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Au procès des attentats de Trèbes et de Carcassonne, trois variations autour de l’« association de malfaiteurs terroriste »

La cour d’assises a commencé à se pencher cette semaine sur le sort des accusés. La diversité de leurs profils offre un échantillon rare des mille nuances de l’infraction phare de la justice antiterroriste.

Par Soren Seelow

 

Samir Manaa, ami proche de Radouane Lakdim, devant la cour d’assises spéciale de Paris, le 5 février 2024.

Samir Manaa, ami proche de Radouane Lakdim, devant la cour d’assises spéciale de Paris, le 5 février 2024. ERWAN FAGÈS POUR « LE MONDE »

 

Après deux premières semaines consacrées à la présentation générale de l’enquête, à l’audition des témoins et aux témoignages des parties civiles, le procès des attentats de Trèbes et de Carcassonne (Aude) a commencé à se pencher sur le sort des sept accusés renvoyés devant la cour d’assises spéciale de Paris. Quatre d’entre eux ont été interrogés, entre le lundi 5 et le vendredi 9 février, les trois derniers le seront la semaine suivante.

 

Cette séquence a parfois ressemblé à une étude de cas pour tout élève avocat, jeune magistrat ou chaque lecteur désireux de mieux cerner les mille nuances de l’infraction phare de la justice antiterroriste : l’« association de malfaiteurs terroriste », ou AMT. La diversité des accusés de ce procès offre en effet un échantillon rare de la variété des profils et des comportements susceptibles d’être attrapés par le filet de cet objet judiciaire protéiforme.

A la différence de la « complicité d’assassinats terroristes », l’AMT ne suppose pas que les accusés aient été au courant du projet criminel de Radouane Lakdim, un délinquant radicalisé qui a tué quatre personnes avant d’être abattu, le 23 mars 2018. Il suffit qu’ils l’aient soutenu, matériellement ou moralement, en ayant conscience qu’il était susceptible de commettre un attentat, sans nécessairement avoir partagé son idéologie.

Au cœur de la politique pénale de la justice antiterroriste, l’AMT vise ainsi à rendre radioactif tout individu radicalisé – en brisant les solidarités de quartier et les complaisances amicales ou familiales – afin de dissuader toute personne de porter assistance à un terroriste en puissance. Une sorte d’arme de destruction judiciaire contre le « djihad d’atmosphère ». Elle provoque parfois à l’audience un sentiment de décalage entre la peine encourue – trente ans de réclusion criminelle – et la nature des faits reprochés aux accusés.

L’ami et le couteau de chasse

Samir Manaa n’est pas radicalisé. Il n’est même pas croyant. Mais il était un ami proche de Radouane Lakdim. « Une AMT, ce n’est pas une complicité, c’est différent », a rappelé en ouvrant son interrogatoire le président, Laurent Raviot, conscient que les subtilités de cette infraction ne sont pas toujours aisées à comprendre pour les premiers intéressés : « Les juges ont considéré que vous n’aviez aucune velléité terroriste. Mais on peut apporter son concours à quelqu’un sans partager ses opinions, c’est ça qui vous est reproché… »

 

Son AMT à lui se fonde sur un événement qui serait resté insignifiant si Radouane Lakdim n’était pas passé à l’acte. Le 6 mars 2018, ce dernier, petit dealeur du quartier Ozanam, à Carcassonne, avait demandé à son ami de l’accompagner acheter un couteau dans un magasin Chasse Pêche Passion. Deux semaines plus tard, c’est avec cette arme que le terroriste égorgera le colonel Arnaud Beltrame dans le Super U de Trèbes.

 

Deux questions se posent dès lors à la cour d’assises. Tout d’abord, pourquoi l’accusé a-t-il accompagné Radouane Lakdim acheter ce couteau de chasse ? « Il se baladait souvent avec des couteaux, tout le monde le savait, se défend-il. Il m’a dit que c’était un couteau à sangliers…

– Il n’était pas chasseur ?, lui fait remarquer le président.

– Non, il n’était pas chasseur… »

Le simple fait d’avoir accompagné Radouane Lakdim acheter un couteau serait cependant sans incidence si l’accusé n’était pas soupçonné d’avoir su qu’il était radicalisé. Cette seconde question est au cœur de l’AMT. « C’est vrai qu’il a commencé à me faire des rappels concernant la prière, concède-t-il, mais il voyait bien que j’étais pas pratiquant et que j’accrochais pas… »

Un élément frappant apparu au cours des débats fragilise sa défense. Tout le monde, ou presque, dans le quartier, savait que Radouane Lakdim était radicalisé, au point que plusieurs de ses proches ont expliqué à la barre qu’ils avaient aussitôt« pensé à lui » en apprenant qu’un attentat était en cours. Samir Manaa serait-il donc le seul à n’avoir rien vu venir ? « Je suis surpris que vous n’ayez rien remarqué du tout », le relance le président. « Il ne parlait pas de ça avec moi », insiste l’accusé, sans tout à fait convaincre.

 

Le « caïd » et les armes

Reda El Yaakoubi non plus n’est pas soupçonné d’être radicalisé. L’enquête a en revanche établi qu’il était un des « caïds » du quartier Ozanam, dont il piloterait le trafic de cannabis. Son cas illustre la difficulté qu’il y a parfois à cerner les contours d’une AMT, y compris pour des magistrats professionnels. Le Parquet national antiterroriste (PNAT) avait en effet requis qu’il soit jugé pour une simple « association de malfaiteurs » (des infractions à la législation sur les armes), sans dimension terroriste.

Mais les juges d’instruction n’ont pas suivi le ministère public et l’ont renvoyé pour AMT. Ils ont estimé que, en faisant travailler Radouane Lakdim comme revendeur de drogue, l’accusé lui aurait permis de se financer et de se procurer des armes, quand bien même l’origine du pistolet utilisé lors de l’attentat n’a pu être établie. Se faisant, écrivent les magistrats, Reda El Yaakoubi a « donné à l’association de malfaiteurs qu’il dirigeait le caractère d’association de malfaiteurs terroriste ».

Reda El Yaakoubi devant la cour d’assises spéciale de Paris, le 7 février 2024.

Reda El Yaakoubi devant la cour d’assises spéciale de Paris, le 7 février 2024. ERWAN FAGÈS POUR « LE MONDE »

A la différence de Samir Manaa, le « caïd » d’Ozanam reconnaît avoir su que Radouane Lakdim était radicalisé. Il est même le seul, parmi tous les proches du terroriste entendus jusqu’ici, à regretter l’absence de réaction collective du quartier face à sa dérive idéologique : « C’était un fou radicalisé… J’ai une part de culpabilité… On a tous une responsabilité. On n’avait pas assez d’intelligence, de maturité, on pensait qu’à nous… On aurait pu éviter tout ça et on l’a pas fait… »

Sa défense se concentre donc sur la contestation du volet matériel de son AMT : le trafic de cannabis qui l’associerait à Radouane Lakdim. « C’est sûr et certain qu’il n’aurait jamais travaillé pour moi, il se vantait d’être fiché “S” ! L’intégrer avec nous aurait nui à notre trafic, il nous aurait ramené des emmerdes, argumente-t-il en chef d’entreprise soucieux de ses intérêts. Et il n’avait pas la personnalité d’un vendeur, il aurait pu faire peur aux clients… »

Le beau-frère et le sac noir

Autre illustration de la difficulté qu’il y a parfois à matérialiser une AMT, Ahmed Arfaoui a lui aussi vu sa situation judiciaire s’assombrir au terme de l’instruction. Le PNAT avait demandé qu’il soit jugé pour « soustraction d’objets de nature à faciliter la découverte d’un crime » et « non-dénonciation de crime terroriste ». Mais, là encore, les juges d’instruction ont estimé que les éléments à charge étaient suffisants pour le renvoyer pour AMT.

Marié à une des sœurs de Radouane Lakdim, cet accusé est soupçonné d’être passé faire le « ménage » au domicile de la famille Lakdim alors que la prise d’otages au Super U de Trèbes était en cours, avant même que l’identité du terroriste ne soit connue. Il se trouve que, lors de la perquisition, quelques heures plus tard, les enquêteurs n’avaient retrouvé aucune arme dans la chambre du tueur, qui en faisait pourtant collection.

Ahmed Arfaoui, beau-frère de Radouane Lakdim, devant la cour d’assises spéciale de Paris, le 9 février 2024.

Ahmed Arfaoui, beau-frère de Radouane Lakdim, devant la cour d’assises spéciale de Paris, le 9 février 2024. ERWAN FAGÈS POUR « LE MONDE »

 

Guère plus intéressé par la religion que les deux autres accusés, il doit en grande partie sa présence dans le box au témoignage de l’un d’entre eux, Samir Manaa, qui affirme l’avoir vu ressortir du domicile de la famille Lakdim avec un gros sac noir le jour des attentats. Lui nie en bloc. Il est en revanche bien en peine d’expliquer pourquoi sa femme l’avait appelé en catastrophe ce matin-là pour lui demander de passer à la maison. Et son explication sur le fond d’écran de son téléphone après les attentats – une photo le représentant à côté de son épouse et du terroriste – interroge : « C’est juste que c’est le frère à ma femme. »

A partir du lundi 12 février, trois autres accusés seront interrogés. Ils illustrent l’autre face de l’AMT, son versant idéologique. Eux n’ont fourni aucune aide matérielle au terroriste. Mais deux d’entre eux – sa petite amie et un jeune homme avec qui il discutait sur Facebook – sont accusés d’avoir partagé son engagement djihadiste et de l’avoir ainsi soutenu moralement dans son entreprise, sans nécessairement avoir su qu’il passerait à l’acte.