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Les DrahiLeaks, les combines de Patrick Drahi

Olivier Tesquet

Publié le 20/12/22

 

Patrick Drahi, PDG fondateur d’Altice, lors de son audition au Sénat, par la commission d’enquête relative à la concentration des médias, février 2022.

Patrick Drahi, PDG fondateur d’Altice, lors de son audition au Sénat, par la commission d’enquête relative à la concentration des médias, février 2022.

Photo Éric Tschaen/REA

Juteuses transactions immobilières sur le dos de “Libération”, conflits d’intérêts… Dans une série d’articles, les trois médias indépendants auscultent les affaires de la onzième fortune de France. Des révélations qui leur valent déjà des poursuites judiciaires.

 

« Entre médias indépendants, il faut se serrer les coudes ! » Ce mardi, Reflets.info, StreetPress et Blast s’associent pour publier les « DrahiLeaks », qui auscultent en profondeur les affaires du patron d’Altice, onzième fortune de France selon le magazine Challenges. Dans une série de huit articles, publiés au rythme de un par heure, les trois sites d’information s’intéressent au patrimoine du milliardaire et à la gestion de certaines de ses filiales, mais aussi à des dossiers plus franco-français. Il est notamment question des frères Attali (Jacques travaille beaucoup pour la fondation de Drahi, tandis que son jumeau, Bernard, est administrateur indépendant du groupe, tout en étant prestataire de services, faisant craindre un conflit d’intérêts) ou de Jean-Jacques Bourdin (l’ex-star de BFMTV et de RMC, limogée en juin dernier, aurait touché, en plus de son juteux salaire, 1,4 million d’euros au titre d’une obscure mission de conseil en stratégie média pour Altice).

 

Mais le dossier le plus explosif pourrait concerner Libération. En reconstituant le montage financier (très) complexe qui a permis au magnat des télécommunications d’acquérir le journal et son immeuble en 2014, Reflets, StreetPress et Blast démontrent comment celui-ci s’est enrichi sur le dos du quotidien déficitaire, encaissant une plus-value de 80 millions d’euros grâce à d’astucieuses culbutes immobilières. Début décembre, Libé a quitté ses bureaux de Balard, propriété de Patrick Drahi, pour déménager avenue de Choisy, dans un immeuble détenu… par Patrick Drahi.

 

Mieux : le milliardaire a pu se payer ce nouveau bâtiment en contractant un prêt de plus de 6 millions d’euros après que le journal, par l’intermédiaire de Denis Olivennes, son directeur général, s’est engagé à payer neuf ans de loyer avant même que l’opération ne soit réalisée. En d’autres termes, ce n’est plus Drahi qui finance Libé (qu’il a transféré dans un fonds de dotation en 2020), c’est Libé qui finance Drahi. D’après la méta-rédaction indépendante, le parquet national financier s’intéresserait au patron d’Altice, alors qu’une enquête est ouverte depuis 2016 pour fraude fiscale aggravée et abus de biens sociaux dans le dossier du sauvetage initial de Libé, qui évoluait encore dans ses locaux historiques du 11, rue Béranger (dans le très central 3ᵉ arrondissement). Drahi veut les transformer en hôtel.

 

Patrick Drahi tire à vue

 

Au-delà du fond, cette salve de révélations et ses développements judiciaires pourraient concerner l’ensemble de la presse au titre de la liberté d’informer. Au mois de septembre, après avoir mis en ligne trois premières enquêtes sur Patrick Drahi, Reflets.info a été attaqué en justice par Altice. Une procédure-bâillon « pour intimider et étouffer financièrement », selon Lorraine Gay, l’avocate du média. Invoquant le secret des affaires et un risque de « dommage imminent », la multinationale a emporté une inquiétante décision du tribunal de commerce de Nanterre le 6 octobre : la censure préventive. La perspective de nouveaux articles « fait peser une menace sur les activités du groupe Altice », a expliqué le tribunal dans son ordonnance. Les avocates de Rebuild.sh, la société éditrice de Reflets, ont fait appel – suspensif – de cette décision, mise en délibéré au 19 janvier. Fruit du hasard ou curieux alignement de planètes : l’avocat d’Altice, Christophe Ingrain, conseillait tout récemment le maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau, qui a vainement tenté d’empêcher Mediapart de publier le dernier volet d’une enquête sur la sombre affaire de chantage dans laquelle il est embourbé.

 

L’essentiel est peut-être ailleurs. « On trouvera toujours un moyen de publier ces enquêtes », estime Mathieu Molard, le rédacteur en chef de StreetPress, sept procédures sur le dos. « Ce qui me fait peur, c’est qu’on embarque peut-être pour dix ans devant toutes les juridictions possibles et imaginables aux quatre coins du monde, face à un milliardaire aux fonds illimités. Mais la solution n’est pas de baisser les bras. Lorsqu’on recule, on fait reculer le droit. »

 

De fait, Patrick Drahi tire à vue. Outre le référé en urgence pour empêcher la publication d’informations gênantes, il a attaqué Reflets au fond, toujours à Nanterre, ce qui lui permet d’évoquer des dispositions du droit des affaires et des infractions pénales en évitant d’aller devant une chambre consacrée au droit de la presse. Après une première audience le 15 décembre, la prochaine devrait se tenir – elle aussi – le 19 janvier. Pour convaincre la cour, les avocats d’Altice s’appuient notamment sur un arrêt rendu en 2021 par la Cour européenne des droits de l’homme, selon lequel la censure de plusieurs dizaines d’articles issus des enregistrements du majordome de Liliane Bettencourt en 2013 n’avait pas violé la liberté d’expression.

“Ils veulent nous faire passer pour de vilains hackers”, Antoine Champagne, rédacteur en chef de “Reflets”

Et ce n’est pas tout, puisque le milliardaire franco-maroco-portugo-israélo-christophéen 1 a déposé deux plaintes contre X, une à Paris en septembre, l’autre au Luxembourg en octobre, pour piratage informatique et tentative d’extorsion. Les avocats du milliardaire accusent Reflets d’avoir utilisé les 141 gigaoctets de documents dérobés au mois d’août par Hive, un groupe de cybercriminels, pour alimenter leurs enquêtes. Selon la plainte déposée devant la procureure de Paris, que Télérama a pu consulter, le site d’information « a commis le délit [d’atteinte à un système de traitement automatisé de données] en détenant, reproduisant et transmettant à des tiers lesdites données ». Dans l’assignation au fond, les conseils d’Altice vont encore un peu plus loin. « Ce traitement sensationnaliste des données piratées ne peut qu’inciter des personnes mal intentionnées à télécharger lesdites données, ou à y accéder, pour en faire un usage illicite », écrivent-ils en évoquant la récente attaque informatique contre l’hôpital de Corbeil-Essonnes et un tweet de Reflets, révélateur selon eux du « rapport [qu’ils entretiennent] avec la diffusion de données piratées ».

 

Pour Antoine Champagne, rédacteur en chef de Reflets, l’objectif est clair : « Ils veulent nous faire passer pour de vilains hackers. » Dans ses conclusions remises à la cour, Lorraine Gay, l’avocate du média, s’interroge de son côté sur le timing de cette nouvelle offensive judiciaire, alors que le siphonnage de données a eu lieu début août. « Il aura ainsi fallu près de deux mois pour que les sociétés Altice Group Lux SARL, Altice France et Valais Management Services précisent les contours de leur action, ne cessant par ailleurs d’élargir le spectre des faits reprochés, tout cela en violation la plus totale de toutes les règles de droit existantes, M. Patrick Drahi faisant manifestement aussi peu de cas de la justice et du droit que du journalisme indépendant et responsable. »

 

En outre, l’avocate rappelle que les articles se sont appuyés « sur des données déjà divulguées puisque publiées sur un site accessible à tous, et ce pour écrire des articles d’information, qui sont autant d’œuvres de l’esprit et non la simple reproduction de données ». Le Monde ou le média suisse Heidi.news, qui ont également utilisé les documents chapardés par le groupe Hive pour nourrir des enquêtes sur ses acrobaties fiscales, ne sont à ce jour pas poursuivis. Chez Drahi, l’acharnement, c’est surtout contre les petits.

 

1 Patrick Drahi détient un passeport de l’île Saint-Chistophe-et-Niévès, dans les Antilles, qui figure sur la liste des paradis fiscaux établie par Ecofin, le Conseil européen pour les affaires économiques et financières.