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Vincent Bolloré, la vraie fausse retraite

En théorie, le milliardaire breton a laissé la gestion de son groupe à ses deux fils. En pratique, il continue de tout décider, notamment ce qui concerne les médias. A 71 ans, ce très pieux capitaine d’industrie se sent investi d’une mission : utiliser son pouvoir pour défendre l’« Occident chrétien ».

Par Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin

 

Vincent Bolloré lors d’une cérémonie à la chapelle de Kerdevot, à Ergué-Gabéric (Finistère) pour les 200 ans du groupe Bolloré, le 17 février 2022.

Vincent Bolloré lors d’une cérémonie à la chapelle de Kerdevot, à Ergué-Gabéric (Finistère) pour les 200 ans du groupe Bolloré, le 17 février 2022. FRED TANNEAU / AFP

 

Son nouveau projet s’appelle « Bien mourir ». Vincent Bolloré le destine aux résidents d’Ehpad et le proposera sans doute sur des tablettes offertes aux pensionnaires des maisons de retraite qu’il finance sans bruit. S’y déroule un « parcours » en plusieurs étapes pour mieux se préparer à la mort : faire la paix avec soi-même, parler à ses enfants, ou, pourquoi pas, écrire un « récit de vie », sorte de petite autobiographie à transmettre à ses descendants. L’industriel breton, 71 ans, confie à ses visiteurs avoir été très marqué par le scandale Orpea, né des révélations du livre Les Fossoyeurs, du journaliste Victor Castanet, sur ce réseau de 350 établissements d’hébergement pour personnes âgées et cliniques spécialisées.

Aux manettes du projet « Bien mourir » figurent plusieurs acteurs discrets du numérique, dont « une amie de quarante ans », comme Vincent Bolloré aime présenter la cheffe d’entreprise Chantal Barry qui, avec sa société, Euro Media, a régné des décennies durant sur l’industrie des prestations techniques de la télévision (les Jeux olympiques et le Tour de France, « Questions pour un champion » ou « The Voice »), et avec laquelle il est en affaires depuis des années. « Tout cela n’est pas encore déployé ni finalisé », précise-t-elle au Monde au sujet de « Bien mourir ». Comme Vincent Bolloré, c’est aussi une chrétienne – une « amoureuse de Jésus », résume-t-elle – qui finance désormais, par le biais d’une fondation, de nouveaux médias tournés vers l’évangélisation. Bref, un profil qui plaît à Vincent Bolloré.

Depuis le 17 février 2022, année de ses 70 ans et du bicentenaire de son groupe, il a laissé officiellement la gestion quotidienne de ses affaires à ses fils : Cyrille à la tête du groupe et Yannick à celle de Vivendi, son plus beau fleuron. Il a également changé de repaire, en même temps que d’emploi du temps. Il a établi son bureau au 51, boulevard de Montmorency, au cœur du 16e arrondissement de Paris, dans l’immeuble de trois étages abritant La Compagnie de l’Odet, holding familiale propriétaire de 64 % du groupe.

 

Sur le perron flotte le gwenn-ha-du, le drapeau breton à moucheture d’hermines. A deux pas s’étend la luxueuse villa Montmorency, ensemble de demeures et de jardins où la résidence privée de M. Bolloré voisine avec celles d’une quarantaine de grandes fortunes françaises. Ce nouveau cadre contraste avec ses anciens bureaux, dans un immeuble des quais de Seine, à Puteaux (Hauts-de-Seine). Le décor, qu’il a lui-même conçu, se veut chic et minimaliste : un canapé, à peine quelques photos, une atmosphère « monacale », résument ceux qu’il reçoit. C’est ici qu’il concocte ses projets philanthropiques, comme « Bien mourir », ou qu’il met de l’ordre et simplifie la structure du groupe qu’il a contribué à bâtir. Mais pas seulement.

Deux « directeurs de conscience »

Tout lâcher, prendre du recul… L’omnipotent Vincent Bolloré jurait attendre sa retraite avec gourmandise. Longtemps, il s’est amusé à montrer à ses visiteurs l’application Compte à rebours installée sur son portable : le temps lui restant avant de passer la main. L’ancien capitaine d’industrie était censé n’être plus qu’un simple « conseiller » du groupe et gérer de loin la stratégie de cette multinationale spécialisée dans le transport, la logistique, les médias et la communication. Mais le mot « retraité » est tabou chez les grands patrons.

 

Ce n’est pas seulement le pouvoir qui s’éloigne, c’est la mort qui se rapproche, et, pour le très pieux Bolloré, cette obsession s’accompagne de la lancinante question du salut. Jusqu’à ces dernières années, sa foi le poussait même à se rendre, chaque année, en pèlerinage à Lourdes (Hautes-Pyrénées), une journée au moins, en jet privé. « Heureusement que j’ai ça, avec toutes les conneries que je fais », s’était-il épanché, un jour, devant l’ex-producteur artistique de l’émission « Les Guignols de l’info », Yves Le Rolland, avant de le licencier en 2016, deux ans après la prise de contrôle de Canal+.

Vincent Bolloré a aujourd’hui deux « directeurs de conscience » : l’abbé Grimaud, un « tradi », pour lequel il a racheté le foyer Jean-Bosco, près de Passy, dans le 16e arrondissement de Paris, et le père Guillaume Seguin, ancien aumônier des collèges privés Stanislas et Saint-Jean-de-Passy, désormais attaché à l’hôpital Cochin. Il prépare son ciel. Pas si facile, quand on a fait de ses manières de pirate une marque de fabrique dans le monde des affaires et que l’on connaît, comme lui, le chapitre 19 de l’Evangile de Matthieu : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » Sa richesse dépasse, selon les évaluations de Forbes, les 8,5 milliards d’euros.

 

Dans le Morbihan, sa famille assume depuis 1927 le fonctionnement de la Clinique des augustines de Malestroit. Les religieux y traitent « le malade souffrant comme Jésus-Christ lui-même ». A l’Hôpital américain de Neuilly, un « centre des explorations fonctionnelles » porte le nom de Vincent Bolloré depuis qu’il a permis son aménagement et l’a doté en équipements de pointe. Il est aussi l’un des gros donateurs de la maison médicale Jeanne-Garnier, dans le 15earrondissement de Paris, qui accueille des malades en phase terminale et met en place soins palliatifs et sédation profonde jusqu’au décès, prévus par la loi Claeys-Leonetti. Opposé au suicide assisté, le milliardaire se passionne pour ce débat sur la fin de vie qu’Emmanuel Macron veut encadrer dans une nouvelle loi. Ainsi a-t-il tenu à rencontrer Claire Fourcade, médecin formée au Canada et présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, hostile à une évolution législative.

Sur le canapé de son nouveau repaire, les visiteurs parlent aussi bien affaires et édition que religion. Le très catholique Nicolas Diat, par exemple, à la fois éditeur chez Fayard et confident de Michèle Benbunan, la directrice générale du groupe d’édition Editis (une habituée du boulevard Montmorency, elle aussi), a eu l’habile idée de lui offrir, en 2021, son livre Un temps pour mourir. Derniers jours de la vie des moines (2018). Depuis, lorsqu’ils se retrouvent, les deux hommes passent en revue les figures du clergé, mais aussi celles du monde parisien de la presse et de l’édition.

Avec Pierre-Edouard Stérin, un milliardaire « libertarien » proche de la Manif pour tous et séduit par les idées d’Eric Zemmour, qui, il y a quelques semaines, s’était porté candidat à la reprise d’Editis, les conversations tournent aussi autour du salut : M. Sterin s’est promis de faire bénéficier en 2024, l’année de ses 50 ans, d’une partie de sa fortune à l’Alliance Siméon, un réseau d’accompagnateurs spirituels pour personnes en fin de vie. Vincent Bolloré partage avec lui l’idée que la religion est un fer de lance politique et le catholicisme un rempart contre la décadence de l’époque. Son devoir, pense-t-il, est d’utiliser aussi longtemps qu’il le peut son pouvoir pour la défense de l’« Occident chrétien ».

A la hussarde

Le feuilleton de la prise de contrôle d’Hachette Livre (premier groupe d’édition français, huitième mondial et joyau du groupe Lagardère), repoussée de mois en mois, l’oblige – ou lui permet – de rester aux manettes. Alors qu’il pensait pouvoir marier Hachette (Fayard, Grasset, Stock, Lattès, Calmann-Lévy) et Editis (deuxième groupe d’édition français, comprenant Robert Laffont, Perrin, Julliard, La Découverte), le groupe Bolloré doit en effet revendre ce dernier pour respecter les règles de concentration édictées par la Commission européenne et finaliser l’acquisition d’Hachette. Bien que son fils Yannick préside le conseil de surveillance de Vivendi, c’est avec Vincent en personne que le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky (actionnaire indirect du Monde) a négocié directement le prochain rachat d’Editis. C’est également lui qui supervise les propositions de rachat de l’opérateur Telecom Italia, dont Vivendi est le principal actionnaire. Lui encore, qui discute avec le PDG du groupe de luxe LVMH, Bernard Arnault, lorsqu’il s’agit de se partager les dépouilles de l’empire Lagardère.

 

La main du faux retraité se devine partout. D’i-Télé, transformée en CNews après un mois de grève en 2016, aux journaux de Prisma Press (Capital, Gala, Géo), dont 238 journalistes ont quitté le navire après le rachat par Bolloré en 2021, les manières varient peu : prise de pouvoir à la hussarde, martingale de départs plus ou moins forcés, silences achetés avec de grosses indemnités de départ, installation de nouvelles équipes… « Il est très dangereux de dire non à Bolloré », avait osé souffler Rodolphe Belmer, en 2015, après son éviction de Canal+. A l’époque, le directeur général du groupe Canal n’avait dû qu’à l’intervention de son chauffeur, Diego, de pouvoir repasser dans son bureau avant l’arrivée du personnel de ménage chargé de vider ses affaires. Huit ans plus tard, rien n’a changé. « Cyrille Bolloré est comme son père », dit-on au sein du groupe. Sous-entendu : « Vincent » est toujours là dans l’ombre.

Les nouveaux dirigeants sont choisis d’abord pour leur loyauté, les rebelles licenciés. Les médias désireux d’enquêter sur le groupe s’exposent à des poursuites ou à des résiliations de budgets publicitaires. Les journalistes qui s’intéressent de trop près aux affaires d’Editis voient leurs contrats d’édition auscultés. Et gare aux médias jugés hostiles… Séduit par les jeunes dirigeants du magazine d’extrême droite Valeurs actuelles (VA) comme par les vedettes montantes de CNews, le directeur général de Vivendi et président du conseil d’administration d’Editis, Arnaud de Puyfontaine, a d’ailleurs un temps caressé l’idée suggérée par des journalistes de VA de publier un livre contre Le Monde.

 

Lors du rachat de Canal+, en 2015, Vincent Bolloré se targuait d’être « le meilleur programmateur de la télé ». Il se veut aujourd’hui également spécialiste de la radio et va jusqu’à se mêler du recrutement des journalistes. Il vient ainsi de sortir son carnet de chèques pour confier à Pascal Praud, tête d’affiche de CNews, la mission de remonter les audiences catastrophiques d’Europe 1, station menée en deux ans au bord du gouffre. « J’aime aller à la messe », déclarait dernièrement Pascal Praud au Journal du dimanche (JDD) un des journaux de Lagardère destinés à tomber dans l’escarcelle de Bolloré. Il confiait surtout, dans le même article, que sa grand-mère ne s’était « jamais remise de Vatican II », ce concile qui, dans les années 1960, ouvrit l’Eglise catholique à la modernité et mit fin aux offices en latin

La reprise en main de « Paris Match »

A chaque rachat, à chaque embauche, il faut donner des gages à « Bollo ». Le cas de Paris Match est exemplaire. « Match, c’est sa génération. Ça l’intéresse », explique l’une de ses amies. Après avoir volé au secours d’un Arnaud Lagardère ultra-endetté, le groupe Bolloré fait d’abord mine de laisser l’hebdomadaire vivre bride large, le temps que la Commission européenne valide l’offre publique d’achat sur Lagardère. Nommé à la tête de l’hebdomadaire, Patrick Mahé, aimable septuagénaire, présente le triple avantage d’être un ancien de la maison, un Breton très à droite et… un ami fidèle.

Mais, très vite, des mini-coups de force inquiètent les piliers et les historiques de la rédaction. En avril 2022, au lendemain de l’élection présidentielle, M. Mahé et sa directrice de la rédaction, Caroline Mangez, annoncent qu’ils ne feront pas la couverture sur le vainqueur, Emmanuel Macron. Leur argument ? « Les photos ne sont pas terribles. » Les patrons du magazine devancent-ils les désirs ou suivent-ils les ordres de Vincent Bolloré, adversaire déclaré du président ? « On a donné une petite claque à Macron », se vante, en tout cas, M. Mahé devant des caciques de la rédaction.

 

Quelques semaines plus tard, nouvelle émotion en interne : la direction offre sa couverture à un cardinal ignoré du grand public et du lectorat de Match, Robert Sarah. Une vieille connaissance africaine de M. Bolloré, un auteur de l’éditeur Nicolas Diat et, surtout, un ecclésiastique intransigeant, soucieux de voir l’Eglise retrouver ses dogmes les plus conservateurs. En août 2022, une motion de défiance de la société des journalistes (SDJ) de l’hebdomadaire à l’encontre de la direction est votée par 97 % par la rédaction. Le responsable du service politique, Bruno Jeudy, en est l’un des porte-parole : il est aussitôt prié de partir. Une star de CNews le remplace : Laurence Ferrari.

Celle-ci arrive profil bas et bonne camarade. Mais lorsque la rédaction s’insurge contre un éditorial de Patrick Mahé critiquant vertement la ministre de la culture, Rima Abdul Malak, qui rappelle qu’en cas de nouveaux dérapages sur CNews et C8 (chaînes détenues par Canal+) l’Arcom, le régulateur de l’audiovisuel, pourrait retirer leurs fréquences, Mme Ferrari offre soudain un visage différent : plus de commandes d’articles aux journalistes de son service solidaires de la SDJ, entretien préalable à licenciement pour l’une de ses membres… Laurence Ferrari signe désormais les enquêtes et même, il y a dix jours, l’éloge du tout dernier ouvrage du fameux cardinal Sarah, un livre hommage à Benoît XVI (1927-2022), ce pape dont Vincent Bolloré est si nostalgique.

 

En principe, le milliardaire devait attendre que Bruxelles valide son rachat des entités Lagardère (les journaux et maisons d’édition d’Hachette d’une part, les commerces dans les gares et aéroports de l’autre) avant de peser sur toute stratégie. En réalité, voilà bien longtemps qu’il a anticipé le passage de relais entre Lagardère et son groupe. De fait, les « Bolloré boys » se conduisent comme s’ils étaient déjà chez eux.

Qui le sait ? Des comités de rédaction informels se réunissent discrètement depuis plusieurs mois au siège de Lagardère, à deux pas de l’Arc de triomphe et du siège de Vivendi. Autour de la table, entre Patrick Mahé et Jérôme Béglé (également nommé à la tête du JDD sur l’impulsion de « Vincent »), se retrouvent aussi bien Constance Benqué, la présidente du pôle « news » de Lagardère, une « pubarde » chaleureuse mais à l’échine souple – elle a validé le changement des équipes d’Europe 1 –, parfois Arnaud Lagardère lui-même et… certains barons du clan Bolloré, comme Maxime Saada, le patron de Canal+, ou Arnaud de Puyfontaine.

« Que fait Vincent ? » « A quoi joue-t-il ? » « On l’a perdu ! » Dans les couloirs feutrés de l’édition comme dans la bouche des grands patrons du capitalisme français, les interrogations se multiplient. La violence de ses méthodes met parfois à mal – voire détruit – les valeurs des maisons qu’il rachète. Lorsque Vivendi avait acquis le groupe Editis, en 2019, il valait 900 millions d’euros. Moins de quatre ans plus tard, il en vaut moitié moins. D’autres s’inquiètent des synergies que l’industriel active pour constituer l’empire de médias réactionnaires dont il semble rêver. Les vedettes de ses médias lui doivent l’exclusivité. Les pages culture de ses journaux sont pleines d’éloges des productions maison. Ses magazines publient des reportages dithyrambiques sur les membres du conseil de surveillance de Vivendi, comme l’ancienne navigatrice Maud Fontenoy, ou les acquisitions d’alliés en affaires, tel Stéphane Courbit, dont la société LF Entertainment compte Bolloré au capital.

Illusions perdues

La retraite ? Quelle retraite ? La « bollorisation » s’accélère chaque mois, mais chacun se tait. En février, l’écrivain et académicien Erik Orsenna publie chez Gallimard Histoire d’un ogre (176 p., 18,50 euros), une critique de M. Bolloré. Mais il n’ose pas la forme de l’enquête et du réquisitoire, préférant celle du conte. Il faut dire qu’il avait signé, treize ans auparavant, une « charte des valeurs du groupe Bolloré ». Bernard Arnault lui-même ménage Bolloré. Nicolas Barré, le directeur de la rédaction du journal Les Echos (propriété du PDG de LVMH), l’a appris à ses dépens. Le 24 février, il croit bien faire en laissant passer dans le quotidien économique une critique du fameux pamphlet d’Orsenna. Or Bernard Arnault rêve encore de racheter Paris Match à Vincent Bolloré et ne veut rien faire qui puisse le contrarier. Quelques heures plus tard, l’un des barons de LVMH, Nicolas Bazire annonce à Nicolas Barré son éviction de la tête de la rédaction.

Même le milieu du cinéma français, pourtant prompt aux harangues et aux tribunes, reste totalement muet. Canal+ est le financeur en chef du secteur, et aucun acteur n’ose même chatouiller M. Bolloré. La dernière soirée des Césars, retransmise sur la chaîne cryptée le 24 février, a confirmé que l’argent reste le meilleur antidote aux polémiques : pas un mot, pas une allusion aux méthodes du milliardaire breton. A la tête de Canal+, Maxime Saada précise, lui aussi, à ses interlocuteurs quand il le faut : « Vincent est d’accord. » Sinon, on oublie. Aucun doute : « Vincent » reste l’oracle.

 

Ceux qui misaient sur la relève perdent leurs illusions. Il y a encore quelques mois, les communicants d’Havas assuraient que Yannick, avec ses costumes slim et ses ambitions passées de producteur de cinéma, et Cyrille, avec son sens des affaires et son épouse mannequin, ne partageaient en rien les nouvelles lubies identitaires et religieuses de leur père.

Mais lorsqu’il reçoit Le Monde au siège de Vivendi, dans l’ancien bureau paternel, Yannick Bolloré se contente de hausser les épaules lorsqu’on évoque devant lui l’invitation sur CNews de Renaud Camus, le théoricien du « grand remplacement », la plate-forme offerte au tribun d’extrême droite Eric Zemmour sur la même chaîne ou encore les saillies complotistes entendues dans l’émission de Cyril Hanouna sur C8 : « Il n’y a pas de projet idéologique, il y a des programmes qui intéressent les téléspectateurs, et le succès de CNews est la meilleure preuve que la diversité et la liberté d’expression rencontrent un public », oppose-t-il dans un sourire charmeur, comme si seul comptait le spectacle.

Dans cette ambiance empoisonnée par le bal des ambitions, des petites lâchetés et des courtisaneries, les dirigeants s’épient pour savoir qui a les faveurs du « très grand patron », comme dit la journaliste Christine Kelly lorsqu’elle a raconté, en mars 2022, dans une église évangélique de Créteil, son embauche par Vincent Bolloré, trois ans plus tôt.

 

Arnaud de Puyfontaine, alias « Puyf », recruté à grands frais en 2014 pour diriger Vivendi, passerait ainsi pour un prochede « Yannick » autant que de son père. « Puyf » glissait d’ailleurs volontiers que Yannick et lui étaient « cousins » lorsqu’ils présidaient l’un et l’autre Havas et Vivendi. « Depuis que Vivendi a racheté Havas, Arnaud dit qu’on est frères », précise désormais le cadet des Bolloré. Mais ses adversaires font valoir que ce même « Puyf » a lancé le rachat d’Editis, que Bolloré doit aujourd’hui remettre en vente, et le rendent également responsable des mauvais résultats de Vivendi, plombé par les quelque 3 milliards d’euros de pertes de Telecom Italia. Lui prend soin de diluer sa responsabilité : « Avec Vincent Bolloré, j’ai vu que je pouvais miser sur un actionnaire solide, une capacité d’écoute et de compréhension. Je propose, Yannick valide mes propositions. Je suis ensuite comme un chef d’orchestre et je ne me mets pas à la place du premier violon… »

« C’est mon ami, c’est donc le vôtre »

C’est toujours, encore et toujours, vers « Vincent », le faux retraité, que les regards finissent par se tourner pour deviner qui gagnera en influence lorsque les cartes seront rebattues au sein de la direction du groupe. Le moindre mot, la moindre sortie en ville de ce grand casanier sont épiés et commentés. Ainsi son passage, cet hiver, à la remise de décoration de Jean-Claude Darmon, l’ex-argentier du foot français. Il faut dire que Nicolas Sarkozy, qui connaît M. Bolloré depuis vingt ans, avait su insister pour qu’il l’accompagne. Mis en examen dans plusieurs affaires, en attente de son jugement en appel dans l’affaire dite des “écoutes”, et à nouveau convoqué par la justice en novembre prochain pour le procès en appel de l’affaire Bygmalion, l’ancien chef de l’Etat a trouvé un nouveau vivier d’influence dans les affaires de son « ami Vincent » depuis sa cooptation, à l’unanimité, au sein du conseil de surveillance du groupe Lagardère, en 2020.

 

A la tête des rédactions et des maisons d’édition qui s’apprêtent à passer de la gestion négligente d’Arnaud Lagardère à la férule autoritaire des Bolloré, certaines fines mouches ont deviné que Nicolas Sarkozy était devenu un homme-clé au sein de la « cour » Bolloré. Au JDD, personne n’a osé contester le projet fétiche de l’ex-chef de l’Etat : lancer un mensuel culturel adossé à l’hebdomadaire, malgré l’explosion du coût du papier et la difficulté de coupler de telles publications.

Le petit monde de l’édition a aussi appris qu’il y a un an Isabelle Saporta a pris les rênes des éditions Fayard, juste après une visite à l’ancien président. Elle rêve de publier son prochain livre (l’auteur Sarkozy était, jusque-là, fidèle aux Editions de l’Observatoire) et faisait partie, le 9 mars, de la petite assemblée venue accompagner M. Sarkozy aux obsèques de son père, Pal, avec… Vincent Bolloré, seul représentant du capitalisme français présent dans la nef de l’église de Neuilly.

Le 17 février, les quelque 200 participants du séminaire « top management » du groupe Lagardère, au pavillon d’Armenonville, dans le bois de Boulogne, ont pu mesurer le poids acquis par Nicolas Sarkozy dans l’édition française. Ce jour-là, Arnaud Lagardère commence par dérouler le storytelling de la vente de son groupe : « Vincent Bolloré nous assure désormais les moyens de nous développer, explique-t-il, à l’aise, sans notes ni prompteur. Nous conservons notre indépendance et nous allons pouvoir devenir le premier groupe d’édition européen. » Un an auparavant, l’héritier Lagardère expliquait déjà : « Si le nom de l’entreprise léguée par mon père doit disparaître au profit d’un nom comme celui de Vincent Bolloré, j’en serai heureux. »

 

 

Il s’adresse ensuite à l’homme assis au premier rang, face à lui : Nicolas Sarkozy. Arnaud Lagardère le remercie d’avoir joué pour lui l’entremetteur avec l’industriel breton. « Nous étions à genoux, il nous a sauvés, lance-t-il devant l’assistance, éberluée. Il ne me doit rien, je lui dois tout. C’est mon ami, c’est donc le vôtre. » Ce jour-là, au moment de quitter la pièce où se tient encore l’ancien chef de l’Etat, Arnaud Lagardère prend à part quelques éditeurs présents et glisse : « Quand vous saurez qui nous avons choisi pour diriger Hachette, vous serez sur le cul, sur le cul ! » Nul doute que cet outsider de l’édition aura lui aussi été « casté » par « Vincent » le retraité.