JustPaste.it

Gérald Darmanin : « Nous devons parler aux tripes des Français »

Dans un entretien au « Monde », le ministre de l’intérieur estime que les macronistes doivent « corriger » certains « comportements », en n’incarnant plus seulement le camp de la « raison » et de la « technique ».

Propos recueillis par Alexandre Lemarié et Antoine Albertini

 

Gérald Darmanin, le 7 juillet 2022. Gérald Darmanin, le 7 juillet 2022. LÉA CRESPI POUR « LE MONDE »

Après la perte de la majorité absolue aux élections législatives de juin, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, tire les enseignements de la séquence électorale et annonce que l’enveloppe allouée à la sécurité sera augmentée de 1,25 milliard d’euros en 2023. En matière d’immigration, il veut que les conditions qui s’appliquent à l’expulsion d’étrangers condamnés soient assouplies.

 

Faute de majorité absolue à l’Assemblée nationale, l’exécutif dit vouloir trouver des majorités « texte par texte » : cela signifie que vous allez passer tout le quinquennat à négocier avec l’opposition ?

Nous n’avons certes pas de majorité absolue, mais le devoir absolu d’agir. Il faut écouter ce que nous ont dit les Français : ils ont réélu le président de la République et ils ont voulu une Assemblée nationale qui le soutienne, mais avec la culture du compromis. Cela ne veut pas dire la culture de l’inaction. La première ministre [Elisabeth Borne] a une phrase très mesurée. Elle a dit : « La majorité dans la confiance, cela se construit. » C’est en discutant avec les oppositions, texte par texte, que l’on y arrivera.

Sauf que, pour l’instant, on ne voit pas comment éviter un blocage du pays…

Mercredi, la cheffe du gouvernement a tendu la main à deux reprises aux oppositions, lors de sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale, puis au Sénat. En face, j’ai entendu Marine Le Pen du Rassemblement national(RN) et Mathilde Panot de La France insoumise (LFI), répondre par l’insulte. Mais d’autres patrons de groupe, en dehors de la majorité, ont dit vouloir que le pays avance. C’est le cas de celui des députés Les Républicains (LR) Olivier Marleix. Idem au Sénat avec le centriste Hervé Marseille, Bruno Retailleau (LR), et même Patrick Kanner du Parti socialiste (PS).


En dehors des deux extrêmes, la réaction des partis de gouvernement laisse donc présager que l’on peut trouver des compromis. Laissons donc du temps au temps, comme disait le président Mitterrand.

 

Votre alliée privilégiée aujourd’hui, est-ce la droite ?

Comme il ne serait ni souhaitable ni acceptable de faire des alliances avec le RN et LFI, nous devons trouver un compromis avec les partis de gouvernement. Il en existe à droite et à gauche. Parce que si leurs électeurs n’ont sans doute pas fait le choix de la majorité présidentielle aux législatives, ils n’ont pas non plus fait le choix du blocage. Avec eux, il y a la possibilité de discuter de plein de sujets sur lesquels nous pouvons trouver des accords.

 

Quand je propose d’augmenter les effectifs de police, par exemple, je ne pense pas qu’un député de la gauche républicaine ou de la droite républicaine soit contre. Et il nous faut constater que les LR sont plus nombreux à l’Assemblée et qu’ils ont la majorité au Sénat.

Comment les convaincre ?

L’important, dans le moment politique, c’est de montrer à l’opinion que le gouvernement a entendu avec humilité le résultat des urnes et qu’il tend la main aux oppositions. Devant des propositions de progrès économique, social, régalien ou écologique, le bon sens doit être accompagné par le Parlement, dans une culture de compromis. Si nos textes ne sont pas acceptés ou que l’on nous renvoie des crachats, tout le monde constatera que le blocage viendra de l’opposition, dans une forme de revanche malsaine.

 

Elisabeth Borne n’a pas sollicité un vote de confiance des députés, après sa déclaration de politique générale. Est-ce un aveu de faiblesse ?

Si dès le début, alors même que l’on n’a pas encore discuté un seul texte, la première ministre avait dit aux oppositions « c’est ça ou je m’en vais », cela nous aurait sans doute fait entrer dans un rapport de force inutile et un peu arrogant !

Beaucoup de gouvernements ont été dans cette situation de majorité relative et cela ne les a pas empêchés de faire voter des grandes avancées politiques, économiques ou institutionnelles.

 

Est-ce que ce sentiment d’arrogance a été un péché du premier quinquennat, avec lequel il faut rompre, comme avec la logique d’un pouvoir vertical, qui écoute peu l’opposition ?

Les Français sont un peuple très politique qui sait ce qu’il fait. En donnant une majorité au président de la République, mais sans lui donner une majorité absolue, il a donné un signe qui consiste à corriger, sans doute, un certain nombre de choses programmatiques, de comportements que nous avons eus.

J’ai toujours dit que l’on devait avoir, comme Emmanuel Macron nous l’a demandé, davantage de pâte humaine et de contact dans notre politique. On s’était, à l’époque, moqué de moi lorsqu’il y a deux ans j’avais dit : « Il faut plus de bistrots et moins de visio. »

 

Mais vous le pensez toujours…

Oui. Il est important que l’empathie et la compréhension soient aussi fortes que la raison et la technique. N’être que dans l’émotion, c’est démagogique. Mais n’être que dans la rationalité, c’est parfois être éloigné de ce qui fait le principal de la politique, c’est-à-dire les gens.

[Le chef de file des « insoumis »] Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen parlent aux tripes. Dans la majorité, nous devons aussi parler aux tripes des Français, mais différemment. Eux divisent et exploitent les peurs. Nous, nous devons être dans l’émotion positive, l’empathie, l’écoute… C’est ça la politique. Le président de la République le fait très bien. Si les partis de gouvernement ne le font pas, cela laissera un champ immense aux extrêmes et préparera une alternance populiste dans le pays.

Vous avez qualifié le RN de parti « ennemi », au même titre que LFI. Dans ce cas, pourquoi des députés de la majorité ont-ils voté pour des candidats d’extrême droite, lors de l’élection aux vice-présidences de l’Assemblée nationale ?

Il y a cinq ans, j’ai quitté ma famille politique [LR] parce que j’étais scandalisé qu’elle ne soit pas capable de choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Ce n’est pas pour finalement dire aujourd’hui que l’on peut discuter avec les élus du Front national, voter avec eux et accepter la normalisation de Marine Le Pen. Si nous faisons ça, si nous acceptons que le RN est un parti comme les autres, alors nous n’aurons plus d’arguments politiques pour empêcher une alternance populiste.

Il est très important que les digues soient claires entre les partis qui ont une culture républicaine et ceux qui n’en ont pas.

 

Mettre le RN et LFI sur le même plan ne revient-il pas à relativiser la dangerosité de l’extrême droite ?

Entre l’une qui considère que les étrangers seraient intrinsèquement mauvais et l’autre qui dit que « la police tue », on voit bien que l’extrême droite et l’extrême gauche sont dangereuses toutes les deux.

D’ailleurs, les extrêmes se rejoignent électoralement. Il suffit de regarder les cartes électorales, où l’on constate la porosité de leur électorat. Ou leur absence de vote pour les candidats républicains, au sens large du terme. Très franchement, l’intervention de Mathilde Panot, mercredi, à l’Assemblée nationale, valait, dans l’outrance, celle de Marine Le Pen.

 

Votre périmètre a été élargi. Vous êtes désormais chargé des outre-mer. Pourquoi n’y a-t-il pas un ministère plein et entier et surtout autonome de Beauvau ?

Sous Lionel Jospin déjà, les outre-mer étaient associés à l’intérieur. Etre rattaché au ministre de l’intérieur, qui est le ministère de la solidarité territoriale, du cœur battant de la République, permet aux territoires ultramarins de retrouver un ministère avec un poids politique important. Ils pourront ainsi obtenir plus de moyens.


A mes côtés, Jean-François Carenco sera un grand ministre délégué des outre-mer. C’est un homme de cœur et de caractère. Notre duo sera gagnant pour tous les ultramarins.

La loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi) est votre grand chantier, avec 15 milliards d’euros sur cinq ans pour moderniser la police. La Cour des comptes a critiqué le « manque de crédibilité » de ces chiffres. Le financement est-il désormais sécurisé ?

Oui. Il y aura, l’année prochaine, dans le projet de loi de finances pour 2023, une augmentation de 1,25 milliard d’euros pour le ministère de l’intérieur, en plus du budget alloué aux outre-mer et aux collectivités locales. C’est une avancée absolument considérable, mais, en contrepartie, le ministère doit se moderniser. C’est ce que nous faisons : en deux ans, 4 000 policiers et gendarmes ont été remis sur la voie publique grâce au remplacement par du personnel civil. Nous tiendrons la promesse du président de doubler les forces sur le terrain en dix ans.

Nous allons aussi créer 200 nouvelles brigades de gendarmerie, onze unités de forces mobiles et 3 500 assistants d’enquête – des personnels civils qui vont accomplir une partie du travail procédural réalisé aujourd’hui par les effectifs de terrain : accueillir un avocat, remplir tel document…


Et puis il y a le cyber, qui a totalement transformé la délinquance. Sur 15 milliards d’euros prévus par la Lopmi, plus de la moitié sera consacrée au numérique. Toutes ces mesures seront présentées dès la rentrée.

 

Vous dites vouloir aller chercher des soutiens, à droite notamment, pour faire adopter le plus largement possible cette loi. LR ne semble pas vous entendre…

Nous sommes prêts à discuter, à amender et à trouver des compromis avec les LR, les centristes et même une partie de la gauche, sans dénaturer le projet. Nous sommes prêts à reprendre un certain nombre de propositions comme la loi anticasseurs de Bruno Retailleau (LR) ou, en matière d’immigration, à réfléchir aux conclusions de l’excellent rapport Buffet (LR), voté à l’unanimité au Sénat.

 

Lesquelles ?

Aujourd’hui, un étranger qui a commis des actes graves n’est pas expulsable dès lors qu’il remplit certaines conditions, comme une arrivée sur le territoire national avant l’âge de 13 ans. Je vais être explicite : nous voulons permettre l’expulsion de tout étranger reconnu coupable d’un acte grave par la justice, quelle que soit sa condition de présence sur le territoire national. Je pense que c’est quelque chose qui correspond au programme régalien que le président a présenté aux Français.

Nous en sommes d’ailleurs à 2 761 étrangers avec un casier judiciaire expulsés depuis que je suis ministre de l’intérieur, dont 60 % sortaient de prison. C’est une multiplication par cinq des chiffres des années précédentes. En six mois, on a augmenté de 27 % les éloignements : nous en sommes à près de 7 000. La fermeté est là.

 

Mais pourquoi revenir sur un thème qui n’a pas intéressé les Français au cours de l’élection présidentielle ?

Parce que je suis chargé de plusieurs politiques publiques dont celle de l’accueil, de l’intégration, de l’accès à la nationalité ou de l’expulsion des étrangers irréguliers. Il faut encore améliorer un certain nombre de choses dans le suivi de l’intégration et de l’accueil, mais, quelle que soit sa couleur de peau, sa religion, son pays d’origine, un étranger qui ne respecte pas la République doit être expulsé. Nous considérons les étrangers pour ce qu’ils font, et pas pour ce qu’ils sont, contrairement au RN.

 

Le gouvernement est revenu sur son idée de ne pas rapatrier des femmes et des enfants de djihadistes depuis la zone irako-syrienne. Comment assurer le suivi de ces « revenants » ?

D’abord, les enfants font l’objet de fortes mesures d’accompagnement adaptées. Les adultes rapatriés, eux, sont placés en détention et présentés à des magistrats dès leur arrivée sur le sol national. Quant à leur suivi, et sans entrer dans le détail, je peux vous garantir que des moyens supplémentaires très importants sont alloués à la DGSI [direction générale de la sécurité intérieure] par le ministère de l’intérieur, à la demande du chef de l’Etat.


Une autre réforme en cours prévoit de placer tous les services de police de chaque département sous l’autorité d’un chef unique. Elle inquiète les enquêteurs de police judiciaire (PJ), qui craignent de perdre leur autonomie…

Cette grande réforme voulue déjà par Pierre Joxe [ministre de l’intérieur de 1984 à 1986 puis de 1988 à 1991] était en panne depuis trente ans. Elle est désormais lancée et aboutira en 2023. Je suis prêt à continuer à écouter et à modifier un certain nombre de choses, mais il est temps que la police nationale arrête de travailler en silo, avec un chef différent pour les CRS, la PJ ou la sécurité publique dans chaque département… Un seul responsable, ce sera plus simple pour les élus, pour le préfet, dans les rapports entre police et gendarmerie, et un meilleur service public rendu. Cela nous permettra aussi de mutualiser un certain nombre de moyens. Mais il y aura toujours en France une grande police judiciaire ; loin de tuer Clemenceau, qui l’a fondée, nous la modernisons.

 

Après le fiasco du Stade de France, ne pensez-vous pas que des erreurs ont été commises dans la gestion sécuritaire de l’événement ? Comment regagner en crédibilité avant les Jeux olympiques de 2024 ?

On a loupé quelque chose, c’est évident. On a sans doute prévu trop d’effectifs en matière de maintien de l’ordre et pas assez pour lutter contre la délinquance. J’en ai tiré personnellement toutes les conséquences et j’ai demandé de tripler les effectifs des BAC [brigades anticriminalité] et de sécurité publique, à Saint-Denis, lors de grands événements [qui se déroulent au Stade de France]. D’ailleurs, trois grands matchs se sont déroulés dans l’enceinte depuis la finale de la Ligue des champions et il ne s’est strictement rien passé de problématique.


Et le sort du préfet de police de Paris, Didier Lallement, qui a dit assumer « en totalité la responsabilité de la gestion policière »…

Monsieur le préfet de police est à son poste. Et il travaille avec toute ma confiance.

En 2027, Emmanuel Macron ne pourra pas se représenter. Faites-vous partie de ceux qui se positionnent pour prendre sa succession ?

Si je peux me permettre, cette question est déplacée. La question de la succession du président de la République, tout juste réélu, n’est absolument pas à l’ordre du jour. Mon énergie est entièrement tournée vers la réussite de son quinquennat parce que ce sera notre réussite collective. Dans la majorité, personne ne pourra réussir en 2027 si le président de la République n’a pas lui-même réussi son quinquennat. Ni ses anciens premiers ministres, ni ses anciens ministres, ni ses anciens parlementaires. Chacun le sait.

 

Sans avoir été condamné par la justice, Damien Abad a dû quitter le gouvernement, sur la foi d’accusations de viol. Vous avez aussi été l’objet de telles accusations – deux classements sans suite et une ordonnance de non-lieu ont été depuis prononcés – et pourtant, vous êtes resté ministre. Pourquoi ce deux poids, deux mesures ?

Il y a une exigence de moralité et d’exemplarité de plus en plus forte, qui est tout à fait compréhensible. Cependant, je pense qu’il est extrêmement délicat de ne pas, en même temps, être profondément attaché à l’idée qu’il y a une présomption d’innocence, fondement de notre Etat de droit, que la justice se rend dans les tribunaux.


Il se peut, parfois, qu’il y ait des gens qui soient accusés à tort. Dominique Baudis [ancien maire de Toulouse et ex-Défenseur des droits] est la démonstration que l’emballement médiatico-moral n’est pas toujours gage de procès équitable. On doit peser avec équilibre, l’exemplarité et la présomption d’innocence. Sinon c’est le tribunal médiatique, de la rue et de Twitter, qui l’emporte. Et je ne suis pas sûr que ce soit une avancée démocratique.