnommait “la petite banane” : jaune dehors, blanche à l’intérieur »

Alors qu’il y a autant de diversité et de variété que dans la cuisine occidentale ! Quand ma mère me parlait devant l’école, j’entendais les moqueries, les imitations d’accent. On me renvoyait toujours à une caractéristique physique : les yeux bridés. J’ai toujours trouvé ça pesant. Personne n’a envie d’avoir une vie « bridée », c’est-à-dire d’être limité ou contraint dans sa liberté !

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Ma mère me surnommait « la petite banane » : jaune dehors, blanche à l’intérieur. Ce surnom disait les attentes qu’elle avait, et ses frustrations. Elle espérait que je puisse m’intégrer parfaitement tout en étant totalement chinoise comme elle – c’était mission impossible. J’étais trop française. Je ne parlais pas le cantonnais de manière assez érudite, je faisais des fautes de ton…

Quel rapport entreteniez-vous avec les études ?

J’ai toujours été très poussée par mes parents. Après mon école primaire, j’ai été dans un collège privé dans le 17e arrondissement de Paris, puis au lycée international de Saint-Germain-en-Laye – j’avais beaucoup travaillé mon anglais. Je sentais que réussir à l’école, c’était ce qui pouvait rendre mes parents fiers, c’était la preuve qu’ils étaient de bons parents. Ils avaient vécu un vrai déclassement social, et ils voyaient l’obtention d’un bon diplôme comme une manière de se prémunir contre cette catastrophe. Pour eux, l’école était l’ascenseur qui allait me mettre là où ils avaient décroché. C’est quelque chose d’assez classique dans les familles d’immigrés.

Pourquoi avez-vous choisi, après le bac, des études de droit ?

Je ne savais pas quoi faire, et le droit, c’était assez prestigieux pour que ma mère valide ! Je me disais qu’être avocate, c’était un métier qui aidait les autres. En plus du droit à Paris-I, j’étais aussi inscrite en langues étrangères appliquées [LEA] anglais-chinois à Nanterre. Je garde un bon souvenir de mes années d’études, j’adorais le droit administratif, décrypter des arrêts…

Je vivais chez mes parents à Clichy, mais j’étais tout le temps dehors, à suivre mes cours, à étudier à la bibliothèque ou faire la fête. Je ne coûtais pas grand-chose à ma famille donc je n’ai pas eu à travailler à côté. A la maison, je n’avais pas vraiment d’intimité. Un studio avec un chat, à l’époque, c’était mon rêve ! Après mes études, j’ai commencé à travailler comme juriste dans une entreprise. Peu après, je suis partie vivre à Londres, pour couper le cordon, où j’ai continué dans ce secteur, appliqué au monde de la musique et des jeux vidéo.

Jeune adulte, vous avez été confrontée à de multiples stéréotypes – notamment la « yellow fever », la fascination de certains hommes pour les femmes asiatiques. Comment avez-vous vécu cela ?

Au lycée, j’étais invisible auprès des garçons, pas très populaire. Puis, pendant les années suivantes, j’ai commencé à me faire draguer, et à me rendre compte du poids des stéréotypes et des fantasmes associés aux femmes asiatiques chez les hommes occidentaux. On serait toutes hypersoumises, dociles, douces, souples, bonnes cuisinières… Une image de geisha avec plein de compétences et un vagin serré. Bref, le Cirque de Pékin !

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Quand un mec te drague et te dit dans la conversation « je ne suis jamais sorti avec une Asiatique », c’est très violent. En gros, tu es une expérience pour lui, il voudrait bien t’essayer. C’est une sorte de compliment raciste, en fait. Je n’étais pas appréciée pour moi-même mais pour des clichés qui me dépassaient complètement. Mais comme tout cela venait après des années d’invisibilité, je me suis laissé convaincre, je me sentais surclassée ! Mais j’avais un peu honte.

« J’ai mis du temps à utiliser la parole comme moyen de défense »

J’ai mis du temps à utiliser la parole comme moyen de défense. Il faut dire que via mes parents, j’ai eu une éducation où on ne m’a pas transmis les vertus du dialogue. Dans une situation de danger, on m’avait enseigné à me refermer. Avec mes copines d’origine asiatique, je n’avais pas de discussions sur les questions intimes. C’est bien plus tard que je me suis rendu compte qu’on était nombreuses à vivre la même chose. J’ai aussi réalisé que les hommes asiatiques subissaient, dans cette vision coloniale, certains stéréotypes : pas assez virils, pas désirables, sans émotions…

Comment avez-vous pris conscience des discriminations vis-à-vis des Asiatiques en France ?

C’est tard dans mon cheminement que j’ai réussi à poser le mot racisme ou sexisme sur des situations que je vivais : quand je suis devenue mère, et que je me suis interrogée sur les questions de transmission. Aujourd’hui, hélas pour mes enfants, les « ching chang chong » et les moqueries sur les langues asiatiques existent toujours ! De même que les réflexions du type : « Je connais un bon resto chinois, mais attention, c’est très propre. » Le fait que le Covid-19 ait été découvert en Asie a eu tendance à raviver ces choses.

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Je crois qu’on ne fait pas assez d’éducation au racisme à l’école. Certes on va dire « c’est pas bien », mais au-delà du côté moral, on n’étudie pas son côté systémique, et les conséquences des discriminations. Mais ce qui a changé, c’est que moi, ces situations, je n’en parlais avec mes parents. Mes trois enfants, eux, me racontent, et on essaie de déconstruire les choses ! Mais cela reste un sujet difficile. Si une personne me parle avec mépris, je ne saurai jamais si elle me parle ainsi parce qu’elle est mal lunée, parce que je suis une femme, ou parce que je suis asiatique.

Diriez-vous que 20 ans était le plus bel âge ?

Pas du tout, 20 ans, ce fut pour moi le commencement. J’ai mis du temps à m’éduquer et à m’ouvrir. Le plus bel âge, c’est maintenant !

Jessica Gourdon