La galaxie Grand Frais, un système implacable pour limiter les droits des salariés
Par Cécile Prudhomme
« La cadence, la cadence, la cadence. Tout est millimétré. » En commençant sa journée de travail trois heures avant l'ouverture de l'un des 316 supermarchés Grand Frais de France, Antoine – son prénom a été changé par crainte de représailles –, employé du rayon des fruits et légumes, sait déjà à quoi s'attendre. Ce trentenaire aux cheveux courts commence toujours par « bien refaire le tri, tailler toutes les croûtes noircies des salades, enlever les premières feuilles des choux… », avant de disposer l'arrivage du matin dans les rayons « selon une technique bien précise qu'il faut respecter ».
Pas question de « retourner les cagettes pour les vider dans le rayon », ni de « monter les pommes goldens, trop fragiles, sur deux étages », il doit « placer une par une les bottes de radis », bien aligner les concombres les uns après les autres « en quinconce » … Faute de quoi, il risque de faire baisser sa note mensuelle – résultante à la fois de son travail et de son comportement –, qui améliore ses fins de mois d'une prime pouvant aller jusqu'à 150 euros brut.
Avant que les premiers clients poussent les portes de son supermarché, tout doit être « bien rangé à plat pour avoir le maximum d'impact visuel », précise-t-il. Mais aussi après, quand les rayons se vident. Entre tous ses « va-et-vient avec la réserve », à porter parfois des « colis de bananes de 20 kilogrammes » pour réajuster les étals au fil des ventes, Antoine marche « entre 8 et 9 kilomètres par jour ». Ce rythme-là, d'ailleurs, lui a déclenché une dorsalgie il y a quelques mois, qu'il a soulagée avec des antibiotiques, quand certains de ses collègues en sont à porter discrètement des ceintures dorsales sous leurs vêtements.
Bienvenue chez Grand Frais, enseigne en pleine croissance (130 magasins il y a dix ans, 316 aujourd'hui), mais aussi système implacable, avec son aspect extérieur attirant et ses rouages complexes. Côté face, ce sont des magasins inspirés des halles alimentaires de Paris, avec des étals de fruits et de légumes brillants comme s'ils venaient d'être récoltés et rangés aussi esthétiquement que sur une photo publiée sur Instagram, qui donnent aux clients l'envie de tout acheter, et aux concurrents de les imiter. Côté pile, une galaxie composée de plusieurs centaines de sociétés et un savant découpage de microentreprises qui étouffe tout dialogue social.
Trois marques
Fondé en 1992 à Givors, dans la région lyonnaise, par Denis Dumont, grossiste et fils de grossiste – quatorzième personnalité française la plus riche de Suisse en 2022, selon le magazine Bilan –, le concept Grand Frais se décline avec trois marques : les supermarchés Grand Frais, dont le 316e a ouvert le 3 juillet à Marseille, et ses points de vente de près de 1 000 mètres carrés dans des zones commerciales ; l'enseigne Fresh, au logo vert et blanc, et ses 52 supermarchés de moins de 500 mètres carrés qui se développent depuis 2017 dans des petites villes de province ou leur périphérie ; et, enfin, Mon-marché.fr, un service de commande en ligne sur Paris et sa proche banlieue, lancé en mars 2020, dont le premier magasin a ouvert le 27 mars dans Paris.
Deuxième enseigne d'« alimentation spécialisée » préférée des Français en 2024, derrière Picard, dans le classement EY-Parthenon, Grand Frais attire un panel très large de consommateurs, dont une forte proportion de clients intéressés par son offre pléthorique de légumes et fruits exotiques. Vingt et un pour cent des ménages y font leurs achats de produits frais, à raison de dix fois par an, et dépensent en moyenne 25 euros à chaque visite, d'après le panéliste Kantar.
De quoi réaliser « plus de 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires » par an, confiait, en janvier, au magazine LSAHervé Vallat, l'ancien président du directoire de Prosol, à la fois fournisseur et maison mère de Grand Frais, lequel contribue par ses produits à « plus de 60 % » de l'activité des halles alimentaires. M. Vallat a cédé sa place, le 15 avril, à Jean-Paul Mochet, ancien patron de Franprix et de Monoprix. Contactée, la société ne communique pas de résultats et relaie la progression (+ 0,4 point en un an) de la part de marché de Grand Frais établie par Kantar, qui atteint 4,6 % en volume sur le segment des produits frais traditionnels.
Chaque magasin est une société à part entière
Dans un secteur aux mains de quelques grands acteurs, cette percée laisse admiratifs les connaisseurs du métier, d'autant qu'elle cache une complexité capitalistique unique dans la grande distribution. Chaque magasin est une société à part entière, construite sous forme de GIE (groupement d'intérêt économique). Il y a par exemple le « GIE Grand-Quevilly » pour le Grand Frais de cette commune près de Rouen, le « GIE de Pontivy » pour celui de la ville du Morbihan du même nom…
Chaque GIE est partagé entre ses membres, des partenaires qui interviennent dans ses rayons. La société Despi, propriété de la famille Despinasse, gère le rayon boucherie de la plupart des Grand Frais. Euro Ethnic Foods (ex-Agidra), fondé par la famille Bahadourian et dont le fonds d'investissement PAI Partners détient 60 %, s'occupe de la partie épicerie. Enfin, Prosol gère tout le reste avec deux sociétés (Prosol Exploitation pour les fruits et légumes et la poissonnerie, et Crèmerie Exploitation pour la crémerie). Pour compliquer encore un peu plus les choses, Prosol a annoncé, mardi 2 juillet, l'acquisition à l'automne de Novoviande, le réseau de boucheries qui intervient dans trente-neuf Grand Frais de la région parisienne.
En matière économique, chaque prestataire récupère le chiffre d'affaires qu'il réalise dans le magasin, et les dépenses concernant les « parties communes » (encaissement, parking, déchets…) sont, à la manière d'un immeuble en copropriété, réparties entre tous les intervenants. Rien de tout cela, en revanche, chez Fresh ou Mon marché, entièrement aux mains de Prosol, dont le fonds d'investissement Ardian est actionnaire majoritaire aux côtés de M. Dumont. « Grand Frais, c'est juste une enseigne, pas une société », résume Frédéric Leschiera, membre du bureau du syndicat SUD-Commerces et Services pour la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Tous les salariés d'un magasin Grand Frais ont ainsi le même lieu de travail, mais pas le même employeur. « Officiellement, on n'est pas collègues sur le papier », confirme Antoine, salarié de la microentreprise qui gère les fruits et légumes de son magasin, différente de celle du Grand Frais situé à moins de 10 kilomètres du sien. En effet, quelques mois avant l'ouverture de chacun de ses supermarchés, la galaxie Grand Frais crée de nouvelles sociétés. « Le potager de Clermont Cristal » et « Le fromager de Clermont Cristal » sont nés le 18 avril 2023 pour alimenter le Grand Frais de la rue Ernest-Cristal, à Clermont-Ferrand, qui a ouvert le 15 novembre 2023. « Le primeur des Sables-d'Olonne » et « Le fromager des Sables-d'Olonne » ont été créés le 12 juillet 2023 pour le Grand Frais des Sables-d'Olonne (Vendée) ouvert le 27 mars… Ces quatre petites entreprises sont, d'après leurs statuts, domiciliées à Chaponnay, dans le Rhône, à l'adresse de leur « gérant », Prosol Gestion.
« Ils ne veulent pas de syndicats »
Dans chaque supermarché (qui peut employer au total entre quarante et cinquante salariés), « aucune de ces sociétés ne dépasse les onze salariés », le seuil déclenchant des obligations sociales et les cotisations qui en découlent, « et il n'est plus possible d'avoir des délégués de site par magasin depuis qu'ils ont été supprimés par les ordonnances Macron de 2017 », explique M. Leschiera. Ce syndicaliste s'était plongé dans les méandres de la galaxie Grand Frais lors d'une action en justice, fin 2022, pour faire reconnaître que les employés des fruits et légumes de trois magasins rhodaniens travaillaient en réalité pour un même groupe, Prosol.
De fait, avec un tel morcellement de structures, il est presque impossible pour les organisations syndicales de faire entendre leur voix, « sauf à aller devant les tribunaux », constate Sylvie Vachoux, secrétaire fédérale de la CGT-Commerce . « Ils ne veulent pas de syndicats, poursuit-elle . Le montage est fait pour qu'il n'y en ait pas. Ce n'est pas le même concept qu'Intermarché ou Leclerc [deux réseaux dont les magasins sont aux mains de petits patrons] , où les salariés sont, malgré tout, régis par une même convention collective sur la surface de vente. » Chez Grand Frais, certains dépendent de la convention du commerce de détail alimentaire spécialisé ; d'autres, comme les bouchers, sont régis par celle du commerce et de l'artisanat.
En janvier 2023, le tribunal judiciaire de Lyon a néanmoins reconnu l'existence d'une seule unité économique et sociale transversale sur les magasins de Rillieux-la-Pape, Bron et Pierre-Bénite, et ordonné la tenue d'élections pour la mise en place d'un CSE (comité social et économique). Prosol a fait appel et la procédure a été renvoyée à septembre 2025. Mais, entre-temps, les élections se sont tenues. « Et ils ont mis le paquet pour qu'on ne les remporte pas, se souvient M. Leschiera. M. Vallat, qui réside en Suisse et que les salariés n'avaient jamais vu, est même venu en personne, se positionnant à l'entrée du bureau de vote pour faire comprendre à celui qui votait au premier tour que c'était fini pour lui. » Résultat, seulement trois votants pour une liste SUD qui a connu beaucoup de désistements de salariés, et un second tour remporté par des « candidats maison ». « Ce genre de méthodes, on les connaît dans le milieu du déchet habituellement, mais dans le commerce, c'est plus rare », souligne Dany Faribeault, du syndicat SUD-Commerces et Services Auvergne-Rhône-Alpes.
Une grève aux allures d'événement
Interrogée sur une quelconque volonté de brider la représentativité du personnel en multipliant les microentreprises, la maison mère de Grand Frais s'en défend. « Nous maintenons un dialogue social permanent avec nos équipes et mettons tout en œuvre pour répondre à leurs attentes », indique une porte-parole de Prosol, préférant mettre en avant qu'avec « son organisation autour de métiers différents, on est plus proche du compagnonnage que d'une entreprise classique. Nous sommes des spécialistes, plusieurs commerçants indépendants. Chaque rayon a ses propres spécificités, et les équipes sont donc expertes des produits présentés ».
Autant dire qu'avec une telle organisation le mouvement de grève qui a débuté le 10 juin 2023 au magasin Grand Frais de Saint-Priest-en-Jarez (Loire) avait des allures d'événement. Soutenus par la CGT, une petite vingtaine d'hôtes et hôtesses de caisse – salariés, eux, du GIE de leur magasin – réclamaient « des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail », distribuant des tracts et faisant signer des pétitions aux clients.
Face au mouvement qui menaçait de s'étendre comme une traînée de poudre à d'autres Grand Frais, la direction a fini par consentir à quelques améliorations : « Une augmentation de 5 % de la prime de fin d'année qui tient lieu de treizième mois ; un samedi de repos tous les deux mois ; le travail du dimanche sur la base du volontariat… », résumait à la fin du conflit la CGT, pour qui, « après quatre semaines de grève et d'âpres négociations, la principale revendication d'augmentation de salaire n'a pas été satisfaite ». Mais l'incendie a été éteint.
Des journées de dix heures, port de charges lourdes…
Difficile d'espérer une amélioration des conditions de travail d'après Jérémy (son prénom a été modifié à sa demande), qui, plusieurs mois après avoir quitté l'entreprise, se souvient encore d'un quotidien bien différent de chez Carrefour, son précédent employeur. « Beaucoup de pression, analyse-t-il avec le recul . Des journées débutant à 10 heures et se finissant à 20 heures, avec une pause de seulement quinze minutes… qui pouvait monter à vingt-cinq minutes si on était bien vu par le directeur. » Antoine, toujours en poste, dénonce aussi ce système de « vingt minutes de pause seulement pour six heures de travail en continu », mais « qui restent vingt minutes, que l'on travaille six ou neuf heures ».
Sur les sites de recherche d'emploi en ligne, des salariés ne mâchent pas leurs mots : « Des journées de dix heures avec une petite demi-heure de pause »; « Pas de “tickets resto”, pas de CE » ; « Travail intense, port de charges lourdes »; « Rarement deux jours de repos dans une semaine » ; « Toujours en sous-effectif, donc bien souvent à quarante-huit heures par semaine. (…) Faut tenir physiquement et psychologiquement, les douleurs, le moral… »
Antoine a lui aussi « l'impression de travailler en usine ». Et pourtant, il ne souhaite pas quitter son emploi, tant il aime « les beaux produits et réaliser des mises en scène dans les rayons ». Ni demander une mobilité géographique. Quoi qu'il en soit, avec cette jungle de sociétés, il ne le pourrait même pas. Il lui faudrait d'abord « démissionner. Et redémarrer un nouveau contrat de travail avec un autre magasin ».