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OpenLux : Luxembourg, radiographie d’un paradis fiscal Par Anne Michel , Maxime Vaudano , Jérémie Baruch et Maxime Ferrer

 

ENQUÊTE Multinationales, milliardaires, artistes, sportifs, criminels : l’enquête du « Monde » révèle pour la première fois de manière exhaustive ce que dissimule le centre financier du Grand-Duché.

 

C’est un secret bien gardé, un mystère persistant, une question en suspens depuis des années : que cache le centre financier du Luxembourg ? Que trouverait-on si l’on ouvrait le coffre-fort de ce tout petit Etat situé au cœur de l’Union européenne, placé par de nombreux chercheurs dans le top 5 mondial des paradis fiscaux ? L’enquête OpenLux, conduite par Le Monde avec seize médias partenaires pendant plus d’un an, apporte des réponses : 55 000 sociétés offshore gérant des actifs dont la valeur atteint au moins 6 500 milliards d’euros.

Ces sociétés fantômes sans bureau ni salarié ont été créées par des milliardaires, des multinationales, des sportifs, des artistes, des responsables politiques de haut rang et même des familles royales. Le Luxembourg agit comme un aimant pour la richesse du monde : sur un territoire de 2 586 km2, Tiger Woods et la famille Hermès côtoient Shakira et le prince héritier d’Arabie saoudite. Des centaines de multinationales (LVMH, Kering, KFC, Amazon…) y ont ouvert des filiales financières. De riches familles y font fructifier leur patrimoine immobilier.

Plus surprenant, OpenLux révèle que des fonds douteux, suspectés de provenir d’activités criminelles ou liés à des criminels visés par des enquêtes judiciaires, ont été dissimulés au Luxembourg. C’est le cas de sociétés liées à la Mafia italienne, la ’Ndrangheta, et à la pègre russe. La Ligue, le parti d’extrême droite italien, y a caché une cagnotte recherchée par les autorités transalpines. Des proches du régime vénézuélien y ont recyclé des fonds de marchés publics viciés.

 

Pour mener cette enquête, Le Monde a constitué une immense base de données qui répertorie les bénéficiaires des quelque 140 000 entités immatriculées au Luxembourg (sociétés, fondations, fonds) – c’est-à-dire leurs véritables propriétaires –, complétée par 3,3 millions d’actes administratifs et de rapports financiers. Il s’agit de documentsrécemment rendus publics, mais qui ne sont accessibles qu’au compte-gouttes sur le site du registre du commerce luxembourgeois. Le Monde a pu les extraire dans leur intégralité pour les analyser, en partenariat avec seize médias internationaux, dont la Süddeutsche Zeitung en Allemagne, Le Soir en Belgique, McClatchy aux Etats-Unis, Woxx au Luxembourg, IrpiMedia en Italie, et le consortium de journalistes d’investigation OCCRP.

157 nationalités représentées

Ces investigations confirment que le Grand-Duché est, à rebours de ce qu’affirment les autorités luxembourgeoises, un véritable centre offshore, à mi-chemin entre la City de Londres et les îles Vierges britanniques. Près de 90 % de ses « sociétés » sont contrôlées par des non-Luxembourgeois. Parmi les quelque 157 nationalités représentées dans cet étonnant « Who’s Who », les Français se distinguent : ils occupent la tête de liste avec, au total, plus de 17 000 sociétés.

Ce qu’elles abritent a de quoi surprendre : des biens de grande valeur, ici un château francilien détenu par un prince saoudien, là un vignoble dans le Var appartenant à Angelina Jolie et Brad Pitt, et une liste sans fin de villas sur la Côte d’Azur et de cossus appartements parisiens. Mais également des fleurons de l’économie française, comme Yves Rocher, Hermès, JCDecaux et Decathlon. C’est un peu comme si le Luxembourg possédait des petits morceaux de l’Hexagone.


Le cas de la France n’est pas isolé : c’est également par le biais de sociétés luxembourgeoises que des fonds d’investissement anonymes achètent des pans entiers de métropoles comme Berlin et Londres, faisant flamber l’immobilier sans être identifiables ni payer d’impôts. La liste des actifs internationaux détenus au Luxembourg n’est, ni plus ni moins, qu’un gigantesque inventaire à la Prévert : de luxueuses demeures, des chalets, des yachts, des hélicoptères, des jets privés et de gros avions, des catalogues musicaux, des droits à l’image, des œuvres d’art…

Au total, la liste des 64 458 bénéficiaires identifiés par OpenLux le confirme : le grand-duché de Luxembourg concentre une bonne partie de la fortune du monde. On y retrouve nommément au moins 279 des plus de 2 000 milliardaires mondiaux répertoriés par le magazine Forbes. Mais également 37 des 50 familles françaises les plus fortunées, telles les Mulliez, les Guerrand-Hermès ou Bernard Arnault, qui structurent leur groupe, leur patrimoine et leurs investissements à travers des dizaines de holdings luxembourgeoises.

Haut lieu de la planification fiscale

Diverses raisons peuvent expliquer le choix du Luxembourg : une position centrale dans l’Union européenne, une ingénierie financière de grande qualité, une réglementation financière taillée pour le « business », un accès direct aux institutions du pays, une vie politique stable. Mais que l’on ne s’y trompe pas : celles qui dominent sont la fiscalité et la discrétion. Elles découlent de choix politiques remontant à l’époque de l’ancien premier ministre Jean-Claude Juncker (1995-2013), devenu par la suite président de la Commission européenne.

Le Luxembourg a certes tourné le dos à ses anciens rescrits fiscaux, ces arrangements ultra-avantageux consentis aux grandes multinationales, après les révélations sur le sujet, en 2014, de l’enquête « LuxLeaks ». Mais il reste un haut lieu de la planification fiscale pour les entreprises et les riches particuliers, au travers de régimes fiscaux préférentiels. Ce qui favorise, dans certains cas, les abus et, possiblement, les fraudes.


L’ampleur du centre financier est telle que le Grand-Duché semble, de surcroît, insuffisamment outillé pour garantir un contrôle efficace sur l’ensemble des flux qu’il brasse. Ses services paraissent davantage calibrés sur la taille du pays que sur son activité offshore. Le registre du commerce ne dispose que de 59 salariés, pour faire respecter l’obligation légale de déclarer les bénéficiaires effectifs de plus de 100 000 entités, et exercer un premier contrôle des déclarations. La Commision de surveillance du secteur financier (CSSF) totalise pour sa part 900 employés, quand le secteur financier représente un quart de l’économie du pays.

Certes, le Luxembourg n’est pas le seul à s’être lancé dans la course au moins-disant fiscal. Mais c’est la première fois qu’une enquête documente le phénomène de manière exhaustive, à travers l’analyse du tissu microéconomique d’un Etat.

Les nombreuses failles découvertes par l’enquête OpenLux interrogent la capacité des États à surveiller efficacement leur écosystème financier

Cette opération vérité n’aurait pas été possible sans une directive votée par l’Union européenne en 2018, qui a exigé la création de registres publics des propriétaires réels des sociétés dans tous les Etats membres. Cette réforme historique est intervenue après une décennie de scandales financiers, qui ont culminé avec les « Panama papers », en 2016, et révélé l’ampleur du rôle joué par les sociétés opaques et les montages offshore dans le blanchiment d’activités criminelles, dont la fraude fiscale. Une décennie pendant laquelle magistrats anticorruption et administrations fiscales voyaient, dans le même temps, leurs enquêtes buter sur des sociétés écrans et des hommes de paille.

Le Luxembourg a été l’un des premiers à appliquer la directive européenne, en rendant public son registre, à l’automne 2019. En quelque sorte, il essuie donc les plâtres de la transparence. Mais les nombreuses failles découvertes par l’enquête OpenLux interrogent la capacité des Etats à surveiller efficacement leur écosystème financier, en garantissant la fiabilité de ces registres. Ainsi, près de la moitié des sociétés, fonds et fondations immatriculés au Luxembourg n’ont pas de véritable bénéficiaire identifiable, à ce jour. Or, comme le disait la directive européenne, « l’accès du public aux informations sur les bénéficiaires effectifs permet un contrôle accru des informations par la société civile (…) et contribue à préserver la confiance dans l’intégrité des transactions commerciales et du système financier ».

 

 

OPENLUX – Une enquête des Décodeurs

OpenLux est une enquête lancée par Les Décodeurs du Monde sur la face cachée du Luxembourg, un paradis fiscal situé au cœur de l’Union européenne.

Pour dévoiler les dessous du centre financier luxembourgeois, nous avons constitué une vaste base de données inédite, regroupant les propriétaires réels des 140 000 sociétésimmatriculées au Luxembourg et le détail de leurs actifs financiers. Pour cela, nous avons rassemblé des millions de documents récemment rendus publics, mais en principe accessibles uniquement au compte-gouttes dans le registre des bénéficiaires effectifs et le registre du commerce du Grand-Duché.

Pendant un an, nous avons pu les analyser en partenariat avec seize médiasinternationaux : Süddeutsche Zeitung, Le Soir, OCCRP, IrpiMedia, McClatchy, Woxx, iStories, Arij, Krik, Bivol, investigace.cz, Piauí, Tempo, Armando Info, La Nación et Inkyfada.