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Dans la mémoire collective des Indiens Osages, ces quelques années du début du XXe siècle demeurent à jamais inscrites, en lettres de sang et d’effroi, comme le « règne de la terreur ». « Presque tout le monde y a perdu une mère, un père, une sœur, un frère ou un cousin. La douleur ne disparaît jamais vraiment », témoigne aujourd’hui encore une vieille femme de la réserve. Dans la petite ville de Pawhuska et alentour, entre 1921 et 1926, une série d’assassinats (par arme à feu, par empoisonnement, par explosion…) fut perpétrée contre des membres de la communauté.

« Partez dans n’importe quelle direction depuis Pawhuska et, la nuit, vous remarquerez les maisons des Osages dont les contours se dessinent grâce à la lumière électrique, qu’un étranger pourrait prendre pour un signe ostentatoire de richesse. Mais tous les Osages savent que l’on allume ces lampes pour se protéger de l’apparition d’un spectre obscur — d’une main invisible — dont le fléau s’est abattu sur ces terres […] et les a converties en un Golgotha et un champ de crânes […]. La question qui ne quitte pas les esprits est la suivante : qui sera le prochain ? », écrivait, au début des années 1920, un reporter de passage en Oklahoma, rendant compte de la frayeur qui régnait alors au sein de la tribu.

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Combien la « main invisible », la main du diable, fit-elle de victimes ? Vingt-quatre, c’est le bilan qu’ont retenu les annales. En réalité, il y en eut bien davantage, plusieurs centaines sans doute, et c’est au journaliste du New Yorker, David Grann, et à l’enquête magistrale qu’il conduisit un siècle plus tard, que l’on doit de prendre la pleine mesure du crime — de fait, conspiration est le terme qui conviendrait pour désigner ces événements. La Note américaine (en V.O. : Killers of the Flower Moon), paru en 2017 aux États-Unis, est un authentique chef-d’œuvre de non-fiction narrative, mélange d’investigation rigoureuse, de construction dramatique éblouissante, d’intense interrogation morale sous-jacente. Martin Scorsese en a tiré un long métrage, avec Leonardo DiCaprio et Robert De Niro dans les rôles principaux, qui devrait sortir en novembre prochain dans les salles d’outre-Atlantique.

Fantasmes et convoitises

Avant de s’infiltrer dans les rouages du complot à grande échelle, David Grann commence par dresser l’histoire des Indiens Osages, que le gouvernement fédéral américain décida, à la fin du XIXe siècle, de déposséder de leur territoire ancestral du Kansas, au profit des colons blancs, reléguant la tribu sur les terres infertiles d’« un nouvel État qui allait s’appeler l’Oklahoma ». Nul ne se doutait alors que, quelques décennies plus tard, l’or noir jaillirait de ces terres stériles, assurant la fortune des quelques milliers d’Indiens qu’on avait jadis spoliés sans états d’âme.

En dépit des curateurs blancs dont on leur imposa souvent la tutelle, afin de pallier leur « faiblesse raciale », les Indiens Osages commencèrent à vivre dans une opulence qui suscita des fantasmes : « De plus en plus d’Américains blancs exprimaient leur colère face à la prospérité des Osages, écrit David Grann. Les journalistes racontaient des histoires, souvent cousues de fil blanc, dans lesquelles des Osages jetaient leurs pianos sur la pelouse ou changeaient de voiture lorsqu’ils crevaient un pneu… » Des fantasmes et des convoitises…

C’est dans ce contexte que survinrent les premiers assassinats. Sans doute avant la date officielle de 1921, c’est l’un des enseignements de l’enquête du journaliste. Il retrace les investigations menées à l’époque par Tom White, un ancien Texas Ranger désormais membre du Bureau of Investigation (BOI) — ancêtre du Federal Bureau of Investigation (FBI) —, un organisme dirigé à partir de 1924 par un certain John Edgar Hoover, âgé alors de 29 ans, qui vit dans la potentielle résolution de ces meurtres en série d’Indiens l’instrument de sa toute-puissance naissante.

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s Note américaine (La)

Mais David Grann s’attache aussi à suivre des pistes prématurément classées et enterrées : « Au cours des années pendant lesquelles j’ai travaillé sur les meurtres d’Osages, j’ai transformé mon petit bureau de New York en un fonds d’archives lugubres. Le sol et les étagères étaient bourrés de milliers de pages provenant du FBI, de rapports d’autopsie, testaments, photos de scènes de crime, transcriptions d’audience […]. Malgré le sentiment d’horreur que suscitait le matériau, chaque découverte me donnait l’espoir de reconstituer la chaîne des événements, de boucher les trous dont il ne semblait y avoir eu aucun témoin, aucune voix, rien d’autre qu’un silence sépulcral. »

Une culture de l’assassinat

Dans un premier temps, David Grann se penche plus particulièrement sur la destinée d’une famille osage : celle de Mollie Burkhart — du nom de son mari blanc, Ernest Burkhart — dont les trois sœurs, Anna, Minnie et Rita, ainsi que la mère, furent assassinées une à une au cours du « règne de la terreur », elle-même échappant de peu à un empoisonnement. De quelques-uns de ces meurtres, des hommes blancs ont eu à répondre devant la justice à la fin des années 1920, à la suite de l’enquête officielle du BOI.

Parmi eux, William Hale, un riche propriétaire terrien et éleveur de la région, autoproclamé défenseur des Indiens, en réalité instigateur de plusieurs morts violentes. William Hale était en outre l’oncle d’Ernest Burkhart, le mari de Mollie, lui aussi condamné, pour le meurtre d’une de ses belles-sœurs. Au-delà de leur cas spécifique, on découvre, lisant La Note américaine, que le mariage, suivi du meurtre du conjoint et, le cas échéant, de ses légataires naturels, fut, en fait, le moyen utilisé par les Blancs pour accaparer les terres des Indiens et les droits d’exploitation du sous-sol, légalement incessibles, sauf par héritage.

Ainsi prospéra, écrit David Grann, une « culture de l’assassinat », un système à grande échelle qui, cent ans plus tard, continue de miner les descendants des Indiens Osages de la région de Pawhuska dont il va à la rencontre : « Lorsque Dennis McAuliffe commença à rechercher l’assassin de sa grand-mère, il inscrivit son grand-père, Harry, un Blanc, en haut de la liste des suspects… »

Au sein de la communauté osage aujourd’hui, combien d’enfants, de petits-enfants, d’arrière-petits-enfants hantés par le même soupçon, la même incertitude ? « Souvent, l’Histoire peut instruire le procès des responsables de crimes contre l’humanité quand ceux-ci échappent à la justice. Mais, dans le cas des Osages, les meurtres furent tellement bien dissimulés qu’il est impossible qu’une chose pareille se produise. » Inscrivant le « règne de la terreur » dans le cadre du génocide perpétré contre les Indiens par la nation américaine naissante, David Grann exhausse son enquête en stupéfiante méditation sur le mal et l’Histoire.


À lire

s La Note américaine, de David Grann, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cyril Gay, éd. Globe, 366 p., 22 € et en poche chez 10-18.