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Ovidie : « Un paquet de mecs de ma génération ont du viol ordinaire sur les mains »

« J’avais 20 ans ». « Le Monde » interroge une personnalité sur ses années d’études et son passage à l’âge adulte. La réalisatrice revient sur sa jeunesse, entre désir de transgression et études de philosophie à l’université.

 

Dans les bureaux de sa boîte de production, Ovidie s’extirpe d’une salle de montage exiguë. Réalisatrice et autrice, elle est une des penseuses de notre rapport au corps et au sexe – avec la série sonore « Vivre sans sexualité » sur France Culture comme dernier fait d’arme de cette toute juste quadra. Sa longue mèche noire comme une lame sur le visage, elle cultive le contraste entre un côté rebelle assumé et sa facette de femme rangée, plus heureuse que jamais dans sa campagne ardéchoise avec sa fille et ses chiens.

Jeune adulte, elle rêvait de « foutre le bordel », embrassant pour ça, un temps, l’univers socialement subversif de la pornographie. Et elle s’amusait d’étonner ses nouvelles connaissances quand elles découvraient qu’elle n’aimait rien tant que se coucher tôt « avec une bonne tisane ». C’est face au miroir tendu par sa fille, à l’été de ses 15 ans, que lui sont revenues les images de sa propre adolescence, retracée dans la bande dessinée Les Cœurs insolents (Marabout, 160 pages, 17,95 euros). Ovidie y fait le récit d’une génération « sans nom », celle des années 1990, effacée entre les baby-boomeurs de Mai 68 et la génération Z d’Internet et des réseaux sociaux.

 

Dans quel milieu êtes-vous née ?

J’ai grandi dans une famille de la classe moyenne de province, dans la France pavillonnaire des années 1990. Mes parents, devenus fonctionnaires de l’éducation nationale, venaient d’un milieu ouvrier, avec l’idée que ce qui nous hisse socialement ce sont les études et la croyance forte dans la valeur de l’école publique. Quand j’étais ado, le seul baromètre de mes parents était celui de mes résultats scolaires. Mon bulletin était alors mon laissez-passer pour toutes les conneries.

 

Une forme de liberté totale caractérisait-elle cette adolescence des années 1990 ?

On était les enfants de ceux qui avaient fait Mai 68 et faisaient le pari de nous considérer comme de petits adultes. Ils misaient sur notre autoresponsabilité, on en a profité pour faire plein de bêtises. On fumait, on buvait à 14 piges. Plein de potes fumaient des bangs [de marijuana] au réveil, c’était un drôle de truc. Mais ce n’était pas entièrement un mauvais pari parental : m’être défoncée jeune m’a fait arrêter très tôt et j’ai été disciplinée une fois adulte, alors que j’intégrais le milieu de l’audiovisuel où la coke était partout. J’avais fait mon baptême du feu et cela ne m’intéressait plus.

 

Quelle adolescente étiez-vous ?

En pleine exaltation politique. Je venais de vivre les mouvements sociaux de l’hiver 1995, qui ont représenté un événement fondateur. A 15 ans, je pensais que c’était la révolution. Cela n’était pas loin de l’être. C’était un moment exaltant et humainement extrêmement intéressant. Avec mes amis, on se retrouvait à discuter politique avec des vieux de la DDE [direction départementale de l’équipement], qui avaient quarante ans de lutte syndicale derrière eux. J’étais alors plutôt d’affinité anarchiste. Je n’avais de carte nulle part mais je fréquentais ces groupes, participais à des réunions politiques et je lisais des textes théoriques. Cela m’a canalisée : c’était vachement plus intéressant que la défonce.

Votre jeunesse est aussi marquée, comme nombre de jeunes filles, par des violences sexistes et sexuelles. Pour vous, cela constitue l’entrée même dans la sexualité, lors d’une soirée…

Ce soir-là, je n’étais pas en état de consentir car j’étais saoule. Ce viol, que je raconte par ellipse pour la première fois dans la bande dessinée, a fait partie des raisons pour lesquelles j’ai totalement arrêté de boire par la suite. Il m’a fait prendre conscience des dangers auxquels une fille était confrontée.

« Un paquet de mecs de ma génération ont du viol ordinaire sur les mains »

Cela m’a aussi permis de comprendre à quel point la question des violences sexistes et sexuelles n’était pas du tout prise en compte dans les milieux militants que je fréquentais à l’époque : on partait du principe que le premier combat était la lutte contre le capitalisme et que le reste se réglerait tout seul – alors que les violences en milieu militant n’étaient pas rares.

Tellement de mecs de gauche baisent comme des mecs de droite, laissant à l’extérieur de la chambre à coucher la question de la domination masculine. Cela a été une rupture pour moi et le moment où je détermine quels seront mes combats principaux : le féminisme et les enjeux du corps.

 

Le silence qui entourait cette question des violences a-t-il été un poids pour votre génération ?

On faisait comme si ces violences-là n’existaient pas. Il faut se souvenir que le terme de consentement n’était pas du tout dans notre sphère de pensées, on ne parlait pas de harcèlement de rue. Le silence autour de ces sujets justifiait tout : ces violences étaient banales, perçues même comme inévitables. C’est pour cela que je dis qu’un paquet de mecs de ma génération ont du viol ordinaire sur les mains. Beaucoup ont commis des violences sexuelles et ne sont pas prêts à le reconnaître.

Aujourd’hui, on commence à en prendre acte et à se dire, au moins, qu’il existe un autre possible. Beaucoup de choses ont changé entre ma génération et celle de ma fille. Ils ont une nouvelle culture sexuelle, construite notamment via les réseaux sociaux, et formulent des réflexions fondamentalement politiques, qui ont mille kilomètres en avance.

Vous dites aussi souvent que vous êtes « devenue hétérosexuelle par défaut ». Pourquoi ?

Niveau représentation des lesbiennes à l’époque, c’était clairement le désert. Le seul film qui parlait de lesbianisme était Gazon maudit et je n’avais aucune envie de m’y identifier à 15 ans. Nos sexualités se construisent en fonction de notre environnement culturel et, comme la plupart des filles, on m’a appris à désirer comme une hétéro et à me satisfaire avant tout de susciter du désir. Il était hors de propos de penser qu’éventuellement je pouvais tomber amoureuse de filles, surtout en province, même si je voyais bien que beaucoup me plaisaient. Une fois adulte, j’ai eu beaucoup de mal à faire machine arrière : il m’a fallu atteindre 40 ans pour faire la paix avec ça.

Quelles études avez-vous suivies après le bac ?

Je me lance dans des études de philosophie, avec l’idée bien ancrée de poursuivre jusqu’au doctorat. C’est en parallèle de ma première année de DEUG que je tourne un premier film en tant qu’actrice porno, et deux autres l’année suivante.

« Il y avait une recherche de transgression, une envie de faire chier mon milieu social d’origine »

Et là les ennuis commencent : on est fin 1999, je fais ma première émission télé chez Mireille Dumas, qui est très regardée à l’époque, et je reçois un tombereau d’insultes à la fac, des remarques de profs aux menaces de viol correctif de la part de mecs dans les couloirs. Tout devient compliqué, même marcher dans la rue.

Mes camarades militants me lâchent en me traitant de vendue du capitalisme et du patriarcat, je ne peux bientôt plus mettre les pieds à la fac de Tours. J’étais contente d’être dans ce truc subversif, que j’avais justement choisi pour ça, mais la honte était là aussi.

Comment êtes-vous arrivée dans le porno ?

Il y avait une recherche de transgression, une envie de faire chier mon milieu social d’origine, un peu mes parents – que j’aime beaucoup par ailleurs – mais aussi les gens que je fréquentais alors, les militants, les profs, la voisine… J’étais très influencée artistiquement et politiquement par d’autres femmes passées par là : Annie Sprinkle, une pionnière dans les années 1980 du militantisme prosexe, pour lequel je m’engage à ce moment-là, ou encore l’artiste musicienne et performeuse Cosey Fanni Tutti, qui avait fait des films porno et exposé ses tampons souillés dans une galerie de Londres. Elles défendaient une forme de sexualité super-offensive, revendiquant une liberté totale qui m’inspirait beaucoup.

 

Quelle expérience avez-vous vécue dans cette industrie du X ?

A l’époque, j’ai 19 ans, j’enrobe beaucoup les choses, notamment sur les plateaux, alors qu’assez vite, je vis un tournage traumatisant. Au tout début, quand je demande à tourner avec capote, on m’explique par A + B pourquoi ce serait mieux pour mon image de faire sans. Quand je réussis à poser mes conditions – les pratiques que je ne veux pas réaliser, et le préservatif obligatoire –, je n’ai plus aucun souci et je rigole même beaucoup sur certains tournages. Mais avec ces conditions, je fais très vite le tour des possibilités qu’on peut m’offrir, c’est pourquoi j’arrête rapidement le boulot d’actrice.

Contrairement à la manière dont on me présente souvent, ce job d’actrice ne concernait en fait que quelques petites années de ma vie. J’ai surtout été réalisatrice, et ce dès le tout début. J’avais envie de me réapproprier les représentations pornographiques. Lorsque je réalise mon premier film à 19 ans, c’était un no man’s land : il n’y avait pas de mouvement de porno féministe en France. Et il était assez compliqué de faire ce dont j’avais vraiment envie, surtout avec les diffuseurs. Au fil des ans, je me suis déportée sur des créations de niche, sortant de plus en plus de l’univers porno.

 

C’est finalement l’après qui est bien plus difficile, le passage par la pornographie vous laissant comme un « tatouage social »…

Oui, l’après est plutôt horrible. On a dérangé et la société nous l’a fait payer. C’est face à cette expérience qu’en 2010, je réalise le film Rhabillage [documentaire diffusé par “Envoyé spécial” sur la vie d’ex-stars du X], qui est le vrai tournant de ma vie.

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A partir de là, je me tourne essentiellement vers le documentaire. Je reprends mes études vers 30 ans, en master puis en doctorat, avec à côté la réalisation dedocumentaires et un enfant. Faire cette thèse représentait l’aboutissement de ce qu’on ne m’avait pas laissé finir.

Vous menez par la suite tout un travail sur le corps des femmes et la manière dont il est perçu et malmené par la société. Quel rapport à votre corps entreteniez-vous jeune adulte ?

Bizarrement, j’étais bien plus à l’aise avec mon corps vers 18 ans qu’aujourd’hui. J’avais conscience qu’il n’était pas parfait mais je m’en foutais : je n’étais pas complexée, je conservais mes poils et j’avais envie de montrer un corps qui était à la fois dans et en dehors des clous. Cette aisance s’est estompée avec le temps. A 24 ans, je commence à ne plus me montrer à l’image, pour me consacrer à la réalisation et à l’écriture, des activités intellectuelles où mon corps devient annexe.

 

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En interrogeant peu à peu les injonctions corporelles, j’ai tellement voulu ne plus être seulement qu’un corps que j’ai peut-être oublié que j’en avais un – jusqu’à oublier de le nourrir parfois. Avec, dans le même temps, du mal à m’extraire moi-même de toutes les injonctions sociétales. La quarantaine passée, cela me pose plus que jamais question. Je ressens une angoisse à sortir du « marché de la baisabilité »… alors que je n’ai pas envie de nouvelles relations.

 

N’y a-t-il pas eu une forme de revers aux succès des mouvements prosexe, porteurs d’une libération sexuelle qui a pu se transformer, aussi, en pression ?

Je suis revenue des mouvements prosexe. Je les trouve historiquement très intéressants, mais je ne m’en revendique plus. Quand je bosse sur le documentaire A quoi rêvent les jeunes filles ? en 2012, je rencontre des nanas qui me disent se sentir obligées de réaliser telle ou telle pratique, de faire d’elles des produits sur les réseaux sociaux.

Et je me dis : merde ! On avait milité en faveur de plus de représentation du sexe, pour se rendre compte que cette démultiplication des informations sur le sujet était en train de se transformer en injonction à absolument réussir sa sexualité. L’aboutissement de cette réflexion se fait dix ans plus tard, quand, avec Tancrède Ramonet, on arrête de baiser pendant plusieurs mois pour le documentaire de France Culture.

 

Diriez-vous que 20 ans était le plus bel âge ?

Non ! A 20 ans, tout était compliqué : je me faisais traiter de tous les noms, mes parents étaient bouleversés par ce que j’étais en train de faire, j’étais malheureuse dans mon couple. J’ai beau être en pleine crise de la quarantaine, avec une peur de l’avenir, j’ai l’impression que le plus bel âge est là, avec ma fille et à travailler sur des projets qui me plaisent.