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Sondages : un exécutif très attentif aux humeurs de l’opinion

« Le Monde » a eu accès à quelque 300 sondages commandés par le service d’information du gouvernement, qui retracent les interrogations d’un pouvoir particulièrement soucieux de son image et de la perception de son action.

Par Laura Motet et Pierre Januel

Publié le 30 mars 2022
AUREL

Il est des questions plus instructives que les réponses qu’elles appellent. Particulièrement lorsqu’il s’agit des sondages commandés par l’exécutif pour s’enquérir de l’opinion des Français. « Pensez-vous [qu’un événement analogue à l’invasion du Congrès américain par les partisans du candidat perdant, Donald Trump] pourrait survenir en France à la suite d’une élection ? » Concernant « la démission [du ministre de l’intérieur] Gérard Collomb, diriez-vous qu’elle affaiblit (…) le président de la République ? » Edouard Philippe est-il « un homme de droite » ?

Ces interrogations figurent, parmi des milliers d’autres, dans les quelque 300 sondages commandés entre juin 2017 et mars 2021 par le service d’information du gouvernement (SIG) et dont Le Monde a obtenu la copie, fin février.

 

Questionnements sur l’actualité, prospection sur de futurs projets de loi, coups de sonde sur l’image du pouvoir… Ces études confidentielles, jusqu’alors jamais publiées, retracent, en creux, les obsessions et les inquiétudes d’un exécutif particulièrement soucieux de la perception de son image et de son action.


A dix jours du premier tour de l’élection présidentielle, ils racontent aussi l’appétit pour les remontées de terrain d’un pouvoir qui, à force de cultiver la verticalité, s’est en partie coupé d’autres thermomètres permettant de mesurer l’état d’esprit des Français, comme les élus locaux ou les syndicats.

Le scandale des sondages de la présidence Sarkozy

Les chiffres sont éloquents. Les dépenses du SIG en matière de sondages sont passées de 1,4 million d’euros en 2017, à 1,9 million en 2018, puis à 3,3 millions en 2019 – dont près de la moitié a servi à analyser les contributions du grand débat national.

En 2020, la facture s’est élevée à 2,6 millions d’euros, dont près de 40 % sur l’épidémie de Covid-19, et celle – non encore connue – de l’année suivante, devrait encore être supérieure : entre janvier et septembre 2021, 2,1 millions d’euros avaient déjà été dépensés, dont 20 % en lien avec la crise sanitaire. Des montants d’autant plus colossaux qu’ils n’incluent pas l’écoute et l’analyse des réseaux sociaux, rassemblés dans un marché permettant des dépenses jusqu’à 2,8 millions d’euros par an.


Sous François Hollande, les dépenses de sondages s’étaient stabilisées autour de 2 millions par an, et la veille sur les réseaux sociaux ne dépassait pas 600 000 euros annuels. Mais c’est la mandature précédente, celle de Nicolas Sarkozy, qui sert à la fois de référence et de repoussoir en la matière. Entre 2007 et 2012, l’Elysée a dépensé directement 9,4 millions d’euros, en plus de la dizaine de millions d’euros d’enquêtes commandées par le SIG.

Depuis le scandale engendré par les sondages commandés hors de tout appel d’offres par la présidence Sarkozy, et les condamnations judiciaires qui s’en sont suivies, l’Elysée ne commande plus d’enquêtes d’opinion sur son budget. Les demandes passent par le SIG, sous tutelle de Matignon, qui valide ou amende. Le palais valide-t-il également ces questionnaires, notamment lorsqu’ils concernent le chef de l’Etat ? Les équipes du premier ministre se refusent à tout commentaire sur le sujet. Les résultats des sondages sont, en revanche, bien communiqués à la présidence, selon nos informations.

Grandes réformes, crise des « gilets jaunes », Covid-19… Quel que soit le sujet, la curiosité du pouvoir porte tout autant sur le fond que sur la perception de son exercice. Les sondés sont ainsi invités à donner leur avis aussi bien sur le report de l’âge de la retraite que sur « la sincérité du gouvernement en matière de lutte contre la pauvreté ». « La perception est une réalité en politique. Il faut y répondre », avait insisté auprès des parlementaires de la majorité Emmanuel Macron, en septembre 2019, alors que le dernier baromètre de « suivi de l’action gouvernementale », publié deux mois plus tôt, affichait seulement 8,7 % de Français convaincus que cette dernière « tend à améliorer leur situation personnelle ».


Le baromètre mensuel d’Ipsos est truffé de ce type d’interrogations. Chaque mois, ce document confidentiel commandé par l’exécutif détaille sur une centaine de pages les réponses des Français, les divisant par genre, âge, région, revenu, niveau d’études, proximité partisane actuelle ou encore vote à la présidentielle de 2017. Il commence invariablement par les principales préoccupations des sondés et se termine sur l’image du premier ministre : est-il « rassurant », « courageux » , « sympathique » ? Des qualificatifs qui intéressent particulièrement Edouard Philippe. Premier ministre entre 2017 et 2020, il commande ainsi, en plus du baromètre, une « médiascopie » disséquant les réactions en temps réel de 151 personnes à sa prestation à « L’Emission politique », en septembre 2017.

Petites phrases et actualités

L’image, ce sont aussi les polémiques et les affaires. Les controverses impliquant l’Elysée figurent en bonne place des « questions d’actualité », une enquête hebdomadaire dont le contenu varie au gré des événements, incluant également les ballons d’essai et autres retours sur les réformes déjà mises en œuvre. L’impact des petites phrases d’Emmanuel Macron sur Pétain (« On peut avoir été un grand soldat pendant la première guerre mondiale et conduire à des choix funestes durant la deuxième ») et les minima sociaux (« On dépense un pognon de dingue ») est ainsi testé…

L’analyse des actualités pouvant éclabousser l’exécutif est encore plus sensible. Ainsi de l’affaire Benalla, dont l’impact a été abondamment testé, bien qu’officiellement le chef de l’Etat ait encore relativisé son importance, en décembre 2021.

En juillet 2018, quelques jours après la révélation de l’affaire par Le Monde, le SIG s’interroge sur l’audience de la vidéo montrant le collaborateur de la présidence frappant des manifestants lors du 1er-Mai et se demande si son intervention violente est jugée « choquante ». Suivent, fin juillet, des interrogations sur la portée de l’événement (« affaire grave qui relève surtout de dérives et d’erreurs individuelles » ou « affaire d’Etat » ?) et sur son traitement médiatique. Puis, en février 2019, des sondages sur la perception du rapport de la commission d’enquête du Sénat.

En février 2018, le SIG interroge les Français pour mesurer l’effet des plaintes contre Nicolas Hulot et Gérald Darmanin, accusés d’agressions sexuelles, ainsi que la perception du soutien d’Edouard Philippe à ses ministres. Le chef du gouvernement « a raison », jugent 69 % des sondés. Ils seront moins cléments avec François de Rugy, en juillet 2019, mis en cause par un article de Mediapart. La dizaine de dîners luxueux organisés aux frais de l’Assemblée nationale est injustifiée pour 69 % des personnes interrogées. M. de Rugy sera contraint de quitter ses fonctions de ministre de la transition écologique, là où ses deux collègues du gouvernement resteront à leur poste, malgré les affaires.

Est-ce le rôle du SIG que d’interroger les Français sur les affaires et les petites phrases de l’exécutif ? Ce service « assure le suivi et la compréhension de l’état de l’opinion aussi bien au regard de l’actualité que de l’action et de la communication gouvernementales et des sujets de société. Dans ce cadre, il est amené à mesurer l’impact de tout fait d’actualité sur l’opinion », répond Matignon.

 

De multiples études sur la crise sanitaire

Les enquêtes servent aussi à prétester les annonces présidentielles : dans les jours précédant le discours d’Emmanuel Macron sur les mesures de la loi « séparatisme », le SIG veut tester la popularité d’une dizaine d’idées. Il passe alors par deux instituts, l’IFOP et Harris. Problème, alors que seuls quatre jours les séparent, leurs résultats sont très différents. Pour Harris, 77 % des Français sont favorables à l’interdiction de délivrance de certificats de virginité, quand pour l’IFOP ils y sont défavorables (34 % pour ; 42 % contre). La mesure figurera finalement dans le projet de loi présenté par le gouvernement, contrairement à une autre, unanimement rejetée, visant à créer un fichier des élèves scolarisés dans les écoles privées hors contrat.


Les sondages influencent-ils le futur contenu des lois ? « A aucun moment, le gouvernement ne prend ses décisions sur la base de la popularité des mesures », affirme Matignon, ce que confirment des anciens du SIG interrogés. Avec un bémol : « Dans le contexte particulier de la crise Covid », disposer d’indicateurs rendant compte de « l’état d’esprit des Français » était cependant crucial, car « l’adhésion aux mesures [est l’une] des conditions de leur respect ». En janvier et en février 2021, l’IFOP teste ainsi l’idée d’un confinement des personnes âgées ou vulnérables, l’instauration d’un passe vaccinal pour rouvrir restaurants, musées et cafés, ou encore la légitimité d’un confinement le week-end pour faire face à la troisième vague.

Les multiples études spécifiques commandées sur la crise sanitaire – soit 47 études pour plus de 900 000 euros entre mars et juillet 2020 – testent aussi la compréhension par les citoyens des gestes barrières ou encore de leur appréhension à aller voter aux municipales. Autant de réponses utiles pour cibler les campagnes d’information gérées par le SIG.

Les « gilets jaunes » au cœur des attentions

Impossible cependant d’en savoir plus sur les sondages concernant les nombreuses polémiques de la période, des regrets d’Agnès Buzyn sur le maintien des élections municipales à la petite phrase d’Emmanuel Macron sur les non-vaccinés (« J’ai très envie de les emmerder ») en passant par la déclaration de la porte-parole du gouvernement de l’époque, Sibeth Ndiaye, sur l’inutilité du port du masque pour le grand public. Le SIG a refusé de communiquer au Monde les vingt-huit « questions d’actualité » commandées entre mars et mi-juin 2020, tout comme celles posées chaque semaine après mars 2021.

Matignon se retranche derrière une exception au droit à la communication des documents administratifs, qui autorise l’Etat à garder secrets des écrits préparant des décisions qu’il n’a pas encore prises. Un argument discutable alors que le gouvernement n’est plus en mesure de faire voter de lois à l’approche de l’élection présidentielle. Un argument également opposé à la plupart des documents demandés concernant la réforme des retraites, au cœur des interrogations de l’exécutif. Entre avril et mai 2018, vingt études sur les régimes spéciaux de la SNCF sont commandées en soixante jours. Le régime général, au cœur de la réforme suivante avortée, fait, lui, l’objet de treize études spécifiques pour 401 656 euros, d’après une source parlementaire.

Toutefois, quelques « questions d’actualité » communiquées au Monde permettent de voir les éléments de langage testés. Allongement de l’espérance de vie, système français plus généreux que ceux des voisins européens… En octobre 2019, alors que le sujet de la réforme des retraites revient sur le devant de la scène, l’exécutif teste les arguments les plus efficaces pour promouvoir l’allongement de la durée du travail, à un moment où « l’adhésion » à son projet reste faible : 30 % des Français s’y déclarent favorables, contre 43 % opposés et 25 % ni l’un ni l’autre. Entre décembre 2019 et janvier 2020, alors que les grèves se multiplient et que le pouvoir craint de voir monter l’exaspération dans le pays, le SIG demande à neuf reprises aux sondés : « Selon vous, qui est avant tout responsable de ce conflit social ? » Une question déjà régulièrement posée durant le mouvement des « gilets jaunes ».

Ces derniers constituent l’autre grand conflit social au cœur des attentions du SIG. Entre le 3 et le 19 décembre 2018, l’exécutif disposera de neuf études (ce qui représente 140 000 euros), en plus des « questions d’actualité » commandées chaque semaine, où les « gilets jaunes » figureront en bonne place, entre novembre 2018 et mai 2019. Outre l’interrogation régulière concernant le « soutien » des Français vis-à-vis du mouvement, les sondeurs testent de nouveau des éléments de langage, début décembre 2018, sur les « critiques à adresser aux “gilets jaunes” ». Des arguments qui convainquent peu les sondés : seuls 22 % d’entre eux trouvent le mouvement « violent » , 21 % « manipulé par des partis politiques », 10 % le jugent « d’extrême droite » et 13 % « d’extrême gauche ».

Des questions à des fins partisanes

Plus étonnant, le pouvoir teste, toujours en décembre 2018, le « jugement à l’égard de l’attitude » d’Emmanuel Macron, d’Edouard Philippe, mais aussi de certains de leurs principaux opposants – Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Dupont-Aignan, Laurent Wauquiez – face au mouvement.

Sans être illégales, ces questions sur l’opposition, ainsi que celles portant sur la vie privée, étaient rarement posées depuis l’affaire des sondages de l’Elysée, qui avait révélé un usage partisan et personnel des études payées sous Nicolas Sarkozy.

D’autres questions financées par l’exécutif interrogent quant à leur caractère partisan, traduisant peut-être sa fébrilité à l’approche d’élections. En mars 2019, à deux mois des européennes, le SIG dissèque l’audience de l’intervention, quelques jours plus tôt, de Nathalie Loiseau sur le plateau de « L’Emission politique ». Invitée en tant que ministre des affaires européennes, pour y débattre face à Marine Le Pen, elle avait profité de cette tribune pour annoncer sa candidature comme tête de liste macroniste à ces mêmes élections. Le slogan sur lequel la majorité présidentielle a fait campagne, « L’Europe est en danger », est également testé auprès de l’opinion.

Cette tentation d’utiliser les sondages commandés par l’exécutif, même très ponctuellement, à des fins partisanes inquiète la députée du parti Les Républicains Marie-Christine Dalloz (Jura). Mi-mars, la rapporteuse spéciale d’un rapport sur le budget des services du premier ministre, dont dépend le SIG, a demandé à avoir accès aux sondages commandés depuis le début de l’année. Pour l’heure, une demande de précisions lui a été demandée, mais aucun document ne lui a été remis. « Pour eux, c’est circulez, il n’y a rien à voir », déplore-t-elle.

 

Comment « Le Monde » a obtenu les sondages de l’exécutif

Pour obtenir ces quelque 300 sondages, Le Monde a fait plusieurs demandes auprès du service d’information du gouvernement (SIG) à partir d’août 2019, en invoquant la loi du 17 juillet 1978 qui accorde à toute personne un droit d’accès aux documents de l’administration. S’il a fourni dès le départ les baromètres mensuels de « suivi de l’action gouvernementale », le SIG s’est longtemps refusé à transmettre les sondages hebdomadaires couvrant l’actualité au nom du « secret des délibérations du gouvernement ».

Un argument qui n’a pas convaincu la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Dans un avis daté de décembre 2020, cette autorité indépendante a estimé que les études d’opinion commandées en amont des projets de réforme ne relevaient pas de ce secret, « sauf circonstances particulières, non invoquées en l’espèce ».

Malgré cet avis favorable, le SIG a poursuivi son obstruction et nous avons dû saisir le tribunal administratif. En février, alors que le tribunal ne s’était pas encore prononcé, une partie des documents nous a été transmise. Le reste, concernant principalement les retraites et le Covid-19, ainsi que les documents postérieurs à février 2021, ne nous a toujours pas été communiqué.