Les incapables
Ils ont allumé un feu et n’ont aucune solution pour l’éteindre
Qu’est -ce qui a changé depuis… toujours ? Rien. La société est incapable de proposer un cadre équitable, un vivre ensemble, une répartition des richesses acceptable. Les politiques qui se succèdent s’évertuent à ne rien changer. Et quand la marmite explose, ils accusent ceux qui mijotaient dedans.
Les générations se succèdent et malheureusement se ressemblent. Il y a eu la génération Charonne, la génération 68 , la génération Malik Oussekine, la génération La Haine, il a eu la génération Zyed Benna et Bouna Traoré. Il y aura indéniablement une génération Nahel. Pour chacune, des jeunes sont nés à la politique par le truchement d’un événement tragique, d’une confrontation violente entre la jeunesse, - ou une communauté - et le pouvoir, ce dernier s’accrochant comme une bernique au rocher de ses certitudes. Comment les politiques, si prompts à nous demander de nous adapter à un « changement » présenté comme incontournable, à réclamer une « souplesse », une « adaptabilité » forcément « nécessaires » peuvent-ils être aussi rétifs à l’évolution des sociétés qu’ils prétendent « diriger » ? Au-delà de cette incongruité, comment peuvent-ils être aussi inaptes à proposer des solutions pérennes autres que la matraque, les grenades lacrymogènes ou de désencerclement et les tirs de LBD ? Seraient-ils finalement des incapables ?
Il y a une inquiétante continuité dans le discours politique. Les « jeunes » sont toujours des inconscients qui ne comprennent pas la nécessité d’un ordre social établi. Le général De Gaulle parlait de « chienlit » à propos de mai 68 sans s’interroger sur ce qui avait mené toute une génération à demander un changement profond de société. Quel était le rôle des « dirigeants » dans la perpétuation d’une société anachronique et oppressante, favorisant déjà une partie seulement de la population ?
Les jeunes, ceux par qui le désordre et la chienlit arrivent font toujours les cons la nuit. Ce qui explique assez logiquement qu'ils se fasse tuer. Ainsi, après l’assassinat de Malik Oussekine le 6 décembre 1986 par les voltigeurs (les ancêtres de la BRAV-M), Robert Pandreaud, ministre délégué à la Sécurité de Jacques Chirac explique sans trembler que « la mort d'un jeune homme est toujours regrettable, mais je suis père de famille, et si j'avais un fils sous dialyse, je l'empêcherais de faire le con dans la nuit ». Un message de mépris reçu 5 sur 5 par toute une génération. Ici non plus, aucune remise en question de la violence policière, le fait que Malik Oussekine n’était pas un manifestant n’est même pas évoqué… Quelle pouvait bien être la responsabilité de Charles Pasqua, Jacques Chirac et Robert Pandraud dans le laisser aller sur la pente glissante de la violence et de la bavure policière qui ont mené à l’assassinat de Malik Oussekine ? Qu’est-ce qui peut pousser plusieurs policiers entraînés à rouer de coups un jeune homme ? On se le demande… (non).
En octobre 2005 des gamins de Clichy-sous-Bois rentrent d’une après-midi passée à jouer au foot sur un stade. La police, alertée par un « voisin [trop] vigilant » poursuit des « jeunes », forcément des « voleurs ». Zyed Benna et Bouna Traoré se réfugient dans un poste de transformation électrique. Ils meurent électrocutés. Leur décès déclenchera l’épisode des « émeutes de 2005 ». Les policiers sont poursuivis pour « non-assistance à personne en danger » et « mise en danger délibérée de la vie d'autrui » mais seront relaxés. Là encore, au cours d’un unique discours télévisé, le président de l’époque a félicité les forces de l’ordre et déploré « la crise de sens » et la « crise de repères » de la jeunesse. Il a toutefois eu un mot d’inclusion pour les jeunes en leur assurant « qu’ils sont tous les fils et les filles de la République ». On aurait souhaité que la République s’occupe un peu mieux de tous ses enfants, comme le voudrait le pouvoir actuel.
Pourquoi réfléchir alors qu'il suffit de frapper ?
Mais toujours pas question de faire un peu d’introspection pour tenter de comprendre comment on en arrive à de telles révoltes. Peut-on changer quelque chose pour éviter ces poussées de violence ? A quoi bon, semblent dire nos « dirigeants » qui préfèrent systématiquement rappeler leur « soutien aux forces de l’ordre », tourner le dos aux sciences sociales, comme Manuel Valls lorsqu’il avait lancé à propos du terrorisme que « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». Inutile de tenter de comprendre comment un homme peut aller au bout de l’horreur en termes de violence, il suffit de punir, semblait dire Manuel Valls, préférant, dans la lignée de ses prédécesseurs, la matraque, le gaz lacrymogène et, dans le cas du terrorisme, les bombes et les forces spéciales à l’analyse pour entamer une réflexion menant à une évolution civilisationnelle, à un meilleur contrat sociétal. Certains diront qu’à choisir entre les deux méthodes… Mais justement, est-on obligés de choisir ? Ne peut-on pas allier fermeté républicaine ET analyse pour améliorer le contrat qui nous unit ?
Aujourd’hui, le pouvoir n’innove pas. Emmanuel Macron a stigmatisé les jeunes qui sèment le chaos dans les rues : « Les plateformes et les réseaux sociaux jouent un rôle considérable dans les mouvements des derniers jours. Nous avons vu sur plusieurs d’entre elles - Snapchat, TikTok et plusieurs autres - à la fois l’organisation de rassemblements violents se faire, mais une forme de mimétisme de la violence [...] ce qui, chez les plus jeunes, conduit à une forme de sortie du réel, et on a le sentiment parfois que certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués. »
Le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti a quant à lui donné quelques coups de menton et joué le rôle du père fouettard. « Que les parents tiennent leurs gosses […] Si vous avez 14, 15 ,16 ans, vous restez chez vous ! » a-t-il lancé à l’adresse des gamins et des parents. A ces injonctions, le garde des Sceaux - dont le fils est mis en examen et placé sous contrôle judiciaire dans le cadre de soupçons de violences conjugales – a ajouté des avertissements qui tiennent tout de même de la menace : « le Code pénal punit de deux ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende chaque fois que les parents, par leur désinvolture coupable, mettent en péril l'éducation, la moralité et la sécurité de leurs enfants. Ceux-là méritent d'être punis ».
« Je sais qu’en 2019, le Parlement a interdit la fessée mais très franchement, de vous à moi, vous attrapez votre gamin qui descend dans la rue pour brûler des véhicules de police, pour caillasser des pompiers ou piller des magasins, la méthode c’est quoi ? C’est deux claques et au lit. C’est ce que faisaient nos grands-parents », a pour sa part indiqué Hugues Moutouh, le préfet de l’Hérault. La bonne petite claque comme réponse à des émeutes, il fallait y penser. Et les leçons de morales, lorsque l'on a été condamné par la Cour de discipline budgétaire, comme l'avait révélé Mediapart, c'est un peu cocasse. Le séparatisme, c’est aussi, peut-être, la volonté d’une partie de la population qui bénéficie amplement du contrat social, de pouvoir continuer à exploiter le reste de la population, accaparer tout ce qui peut l’être et de distribuer des claques, des grenades, du gaz lacrymogène et des tirs de LBD dans la tête de ceux qui osent prétendre à mieux que les miettes qui leur sont données ?
Personne ne se demande, côté « dirigeants », s’il n’y a pas matière à se réunir et à revoir de fond en comble le contrat social. Personne ne s’interroge sur ce qui peut amener un policier à mettre en joue un enfant avec son arme de service. « C’est le moment pour le pays de s’attaquer sérieusement aux profonds problèmes de racisme et de discrimination raciale parmi les forces de l’ordre », a pourtant indiqué Ravina Shamdasani, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, après la mort de Nahel. Le problème des contrôles au faciès n’est par exemple pas récent et rien n’a jamais été fait réellement pour y mettre fin.
Les syndicats Alliance et UNSA-Police ont d’ailleurs donné une image terrible de leur vision du contrat social. Dans un communiqué commun, ils sont évoqué les « hordes sauvages » pour parler des jeunes. « L’heure n’est pas à l’action syndicale, mais au combat contre ces “nuisibles” » ont-ils ajouté. « Aujourd’hui les policiers sont au combat car nous sommes en guerre. Demain nous serons en résistance et le gouvernement devra en prendre conscience », poursuivent les deux syndicats. En guerre ? Quel est le message quand (une partie de) la police se déclare « en guerre » contre une partie de la population qu’elle est censée au contraire servir au contraire ? Le maintien de l’ordre, ce n’est pas la guerre. Que répond à cela l’exécutif qui dirige la police ?
Rien.
Dans toutes ces réponses gouvernementales il n’y a donc que promesses de répression et de maintien du statu quo. Que les pauvres restent pauvres, que quelques milliardaires puissent continuer leur prédation tout en profitant d’un cadre législatif aux petits oignons leur permettant une optimisation sociale aberrante mais oh combien lucrative, que l’urgence sociale dans les quartiers où aucun dirigeant politique n’accepterait de vivre reste ce qu’elle est, que la police continue à faire du contrôle au faciès, que personne ne se penche sur les policiers qui affichent clairement leur appartenance à la droite la plus extrême avec des tatouages tout à fait visibles, que les préfets puissent continuer à mentir dans les minutes qui suivent un drame, pourvu que cela contribue, espèrent-ils, à étouffer un scandale de plus. Pourvu que la police continue à imposer « l’ordre ». Pourvu qu’elle ne lâche pas l’exécutif en rase campagne. C’est sans doute pourquoi le gouvernement n’a pas bougé un sourcil après le communiqué de presse séditieux des syndicats Alliance et UNSA-Police.
Car que se passe-t-il réellement depuis des lustres ? L’exécutif déroule des « réformes » ultra-libérales qui ne profitent qu’à une couche supérieure de la population, celle que l’on désigne désormais par « les 1 % ». Les textes s’accumulent, ils permettent la prédation. C’est à dire l’accaparement sans limite de la richesse par quelques-uns. Cette prédation a des effets délétères sur les classes les moins privilégiées et sur les classes moyennes qui ont quasiment disparu. Lorsque les 99 % n’en peuvent plus et descendent dans la rue, il faut maintenir un « ordre ». Cet ordre, ce n’est plus le respect du pacte social, c’est l’ordre qui permet à quelques-uns de continuer leur prédation. Pour cela, les « dirigeants » ont militarisé les policiers qui bénéficient désormais, on l’a encore vu récemment, de blindés, de drones, d’hélicoptères, d’armes de guerre en masse…
La police se met donc au service d’un ordre qui est tout sauf républicain. A bien y réfléchir, on a pris la Bastille pour à peu près la même chose. Le pain et la brioche… L’image est dans toutes les têtes. Comment ne pas percevoir une similitude lorsque l’on voit des enfants récupérer de la nourriture dans leurs pillages. Qui pille de la nourriture sinon celui qui a faim ou pour qui il est désormais difficile de s’approvisionner en produits alimentaires ? N’est-ce pas un signal terrible pour une démocratie et un pays économiquement développé ?
Quelle réponse, autre que la matraque, propose Emmanuel Macron ? Pour sa première sortie après la mort de Nahel, le président s’est rendu auprès des forces de police pour les assurer de son soutien. Et qu’a-t-il dit ? Qu’il faudrait sanctionner « financièrement » les parents des enfants qui commettent des délits. « Il faudrait qu'à la première infraction, on arrive à sanctionner financièrement et facilement les familles », a affirmé le chef de l'État lors d'un échange avec six policiers de la BAC (Brigade anti-criminalité) dans une brasserie du nord de Paris, explique l’AFP. « Une sorte de tarif minimum dès la première connerie », a-t-il précisé. Le président n’a toutefois pas indiqué si cette sanction s’appliquerait à tout le monde.
Par exemple à Éric Dupond-Moretti dont le fils Raphaël Dupond-Moretti mis en examen dans une affaire de soupçon de violence conjugales. Ou à Éric Zemmour, dont le fils Hugo Zemmour a été « mis en examen pour blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail (ITT) inférieure ou égale à trois mois, avec deux circonstances aggravantes : son alcoolémie positive, et la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité. Enfin, le juge d’instruction a retenu une autre infraction : transport d’arme de catégorie D », selon Le Parisien, qui rendait compte de l’accident de voiture provoqué par Hugo Zemmour. Est-ce que cela s’appliquera à Valérie Pécresse dont le fils Clément a été arrêté en possession de plusieurs grammes de cannabis ? Cette sévérité s’appliquera-t-elle à Nadine Morano dont le fils Grégoire a été arrêté, soupçonné d’avoir fait un délit de fuite après un accident de voiture en étant positif à la cocaïne (en récidive) ?
Loin de nous l’idée de vouloir opposer des situations, comme l’on fait tant de personnes sur les réseaux sociaux ces derniers jours. Les uns listant le nombre de morts ou de blessés côté forces de l’ordre, les autres, les morts côté manifestants. Ne peut-on pas plutôt espérer pas de morts du tout, faire société, construire des communs, refuser la polarisation, s’écarter des politiques dont le fonds de commerce est de cliver la population ? De nombreux amis américains disent désormais ne pas écarter complètement le risque d’une nouvelle guerre civile. N’a-t-on tiré aucun enseignement de la période Trump ? Ne voit-on pas les similitudes avec ce qui se déroule désormais en Europe et donc également en France ?
Mais sans opposer des situations, on peut questionner le « deux poids, deux mesures » permanent qui divise la société. Les politiques sont prompts, ces jours-ci, à pointer du doigt les parents qui ne « tiendraient pas leurs enfants » mais ne se précipitent pas pour désigner à la vindicte populaire les enfants (et leurs parents) de leur catégorie sociale qui mettent en danger la vie d’autrui.
Certains diront que c’est une forme de racisme de classe, d’autres que c’est une manière de demander aux autres ce que l’on ne fait pas soi-même, estimant sans doute inconsciemment que certaines règles ne s’appliquent pas à soi-même, pour x ou y raisons. Le résultat est le même et il se lit dans les crises successives et la violence qui monte comme seule réponse. Nuit debout, Gilets jaunes, Réforme des retraites, meurtre de Nahel. Dans la même ligne, les condamnations qui sont en train de tomber dans les tribunaux en comparution immédiate montrent que l’émotion prend le pas sur le droit. Le Syndicat de la Magistrature a d’ailleurs publié un communiqué de presse titré « Mort de Nahel : ce n’est pas à la justice d’éteindre une révolte » . Des primo-délinquants ont été condamnés à quelques mois de prison ferme avec mandat de dépôt. C’est à dire que bien qu’ayant un casier vierge, ils ont été incarcérés après l’audience. Leur peine n’est donc pas aménagée comme c’est le cas normalement en dessous d’un an de prison.
C’est le cas de Yamadou qui a pris quatre mois fermes pour avoir tiré un feu d’artifice en direction des forces de l’ordre. Ce type de « message » peut être interprété de plusieurs manières. Quelques-uns se diront que la sanction est lourde et ne tireront pas u plus de feux d’artifices sur les forces de l’ordre. D’autres se diront qu'il vaut mieux voler un bœuf qu’un œuf. En effet, dans le même temps, Nicolas Sarkozy, condamné deux fois à un an de prison ferme n’ira pas en prison… Doit-on faire, comme l’a fait Mediapart, la liste des politiques pris dans la tourmente judiciaire et qui ne verront jamais la porte d’une cellule ? Même lorsqu’il s’agit de détournement de fonds publics ou de prise illégale d’intérêt. Cette liste est interminable.
Ceux qui fustigent les jeunes feraient bien de les éduquer par l’exemple plutôt que par des injonctions et des menaces de coups ou de balles dans la tête. Car en refusant la réflexion de fond, en ne proposant pas de solutions politiques, en ne privilégiant que la répression, en étant si loin d'être irréprochables judiciairement parlant, ils participent, encore et toujours à l’apocalypse sociétale qui vient...
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