À Hénin-Beaumont, la difficile lutte des militants face à l’extrême droite
Dans cette ville du Pas-de-Calais tenue par le Rassemblement national depuis 2014, associations, syndicats et opposants politiques continuent, malgré les pressions, de lutter contre l’extrême droite et le découragement.
Mediapart, 25 mai 2024 à 12h15
Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais).– Le ciel est menaçant sur la place Wagon, dans le centre-ville d’Hénin-Beaumont. Deux petits barnums sont installés devant un bar de la commune qui sert de vitrine au Rassemblement national (RN) depuis dix ans. Ici, le maire – réélu au premier tour en 2020 avec 74,21 % des suffrages exprimés – s’appelle Steeve Briois. Et la députée de la circonscription, Marine Le Pen.
Dans les enceintes poussées à fond résonnent les paroles de la chanson « Marine » de Diam’s : « Moi j’emmerde, j’emmerde, j’emmerde... qui ? Le Front national ! » Au même moment, à quelques minutes de là, plusieurs milliers de personnes sont rassemblées dans le gymnase de la ville pour assister au meeting de Jordan Bardella et Marine Le Pen. La salle principale étant pleine, il a fallu en ouvrir une deuxième pour retransmettre la soirée sur un écran géant.
À l’initiative du collectif féministe européen « Ma voix, mon choix », une cinquantaine de personnes se sont réunies pour un contre-meeting, dans le cadre d’une campagne pour le droit à l’avortement. Une initiative citoyenne européenne a été lancée, avec l’objectif de récolter un million de signatures afin de proposer au Parlement européen de rembourser l’accès à l’IVG aux habitantes des pays européens qui y sont hostiles. En un mois, 330 000 signatures ont été collectées.
Les militantes ont réussi à rassembler les forces de gauche. Outre Marine Tondelier, secrétaire nationale des Écologistes et élue d’opposition à Hénin-Beaumont depuis dix ans, sont aussi présents le secrétaire général du Parti socialiste (PS), Pierre Jouvet, en troisième position sur la liste de Raphaël Glucksmann pour les européennes, et la députée La France insoumise (LFI) Raquel Garrido.
Le petit rassemblement a lieu à l’extérieur, malgré les prévisions météo : impossible de trouver une salle dans cette municipalité tenue par l’extrême droite. « On est déjà allées dans une vingtaine de villes, explique Alice Coffin, élue écologiste à Paris. Les seules où on a eu des difficultés, c’est Fréjus, Moissac, et maintenant Hénin-Beaumont. » Trois villes gérées par le RN.
L’élue raconte les galères, entre la location d’une salle de réunion d’hôtel en périphérie de Fréjus (Var) ou le refus reçu d’un loueur de salle à Hénin-Beaumont, qui annonce quelques heures après la demande que, mince, la salle vient tout juste d’être réservée. Il a fallu se rabattre sur la place Wagon, avec le concours de Fabrice Guillaumet, qui tient son bar depuis trente-deux ans et permet un accès à l’électricité - et à quelques bières. Il assure « ne pas être un bar militant », revendique d’accueillir tout le monde. « Moi, je n’ai pas de pression. Et puis surtout je m’en fous. »
En tant qu’élue d’opposition, Marine Tondelier connaît bien ces difficultés et sait à quel point il est compliqué de militer dans le secteur. « Quand ils sont arrivés, ils ont tapé sur des gens pour faire des exemples. Les Roms, La Voix du Nord [quotidien régional – ndlr], les syndicalistes et moi-même, raconte-t-elle. Tous les mois, ils me défoncent dans le journal municipal. Ils te font comprendre que tu as le droit de ne pas être d’accord avec eux, mais qu’il vaut mieux que tu restes tranquille. »
Entre autocensure et indifférence
Une pression que ressentent aussi les militants associatifs comme David Noël, enseignant et responsable local de la Ligue des droits de l’homme (LDH), « engagé depuis le 21 avril 2002 ». En 2014, dès son arrivée à la mairie, Steeve Briois a privé l’association de son local, l’obligeant à se délocaliser dans une commune voisine. Depuis, le militant constate, amer, l’indifférence d’une grande partie de la population et les réticences de certains à prendre un tract ou simplement à être vus en compagnie de ceux que la mairie considère comme des adversaires.
« Il y en a beaucoup qui ne voient pas dans le maire le politicien avec son idéologie, mais uniquement le premier magistrat de la commune, le gestionnaire, regrette David Noël. On essaie de leur dire qu’ils participent à la normalisation d’un parti qui reste profondément d’extrême droite, nationaliste. Pour moi, sur une barricade, il n’y a que deux côtés... »
Au conseil municipal, la lutte contre l’extrême droite est là aussi étouffée. Avec seulement quatre élu·es, le groupe d’opposition peine à exister et se heurte à l’utilisation effrénée du journal municipal pour le dénigrer. « Il y a eu un gros travail du RN pour discréditer La Voix du Nord, les médias et les oppositions, ce qui fait que les gens n’ont plus confiance, explique à Mediapart Inès Taourit, qui préside le groupe divers gauche. En tant qu’élus, ils refusent toute contradiction et mentent aux gens, ce qui rend notre travail encore plus compliqué. On doit mettre beaucoup d’énergie juste pour expliquer que non, on n’est pas hystériques, ou que ce qui a été dit à notre propos est un mensonge. »
Marine Tondelier, qui vit toujours à Hénin-Beaumont, se retrouve fréquemment face à des gens surpris lorsqu’elle discute avec eux. « Il y a vraiment un effet performatif, quand je fais du porte-à-porte les gens me disent “ah mais vous êtes sympa en fait”. Ils me font vraiment passer pour une folle hystérique », dit-elle. Même attitude avec les militants syndicaux. Agent de la fonction territoriale à la mairie et militant Sud-Solidaires, Djelloul Kheris est régulièrement ciblé dans des mails envoyés par la mairie à tous les agent·es pour discréditer son action syndicale.
« Ça met une pression énorme et ça a des effets sur la mobilisation, affirme-t-il. C’est plus compliqué de mobiliser les agents, même pour leurs droits. Il y a beaucoup d’autocensure. » Il se remémore un débrayage de quarante-cinq minutes organisé pour protester contre la suppression de RTT. Sur la cinquantaine d’agents partants pour la mobilisation, seuls sept ont finalement participé à l’action. « Les agents étaient pétrifiés, ils disaient qu’ils n’avaient pas envie d’avoir de problèmes, ils ont laissé tomber. »
Inès Taourit, présidente du groupe municipal d’oppositionTout a une fin, même l’enfer.
Venu faire campagne jeudi 23 mai à Hénin-Beaumont, Aurélien Le Coq, en dixième position sur la liste LFI, insiste sur la nécessité de ce travail de terrain pour lutter contre l’extrême droite : « Le RN localement fait tout pour mentir, pour dissimuler son vrai visage. La seule manière qu’on a de faire reculer ce parti et de permettre aux habitant·es d’Hénin-Beaumont d’en comprendre la réalité, c’est d’aller les voir, d’aller discuter avec eux. »
Ce militant de 27 ans revendique l’efficacité des porte-à-porte pour déconstruire les discours du parti d’extrême droite et les confronter à la réalité des votes. « Il y a finalement peu de militants politiques qui vont sur le terrain pour aller expliquer aux gens quelle est la réalité des propositions du Rassemblement national, dit-il. Quand on le fait, on se rend compte que oui, les gens sont à l’écoute, oui, les gens sont intéressés. »
David Noël, le responsable local de la LDH, assure ne pas perdre espoir, malgré les résultats électoraux décourageants. À Hénin-Beaumont, Marine Le Pen a engrangé 67 % des suffrages exprimés au second tour de la présidentielle de 2022. « Quand on voit ça, il y a de quoi se dire que le combat va être vraiment de longue haleine, poursuit le militant. Mais les combats doivent se mener, doivent être organisés sur la longue durée. Moi, je ne suis pas résigné. » L’opposante municipale Inès Taourit abonde : « Tout a une fin, même l’enfer. »
En marge du contre-meeting féministe, l’écologiste Alice Coffin confie son inquiétude : « On retrouve au niveau local, en France, les discussions avec les militant·es qu’on a avec la communauté lesbienne européenne quand on va faire des actions en Hongrie ou au Kazakhstan. C’est devenu des enclaves où il faut prendre beaucoup de précautions quand on veut militer, où les gens ont peur, et on retrouve ça dans ces communes. »
Au micro, Marine Tondelier martèle : « Partout où l’extrême droite gagne, les droits des femmes reculent. Ils considèrent qu’ils sont chez eux ici, mais vous aussi, vous êtes chez vous. » À quelques centaines de mètres de là, dans le gymnase de la commune, le maire Steeve Briois commencent son discours devant des milliers de militant·es du RN : « Hénin-Beaumont, c’est ma ville. »