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« Le port du voile intégral n’est pas déterminé par la religion, mais par le rapport aux hommes »

Loin de l’image de croyantes soumises ou d’islamistes qu’on leur accole, la sociologue Agnès De Féo s’appuie sur dix ans d’enquête auprès de femmes portant le niqab pour montrer que c’est avant tout le rapport avec le sexe opposé qui détermine leur choix.

Propos recueillis par Youness Bousenna

Publié le 29 novembre 2020

Une musulmane portant le niqab, à Montreuil (Seine-Saint-Denis) en 2018.

Une musulmane portant le niqab, à Montreuil (Seine-Saint-Denis) en 2018. FRED DUFOUR / AFP

 

On parle beaucoup d’elles, mais leur voix est rare. La sociologue Agnès De Féo, elle, a interrogé une centaine de femmes portant le niqab (voile intégral) dans une enquête au long cours, commencée en 2009, quelques mois avant la polémique autour du voile intégral qui a abouti à la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Derrière le niqab. Dix ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le voile intégral est un livre saisissant, parfois dérangeant, qui permet d’appréhender sous un nouveau jour celles qui ont fait le choix de cacher leur visage.

Vous avez travaillé sur le voile intégral en France dès 2008. Quelles raisons vous ont amenée à vous intéresser à ce sujet, alors absent de l’actualité ?

J’ai commencé à étudier le voilement du visage en 2002 en Asie du Sud-Est. Lorsque je me suis dirigée vers le doctorat en 2008, mon directeur de thèse, le sociologue Michel Wieviorka, m’a poussée à traiter le sujet en France. J’ai d’abord dû digérer ma déception : recentrer mon terrain dans ce pays ne m’excitait pas du tout !

 

Puis le déclenchement de la polémique en juin 2009 sur le voile intégral, qui a débouché sur la loi d’interdiction en octobre 2010, s’est présenté comme une opportunité. J’ai pu suivre l’évolution des femmes, et surtout assister à une nouvelle tendance : l’adoption du niqab en réaction à la loi. En onze années d’enquête, j’ai rencontré environ 200 femmes « niqabées » et travaillé de façon approfondie avec une centaine. Je suis entrée en contact avec elles en les abordant de manière spontanée.

 

Le profil des femmes portant le niqab a-t-il évolué au cours de votre décennie d’enquête ?

La loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public a constitué un pivot. Avant, ces femmes étaient dans une dynamique de réislamisation, cherchant à incarner la musulmane parfaite. De la même manière que les hommes salafistes veulent imiter le prophète de l’islam, elles prenaient pour modèle ses épouses qui portaient, selon la tradition, un voile sur le visage. Elles entraient dans le salafisme en couple et connaissaient au début une jubilation dans cette complicité amoureuse.

A partir de juin 2009, le matraquage médiatique qui précède le vote de la loi va faire de la « niqabée » un modèle pour celles qui veulent en découdre avec la société. Ces « néo-niqabées » sont des musulmanes autodidactes, qui se bricolent une religiosité superficielle par Internet. Leur pratique religieuse est souvent laxiste ; la plupart ne s’investissent pas dans l’apprentissage de l’arabe, et l’une d’elles m’avouait ne pas être régulière dans la pratique de ses cinq prières quotidiennes. Elles sont souvent en difficulté sociale, souffrent de solitude et sont en rupture avec leur milieu familial.

 

Cette loi a donc encouragé ce qu’elle voulait interdire, en construisant une identité répondant au cliché que les médias donnent des pratiques rigoristes. Elle a laissé à ces femmes l’opportunité de croire qu’elles pouvaient déstabiliser notre modèle social par leur seul comportement individuel. La réislamisation visible s’est quelquefois doublée d’une radicalisation, en lien avec les représentations médiatisées de Daech [nom arabe de l’organisation Etat islamique], devenu un modèle pour celles qui ont des comptes à régler.

C’est ainsi que quelques « niqabées » françaises ont basculé dans le djihadisme, comme Naïma S., l’une des femmes sur qui j’ai enquêté, arrêtée avec un couteau et un Coran à la gare d’Austerlitz en janvier 2020, ou Emilie König, avec laquelle j’ai travaillé avant son départ en Syrie en 2013.

Le niqab comme signe de soumission à un époux violent correspond à un « imaginaire qui n’existe pas », affirmez-vous. En quoi est-ce une idée reçue ?

Durant toutes mes années de recherche en France, je n’ai jamais rencontré de femme ayant porté le niqab sous la contrainte, notamment masculine, comme s’en persuade le grand public. La plupart de ces femmes sont célibataires et se voilent le visage dans l’espoir de s’unir à un musulman rigoriste. Leur dynamique se situe à l’opposé du cliché selon lequel le niqab serait un signe d’infériorisation. Elles ne sont pas soumises, mais insoumises puisqu’elles font fi de la loi et refusent toute injonction à leur égard.

 

On pourrait les qualifier de narcissiques, et cet orgueil suscite souvent la réprobation des autres musulmanes. Du côté des hommes musulmans, presque tous me confient dans des discussions qu’ils vivraient comme une catastrophe la décision de leur épouse de porter le niqab, notamment en raison du rejet social qu’il entraîne. J’ai rencontré quelques femmes qui m’affirmaient avoir divorcé afin de porter librement le niqab que leur mari n’acceptait pas.

Ces idées reçues proviennent d’un imaginaire issu de l’héritage colonial, ainsi que le montre la production d’images de l’époque de l’Algérie française, notamment les cartes postales et les affiches touristiques exotiques qu’affectionnaient les Français de métropole. J’ai même retrouvé des timbres et des billets de banque – émis par les autorités françaises – représentant des femmes le visage voilé.

La femme arabe soumise et l’érotisme du voile ont représenté un important fantasme colonial associé, par contraste binaire, à l’homme arabe barbare, rétrograde et violent qu’il s’agit de civiliser. Cela a produit un imaginaire toujours puissant qui nous empêche d’appréhender la femme musulmane comme maîtresse de sa vie en la réduisant à une personne aliénée.

Quel est le profil des femmes qui portent le niqab ?

L’origine de ces femmes n’est pas un critère de distinction pertinent, car elles sont toutes dans une démarche de conversion, même lorsqu’elles sont issues d’un milieu culturellement musulman – auquel elles reprochent d’avoir oublié ses origines. Ces femmes se rassemblent autour d’un facteur déterminant : leur rapport aux hommes. Qu’elles soient célibataires ou pas, elles sont en quête de l’homme idéal.

« Sur le marché conjugal salafiste, le port du niqab est une plus-value qui classe les prétendantes parmi les plus attractives »

Il m’est apparu, sur ce critère décisif, trois profils de « niqabées ». Il y a d’abord celles, entre 15 et 22 ans approximativement, qui n’ont jamais vécu en couple. Elles sont en quête du musulman parfait, une sorte de prince charmant défini par les codes salafistes, mais aussi les clichés orientalistes. Elles font souvent preuve d’une grande sélectivité sur les critères physiques de l’homme qu’elles attendent. Le niqab peut aussi présenter, pour elles, une protection contre le harcèlement de rue.

 

Le deuxième profil concerne des femmes entre 20 et 35 ans. Celles-ci ont eu une ou plusieurs expériences difficiles, souvent avec un bad boy maghrébin passé par la prison et qui les a fait souffrir. En devenant salafistes, elles s’imaginent trouver un mari religieux, travailleur, responsable, intègre.

Enfin, le troisième profil concerne des femmes plus âgées, d’au moins 35 ans, qui atteignent un âge où elles ne se sentent plus regardées par les hommes. Elles portent le niqab comme un faire-valoir en signifiant leur disponibilité sur le marché matrimonial.

Le niqab serait donc un atout dans le cadre d’une stratégie matrimoniale…

Oui, sur le marché conjugal salafiste, le port du niqab est une plus-value qui classe les prétendantes parmi les plus attractives. C’est un objet convoité par celles qui ont l’impression d’avoir raté leur vie – celles que je classe dans le deuxième groupe. Elles sont persuadées qu’il va leur apporter des bénéfices, en particulier un homme qui corresponde aux valeurs morales qu’elles recherchent – ayant le sens des responsabilités –, car nombre d’entre elles sont des mères célibataires.

Mais ces unions se font par Internet sans rencontre préalable et les exposent à de nouvelles déceptions. Elles se soldent presque toujours par des échecs. Car les hommes candidats au mariage sont eux aussi dans la même dynamique sociale et psychologique – acculturés, autodidactes et en errance sentimentale. Une des femmes que j’ai suivies a résumé sa situation de déception perpétuelle avec les hommes par une formule : « Je suis amoureuse de l’amour. » Lorsque le mari tant attendu ne se présente pas, elles finissent par enlever le voile facial, à l’instar d’Alexia, qui l’a porté pendant cinq ans, m’avouant avant de le retirer : « C’est pas avec ça que je trouverai un mec. »

Vous évoquez le rapport au sexe décomplexé de plusieurs des femmes de votre enquête, notamment une qui vous confie regarder de la pornographie avec son mari. Le niqab serait donc un vêtement de séduction, voire d’érotisme ?

Le port du niqab répond chez certaines à un besoin de séduction, voire de domination. J’ai pu m’en rendre compte en Malaisie, en 2004, lors de terrains dans le Tabligh – un courant concurrent du salafisme – pour le comprendre de l’intérieur. J’ai vécu avec des femmes portant le niqab et l’ai porté avec elles.

Alors que je prenais ce vêtement pour une aberration, l’expérience de me voiler le visage m’a procuré des sensations incroyables, du fait de voir sans être vue, que je n’aurais jamais soupçonnées avant d’en faire l’expérience. Cette situation apporte de nombreux avantages, notamment en matière de séduction. D’ailleurs, celle qui m’a pour la première fois initiée au niqab m’a prévenue : « Tu vas voir, les hommes vont imaginer que tu es très belle. » J’ai aussitôt compris l’ambivalence religion-séduction véhiculée par ce vêtement.

L’invisibilité crée le fantasme, et j’ai plusieurs fois ressenti de la déception en découvrant le visage d’une femme rencontrée « niqabée » dans la rue : elle était toujours moins belle que je ne l’imaginais. Beaucoup de mes enquêtées sont d’anciennes esthéticiennes, certaines nourrissaient même des rêves de mannequinat. Le problème est qu’elles ont échoué dans les métiers de l’apparence, faute de posséder le physique exigé. Beaucoup d’entre elles sont en surpoids, voire obèses. J’ai aussi croisé des femmes dont le voile dissimulait une dentition dégradée, une verrue sur le nez ou de l’acné. Pour elles, le niqab offre une réponse à des complexes en leur permettant d’échapper aux normes de la beauté.

En même temps, le niqab comporte une dimension autoérotique. Il leur donne la sensation d’être enlacées par un homme et touche à une forme de fétichisme. Le niqab pourrait être comparé aux talons aiguilles : un accessoire qui donne une sensation de supériorité en faisant fantasmer le sexe opposé – ici, le potentiel mari salafiste. Ces femmes sont de purs produits de la société de consommation occidentale.

Au-delà du rapport à l’autre sexe, certains propos que vous rapportez sur la façon dont ces femmes cherchent à « plaire à Allah » semblent assimiler Dieu à une figure paternelle…

Oui, elles énoncent leur choix du niqab par une volonté, non pas tant d’obéir à Dieu, que de lui plaire en apparaissant dans l’espace public entièrement voilées. Certaines interprètent les insultes et agressions qu’elles subissent à cause du voile intégral comme des épreuves que Dieu leur impose par amour, pour tester leur sincérité.

« Mon travail consiste à décrire ce qu’il se passe derrière le niqab, dans l’intimité des femmes qui revendiquent leur droit au voile intégral »

Vous avez raison d’assimiler Dieu à la figure paternelle, car celle-ci est à la fois sévère et manquante. Pratiquement toutes ces femmes sont issues de familles dont les parents ont divorcé et la plupart n’ont plus de contact avec leur père. Elles ont pourtant gardé une image idéalisée de ce dernier, et cette figure exerce une puissante fascination sur elles. Il n’est pas rare que ces pères aient une profession liée à l’autorité (gendarme, commissaire de police, militaire…).

Par ailleurs, certaines ont connu des agressions sexuelles, voire des viols, parfois commis par leur propre père, et tirent un grand ressentiment de leur plainte classée sans suite. Elles n’ont pu obtenir réparation et recherchent, dans leur idéal, un mari qui les vengera, d’où leur attirance pour les hommes forts et virils. Ces femmes éprouvent donc à la fois une peur, voire un rejet, des hommes et, en même temps, le désir d’un père idéalisé et protecteur dans une relation non sexuelle.

 

Vous consacrez plusieurs pages à démonter les idées reçues sur le niqab, comme pour désarmer les critiques à son encontre. Or, doit-on s’interdire d’évoquer son port comme symptomatique, dans la mesure où celles qui l’enlèvent décrivent cette expérience comme pathologique et nocive ?

Le fait de lutter contre les idées reçues ne signifie pas que je défends le niqab. D’ailleurs, mon livre ne plaira pas aux salafistes, car j’écorne l’image pieuse de leurs « sœurs ». Se voiler le visage est le palliatif à un mal-être : on ne le porte pas quand on se sent bien dans sa tête.

Mon travail consiste à décrire ce qu’il se passe dans l’intimité des femmes qui revendiquent leur droit au voile intégral : faudrait-il s’interdire de leur demander pourquoi elles le portent ? Sous le niqab, ces femmes expriment souvent un sentiment de libération car, à un certain moment de leur vie, elles ont eu besoin de se cacher, de disparaître, tout en exhibant leur nouvelle piété.

 

Le jour où elles décident de le retirer, elles y renoncent définitivement. Le niqab devient une parenthèse dans leur vie, comme une béquille utilisée de manière temporaire pour se réparer. Cette manifestation de la religiosité extrême, aussi gênante soit-elle, nous renvoie à notre société et à la violence des normes de beauté imposées aux jeunes filles. Au lieu de prendre en compte cette réalité, la loi de 2010 est venue stigmatiser des femmes au départ absolument inoffensives, ne cherchant pas à troubler l’ordre public, ne menaçant personne.

Vous critiquez la loi de 2010 que vous assimilez à une « chasse aux sorcières ». N’est-ce pas accréditer l’argumentaire des musulmans rigoristes sur une haine d’Etat contre l’islam, alors même qu’une offensive contre les principes républicains, elle aussi documentée, s’observe depuis trois décennies ?

Au contraire, il me semble nécessaire de critiquer la loi de 2010 pour ne pas laisser aux islamistes l’argument de la victimisation des musulmans. Remettre en cause cette loi en partant du point de vue des niqabées est une façon de couper court aux divagations. Rappelons que la loi d’interdiction a stimulé les extrémistes, en motivant, par exemple, la formation du groupuscule Forsane Alizza [qui appelait à l’instauration du califat et à l’application de la charia en France], créé au moment de la polémique contre le voile intégral et dissous en février 2012, ainsi que les départs en Syrie avec une série de passages à l’acte violents.

 

Cette loi électoraliste est donc doublement perverse : elle a poussé des femmes vers le niqab tout en encourageant les radicaux. Quant à l’expression « chasse aux sorcières », ce sont certaines femmes de mon échantillon qui l’ont exprimée. Elles parlaient moins de la loi que de l’acharnement populaire proche de l’hystérie collective et du lynchage qui les a prises pour cible.

Derrière le niqab. Dix ans d’enquête sur les femmes qui ont porté et enlevé le voile intégral, par Agnès De Féo, préface d’Olivier Roy (éd. Armand-Colin, 288 p., 17,90 €).