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Comment l’extrême droite a infiltré les médias

 

L’année électorale qui vient de se terminer aura permis à la rhétorique et aux théories réactionnaires de prospérer, y compris sur l’audiovisuel public. Une tendance que le nombre inédit de députés RN devrait accentuer.

Par Sandrine Cassini et Aude Dassonville

 

AUREL

« Notre monde manichéen se divise en deux : les pour et les contre, le camp du bien et les méchants réactionnaires, irréconciliables. Tout homme vraiment libre doit pourtant avoir un pied dans le camp adverse. » Ce souhait, c’est Alexandre Devecchio, rédacteur en chef adjoint des pages débats du Figaro, qui l’a formulé, mercredi 29 juin, dans la chronique « En toute subjectivité », sur France Inter. Son vœu a été largement exaucé : toute la saison dernière, l’éditorialiste conservateur a posé son pied (droit) dans ce « camp adverse » que représente, pour lui et le journal qui l’emploie, la radio publique.

Au-delà de sa personne, l’année qui s’achève aura montré que, dans le « monde manichéen » qu’Alexandre Devecchio décrit, les « méchants réactionnaires » ont cessé d’être des parias sur les antennes de radio et les chaînes de télévision. Eric Zemmour, pilier des plateaux de télévision depuis 2003 devenu candidat à l’élection présidentielle, et toute une génération de voix conservatrices ont pris leurs quartiers dans des médias audiovisuels, d’autant plus accueillants que le contexte électoral les soumettait aux règles renforcées du pluralisme. A l’arrivée, 91 députés d’extrême droite, dont 89 du Rassemblement national (RN), viennent de faire leur entrée à l’Assemblée nationale.

Les visages de ces nouveaux réactionnaires sont désormais familiers. Eugénie Bastié du Figaro, Gabrielle Cluzel et Marc Baudriller du site d’info ultraconservateur Boulevard Voltaire, mais aussi l’essayiste nationaliste Mathieu Bock-Côté, la journaliste de l’hebdomadaire Valeurs actuelles Charlotte d’Ornellas et les directeur et directeur adjoint de la rédaction, Geoffroy Lejeune et Tugdual Denis… Toutes et tous ont contribué à populariser certaines thèses et la rhétorique de l’extrême droite aux téléspectateurs de CNews, BFM-TV, France Télévisions, ainsi qu’aux auditeurs d’Europe 1, de France Inter, RTL, Radio Classique.

Les réseaux sociaux ont leur part de responsabilité : en permettant aux débats les plus poivrés de prospérer sans limite ou presque, ils ont contribué à lever certains tabous et contaminé certains médias traditionnels. Le débat public a ainsi pu porter, ces derniers mois, sur la peine de mort, la protection prétendument apportée par le maréchal Pétain aux juifs français, la place des musulmans dans la République, ou encore la théorie raciste du « grand remplacement ».

« Comment cette notion a-t-elle pu émerger, sans que personne se demande quand elle est apparue, qui l’a forgée ? Il n’y a eu aucun débat sur ce concept et son origine », note Jean-Yves Camus. Quand ce spécialiste de l’extrême droite a reçu le livre de Renaud Camus, l’écrivain qui a popularisé l’expression, des mains de son éditeur en 2010, ce dernier « ne misait pas un kopeck dessus », se souvient-il. A l’automne 2021, l’essayiste, reçu sur CNews par Ivan Rioufol, jeune retraité du Figaro, se réjouissait d’être repris par le candidat de Reconquête !.

Fissures dans la forteresse

« En huit ans, j’ai vu la fenêtre d’Overton s’agrandir, se félicite François de Voyer, proche de Marion Maréchal et cofondateur du site identitaire Livre noir, en référence à l’allégorie définissant le cadre des idées politiques acceptables. C’est même devenu une véranda, principalement grâce à Zemmour, qui a élargi le champ du dicible. » Même l’audiovisuel public, qui a longtemps fait figure de forteresse, a fini par se fissurer. Au cours de l’hiver, soucieuse de couper court aux accusations de gauchisme, France Télévisions a ainsi cru bon de proposer à Mathieu Bock-Côté de produire un documentaire. Le projet a échoué uniquement en raison du veto posé par CNews, principal employeur du Canadien.

Cyril Hanouna et les foires d’empoigne qu’il organise dans « Touche pas à mon poste », sur C8, ont aussi largement contribué à banaliser la parole d’extrême droite en général, celle d’Eric Zemmour en particulier. Sous le couvert du pluralisme, l’animateur star de la galaxie Bolloré a convié les figures les plus controversées, comme Thaïs d’Escufon, l’ancienne porte-parole du groupe Génération identitaire, dissous depuis, Alice Cordier du collectif féministe identitaire Némésis, ou l’avocat de Didier Raoult opposé aux mesures sanitaires, Fabrice Di Vizio. L’animateur s’était déjà attaché la présence régulière, avant la campagne électorale, de Jean Messiha, ancien du RN devenu porte-parole de Reconquête !. C’est dans cette même émission que la Miss France 2012 et personnage de « Ford Boyard » sur France 2 Delphine Wespiser a déclaré son soutien à Marine Le Pen. Il y a quelque temps, une telle sortie aurait été synonyme de radiation du PAF. A la rentrée, la jeune femme présentera sa propre émission de divertissement sur C8.


« Idéologiquement, je me sens moins isolée qu’avant, c’est vrai », reconnaît Elisabeth Lévy, la fondatrice du site réactionnaire Causeur (environ 10 000 abonnés, entre 6 000 et 8 000 ventes en kiosques), qui a son rond de serviette sur CNews et à Sud Radio, qui a pour vedette André Bercoff, un admirateur de Trump. La journaliste en est persuadée : « Ce que je dis correspond à ce que pensent beaucoup de gens. » Quand Franz-Olivier Giesbert l’avait fait venir dans son émission « Cultures et dépendances », sur France 3 (2001-2003), elle était la« seule » à défendre une parole « pas de gauche », se souvient celle qui illustrait, dès septembre 2021, en « une » de son magazine, le « grand remplacement » avec des bébés de toutes les couleurs.

 

« Surreprésentés »

« Certains diraient qu’on est surreprésentés par rapport à ce qu’on pèse », concède Tugdual Denis. Avec ses 30 000 à 35 000 ventes hebdomadaires, Valeurs actuellesdispose, en effet, sur les antennes d’une représentativité qui a peu à voir avec son poids réel dans les kiosques. Celui-ci a même baissé au cours du premier semestre, quand les audiences de CNews ont reculé, en mai, pour la première fois depuis janvier 2020. Concurrencés sur leur propre terrain par les antennes mainstream, ces médias ont-ils perdu une part de leur subversive attractivité ?

Longtemps, la droite radicale ne s’est pas reconnue dans les médias traditionnels. « Quand Jean Sévillia passait à la télé, chez mes parents, on arrêtait tout à la maison », poursuit M. Denis, à propos de l’historien néoconservateur. Dans les années 2000, la parole réactionnaire apparaît encore de façon homéopathique. Paradoxalement, plutôt dans le service public. Outre Elisabeth Lévy chez Giesbert, un autre franc-tireur, Frédéric Taddeï, tend le micro dans « Ce soir ou jamais », sur France 3 puis France 2, à l’essayiste Alain Soral et au polémiste Dieudonné, tous deux antisémites, ou à Alain de Benoist, fondateur de la Nouvelle Droite, admiré par Renaud Camus et Eric Zemmour. A France Culture, où il anime l’émission « Répliques » depuis 1985, l’ancien maoïste Alain Finkielkraut est le premier à accueillir Mathieu Bock-Côté, en 2007. Mais guère plus.

 

L’extrême droite pure et dure, elle, reste confinée dans des publications marginales comme Présent, Rivarol ou Minute. Seul Louis Pauwels, journaliste proche de la Nouvelle Droite, a su faire entendre un son de cloche dissonant en créant Le Figaro Magazine, en 1978. Mais, déterminés à sortir de la marginalité, ses représentants refusent peu à peu le statut d’indésirables. En permettant à la droite radicale de créer des « médias dissidents », comme Fdesouche ou TVLibertés, l’arrivée d’Internet a agi comme un cheval de Troie. « Mon constat, c’est que les médias font l’opinion », détaille l’ancien cadre du Front national Jean-Yves Le Gallou, qui crée, en 2002, le think tank Polémia contre la « tyrannie médiatique ». Quand il fait entrer Eric Zemmour dans le salon des Français chaque samedi soir, à partir de 2006, Laurent Ruquier, avec son émission « On n’est pas couché », apporte une aide précieuse.

 

L’impact de La Manif pour tous

Le quinquennat de François Hollande marque un coup d’accélérateur. La droite conservatrice, pourtant peu habituée à battre le pavé, n’en revient pas du succès de La Manif pour tous, qui s’oppose au mariage entre personnes de même sexe. « J’ai été étonnée du nombre et de la durée de la mobilisation. Ça a créé un désir militant », se souvient Charlotte d’Ornellas, catholique conservatrice revendiquée, partie prenante du mouvement. Tandis que le couple Ménard lance le site de la droite « hors les murs » Boulevard Voltaire, des jeunes gens aux antipodes des caricatures poussiéreuses de la génération Le Pen ou des Versaillais en chaussures bateau trouvent le chemin des chaînes d’infos, qui cherchent justement des personnalités tranchées pour pimenter les débats – et soutenir les audiences.

En 2016, Vincent Bolloré, devenu le premier actionnaire de Vivendi, ouvre une nouvelle ère. Tout part en général d’un livre, d’une tribune publiée dans Valeurs actuelles ou FigaroVox, qui agissent comme deux incubateurs de la parole radicale. Les auteurs sont ensuite matraqués sur CNews et, désormais, Europe 1, qui a rejoint le giron de Vivendi. « A droite, il y a tout un système médiatique qui fait accéder ces figures à la notoriété », observe-t-on de l’Elysée. Le parcours de Mathieu Bock-Côté, obsédé par le supposé danger du wokisme, est emblématique : contributeur au Figaro depuis 2014, il officie désormais sur les deux antennes de la famille Bolloré (CNews et Europe1). Kevin Bossuet, prof d’histoire-géographie tendance réac, Paul Sugy, auteur d’un ouvrage sur l’antispécisme – un mouvement qui, selon lui, « réclame la disparition de l’humanité » –, Erik Tegnér, cofondateur de Livre noir, etc.


CNews n’est jamais à court de représentants de la droite radicale, d’autant que même les animateurs Pascal Praud, qui joue à l’homme de la rue (de droite), ou Sonia Mabrouk, autrice d’Insoumission française (sur les dangers qui menacent la France, 2021), masquent à peine leurs idées. La nouvelle génération d’intellectuels marqués à gauche, composée, par exemple, de David Djaïz, normalien, énarque, auteur de Slow démocratie (2019), de Jérémie Peltier, de la Fondation Jean Jaurès, ou encore de Salomé Berlioux, qui a écrit Les Invisibles de la République (2019), un ouvrage sur la jeunesse dans la « France périphérique », est plus discrète. On la voit moins faire le tour des plateaux.


Conquête gramsciste de l’opinion

Même si, avec ses 7 %, Eric Zemmour n’a pas accédé au second tour, faut-il lire dans la hausse du vote d’extrême droite en France à l’élection présidentielle (+ 7 points) et aux élections législatives (+ 8 points), par rapport aux précédents scrutins, une responsabilité de certains médias ? « L’extrême droite n’a pas progressé à cause de notre chaîne », s’est défendu le patron de CNews, Serge Nedjar, le 3 juillet, dans Le Parisien. « Pas plus qu’ils ne font le succès d’un film ou d’un chanteur, les médias ne font pas l’élection », tente de se rassurer Hervé Beroud, le directeur général délégué d’Altice Médias (BFM-TV, RMC), chargé de l’information et du sport. Même Laurent Joffrin, ancien patron de Libération et deL’Observateur, refuse d’attribuer un rôle actif à CNews… qui l’emploie comme chroniqueur : « La télé peut amplifier certains phénomènes, mais ces idées étaient à l’état latent dans l’opinion », fait-il valoir.

 

Pourtant, de l’aveu même de ses protagonistes, la conquête gramsciste de l’opinion, qui vise à remporter la bataille culturelle des idées, ne cesse d’avancer. « Dans les années 1980, ceux qui critiquaient l’immigration, la mondialisation, on les voyait comme des Bourvil à vélo, des vieux cons des années 1950 », décrit le député RN Philippe Ballard, quarante ans de journalisme, dont vingt-cinq à TF1, et passé au RN en 2021. Selon eux, le réel aurait simplement rattrapé des médias idéologiquement aveuglés. Pourtant, alors qu’Eric Zemmour et les rédactions revenaient, cet automne, de manière obsessionnelle sur l’immigration, ce sujet ne figurait pas en tête des préoccupations des Français. « Un combat culturel est gagné quand un sujet devient normal dans la tête des gens », insiste Charlotte d’Ornellas.

Quand les chaînes d’info se sont demandé, pratiquement au même moment en avril : « Marine Le Pen est-elle d’extrême droite ? », « je me suis dit : “Quand même, il s’est passé quelque chose” », témoigne, estomaqué, un proche d’Emmanuel Macron, oubliant au passage l’interview accordée par le président de la République à Valeurs actuelles, en octobre 2019, qui a contribué ainsi à légitimer le très droitier hebdomadaire. Les efforts de dédiabolisation passant aussi par la sémantique, l’étiquette est devenue infamante. Elisabeth Lévy se dit simplement« pas de gauche », Boulevard Voltaire se définit comme un média conservateur, comme Valeurs actuelles, contribuant à l’euphémisation générale.

 

Le rôle des réseaux sociaux

En cinq ans, les choses ont changé : « Quand Emmanuel Macron a été élu, les chaînes d’infos faisaient l’actu. Maintenant, c’est une espèce de système réseaux sociaux-YouTube-chaînes d’opinion », constate une source à l’Elysée. Par les antagonismes agressifs et la confusion informationnelle dont ils se délectent, les réseaux sociaux constituent d’ailleurs, pour le politologue Gaël Brustier, le bras armé de la conquête de l’extrême droite. « L’autre est devenu l’ennemi, et tout est bon pour l’abattre, décrit-il. Or, en créant une sitcom permanente qui met en avant les personnages les plus grotesques, on exclut le débat. Les médias participent d’une brutalisation des codes. A terme, cela peut aboutir à un risque fasciste. C’est l’inverse de la civilisation. »

Meilleur exemple de ce phénomène, selon le chercheur, les émissions de Cyril Hanouna, qui reposent sur l’invective, et où l’humiliation de l’autre fait office de conversation. « Les politiques, comme Jean-Luc Mélenchon, portent une lourde responsabilité en y allant, car cela valide une façon délétère de se comporter en société. » « Par nature, le débat entre celui qui simplifie à outrance et celui qui raisonne est inégal, et ne tient pas dans une émission », abonde Jean-Yves Camus.

 

Conséquence du résultat des dernières législatives, le temps de parole du RN va mécaniquement augmenter dans les médias et, avec lui, la place accordée à des débats piégés. Qui avait anticipé, il y a encore quelques semaines, qu’un défenseur de l’Algérie française deviendrait le doyen de l’Assemblée nationale et qu’on discuterait chez Pascal Praud de la présence d’anciens militants de l’OAS au RN ?

Jamais à court de « unes » provocatrices sur le wokisme ou le burkini, sur lesquelles les chaînes d’info manquent rarement de rebondir, Valeurs actuelles est déjà prêt à enfourcher de nouveaux chevaux de bataille, contre les programmes scolaires ou le discours jugé trop progressiste véhiculé par la publicité. Le chercheur et spécialiste de l’histoire des médias Alexis Lévrier ne cache pas sa préoccupation. Les idées extrémistes « se sont banalisées dans l’espace médiatique et je ne vois pas les conditions d’un renouveau », explique-t-il, rappelant que « l’emprise de Vincent Bolloré sur les médias n’est pas terminée ». Outre CNews et Europe 1, Vivendi a également mis la main sur deux titres influents, Paris Match et Le Journal du dimanche.

 

Nul doute que la pression sur les médias publics, très vive durant l’hiver 2021, va continuer de s’exercer. Pour le moment, alors que Sibyle Veil joue sa reconduction à la tête de Radio France, France Inter paraît opter pour l’aseptisation. Les voix les plus identifiables, à droite comme à gauche, sont gommées : la saison prochaine, seul Guillaume Roquette, du Figaro Magazine, représentera dans la matinale la voix la plus à droite. A gauche, exit l’humoriste Charline Vanhoenacker, place à Matthieu Noël, ex-Europe 1, dont les sketchs ne s’aventurent jamais sur le terrain politique. « La logique, ce n’est pas de trouver un autre Alexandre Devecchio sur France Inter, confirme Jean-Yves Le Gallou. La logique, c’est de rétablir le pluralisme, ce qui signifie entendre 30 % ou 35 % de journalistes sur cette même ligne. » Le ton est donné.