JustPaste.it

« L’accès à l’IVG a pour effet l’augmentation du niveau d’éducation des femmes et de leur participation au marché du travail »

Cecilia García-Peñalosa, économiste

 

Dans une tribune au « Monde », l’économiste Cecilia Garcia-Peñalosa dénonce, au-delà des enjeux moraux, les conséquences sociétales et économiques majeures découlant de l’annulation, par la Cour suprême, de l’arrêt Roe vs Wade qui légalisait l’avortement aux Etats-Unis.

 

Tribune. Le vendredi 24 juin, la Cour suprême des Etats-Unis a annulé l’arrêt Roe vs Wade de 1973, qui avait créé le cadre légal pour assurer le droit d’avorter dans tout le territoire Etats-Unis. Cette décision déplace le pouvoir à légiférer sur les interruptions volontaires de grossesse (IVG) vers les Etats, et depuis vendredi, déjà douze d’entre eux n’autorisent plus l’IVG.

 

L’annulation de l’arrêt est avant tout « un coup terrible porté aux droits (…) des femmes », comme l’a déclaré la haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet. Elle implique aussi des conséquences médicales dévastatrices. Selon The bmj, une des plus prestigieuses revues médicales britanniques, les estimations indiquent que l’interdiction de l’IVG amènerait à une augmentation de 21 % des décès féminins liés aux grossesses pour la population en général, et de 33 % pour les femmes de couleur qui, aux Etats-Unis, ont des niveaux d’études et de revenus bien plus faibles que la moyenne de la population. Bien que ces deux considérations soient à elles seules des arguments de poids pour défendre le droit à l’avortement, il est important de réfléchir aux autres conséquences sociétales de l’interdiction de l’IVG.

 

Mère adolescentes

Sociologues et économistes se sont penchés sur la question, en examinant les effets de ces lois sur la vie des femmes et de leurs enfants. Une grande partie des études se sont focalisées sur les mères adolescentes. Les Etats-Unis se caractérisent par un taux de natalité chez les adolescentes bien supérieur à celui observé dans d’autres pays à hauts revenus. Selon l’Unicef, les Etats-Unis comptaient en 2018 17,4 naissances pour 1 000 femmes adolescentes, contre 11,9 au Royaume-Uni, 8,6 en France, et un peu plus de 4 en Italie et Suède.

« La mortalité liée à la grossesse chez les femmes noires a chuté d’au moins 30 % une fois l’avortement légalisé »

Pour étudier l’impact sur les jeunes mères, les chercheurs ont exploité le fait que cinq Etats américains ont légalisé l’IVG trois ans avant l’arrêt Roe vs Wade, ce qui permet de comparer les parcours des femmes qui avaient ou qui n’avaient pas accès à un avortement dépénalisé. Toute une série de travaux, notamment ceux de Joshua Angrist, prix Nobel d’économie en 2021, a étudié ces différences entre Etats pour établir l’impact de la législation. Selon une étude de 1999 (Levine, Staiger, Kane, et Zimmerman), la légalisation de l’IVG dans certains Etats, au cours des années 1970, aurait ainsi réduit le taux de fécondité de 4 % à 11 % selon les Etats, particulièrement chez les femmes de couleur et les adolescentes.


Outre d’importantes conséquences sur la mortalité liée à la grossesse chez les femmes noires, qui a chuté d’au moins 30 % une fois l’avortement légalisé, l’impact sur les femmes a été énorme : augmentation de leur niveau d’éducation, de leur participation au marché du travail, du prestige des postes qu’elles occupent, et de leurs revenus salariaux. Ces effets ne sont pas limités aux Etats-Unis : en Norvège, où l’accès à l’avortement a été généralisé en 1975, mais existant déjà à Oslo depuis 1969, une comparaison similaire a montré que l’accès à l’IVG est lié à de plus longues études et à une meilleure performance dans le marché du travail.

 

Impact sur les enfants

En outre, ces études montrent aussi que l’accès à l’avortement a un impact non seulement sur les femmes, mais aussi sur leurs enfants, probablement à cause du manque d’opportunités professionnelles pour la mère, et du fait qu’il s’agit d’enfants non désirés. Ainsi, la légalisation de l’IVG a permis de réduire le nombre de cas d’enfants négligés, qui subissent des abus, et qui vivent sous le seuil de pauvreté, et a contribué à l’amélioration de leur niveau d’études et de leur taux d’emploi.

 

Une des conséquences les plus surprenantes attribuées à l’arrêt Roe vs Wade est son impact sur le crime. John Donohue, professeur de droit à l’université de Stanford, et Steven Levitt, professeur d’économie à l’université de Chicago, ont montré que la légalisation de l’avortement aux Etats-Unis dans les années 1970 a été un des facteurs fondamentaux du déclin du crime dans les années 1990. Ils affirment [dans leur travail « The impact of legal abortion on crime », publié en 2001], que le changement législatif a « empêché » la naissance d’enfants qui auraient grandi dans des conditions difficiles – non désirés, avec des mères trop jeunes et peu éduquées, des pères peu présents, voire absents et qui, quinze à vingt-cinq ans plus tard, se seraient trouvés attirés dans des activités criminelles. La diminution des crimes (entre un tiers et la moitié d’entre eux) aux Etats-Unis entre 1991 et 2014 serait ainsi liée à la légalisation de l’avortement. Cela a aussi été constaté, dans une moindre mesure, dans d’autres pays tels que le Canada et le Royaume-Uni.


Les travaux susmentionnés se sont focalisés sur la légalisation de l’IVG. Mais que savons-nous sur son interdiction ? En Roumanie, en 1966, le dictateur Nicolae Ceausescu a déclaré l’avortement illégal. Les travaux de Cristian Pop-Eleches, de l’université Columbia, montrent que le taux de fécondité a alors explosé. Les conséquences pour les enfants ont été nombreuses : poids plus bas à la naissance, niveau d’éducation plus faible, performances moins satisfaisantes dans plusieurs aspects du marché du travail, et plus forts taux de criminalité que leurs compatriotes nés avant le changement de la loi. Mais la Roumanie des années 1960 est très différente des Etats-Unis d’aujourd’hui… Ou l’est-elle vraiment ?

 

Cecilia Garcia-Peñalosa est économiste, directrice de recherche au CNRS, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, et membre de l’École d’économie d’Aix-Marseille.