Pourquoi je suis contre le RSA sous condition, par Stéphane Troussel
«Plutôt que de distribuer gratuitement des pommes de terre aux indigents, on exigea d’eux un travail pour y avoir droit. On n’en trouva pas. Alors, on leur fit construire des tours en rase campagne. Ces tours inutiles furent appelées “Tours de la famine”. Et comme les Tours de la famine furent debout avant que la famine cessât, on chargea les chômeurs de les démolir.» Cet épisode célèbre des grandes famines en Irlande, relaté par Robert Castel dans les Métamorphoses de la question sociale, n’est pas sans résonance avec l’actualité.
Il faut, nous explique le président Macron, que les seniors travaillent de plus en plus vieux, quand bien même ils ne s’en sentiraient pas les forces, quand bien même les entreprises ne voudraient pas d’eux. Il faut, nous dit-il, que les chômeurs reprennent un emploi, au plus vite, n’importe quel emploi : la réforme des allocations chômage est là pour les y contraindre. Il faut, enfin, que les allocataires du RSA s’engagent à rechercher activement un emploi, et, en attendant d’en trouver un, qu’ils se voient proposer 15 à 20 heures d’activité hebdomadaires, au sein de programmes autant conçus pour leur remettre «le pied à l’étrier» que pour rassurer un électorat inquiet de voir triompher l’oisiveté et l’assistanat. Voilà la vision du travail que porte ce gouvernement, et voilà ce dont «France Travail» porte le nom.
Oui, le travail émancipe à condition que…
Je partage profondément l’idée que nous devrions remettre le travail au centre de notre projet de société. Mais il nous faut absolument nous garder d’une conception morale et abstraite du travail : non, le travail n’est pas une «valeur», il a une valeur ! Le travail est une réalité matérielle, une expérience concrète et terriblement quotidienne pour des millions de nos concitoyens, qu’ils en soient pourvus ou privés. Oui, le travail émancipe, à condition qu’on ait pu le choisir, qu’on ait la liberté de pouvoir en changer ; à condition aussi qu’il ait du sens, qu’il s’exerce dans des conditions matérielles décentes et qu’il soit correctement rémunéré.
Si beaucoup de secteurs économiques peinent à pourvoir leurs postes vacants, c’est aussi en raison de conditions de travail dégradées. Si beaucoup d’allocataires de minima sociaux peinent à s’insérer durablement dans l’emploi, c’est aussi du fait de leurs rythmes et conditions de vie, de leurs contraintes familiales et personnelles. La réalité, c’est que de nombreux allocataires ne peuvent tout simplement pas envisager de retour à l’emploi à court terme. Beaucoup ont des équilibres familiaux précaires, qu’ils soient dépourvus de solutions de garde pour leur enfant, s’occupent à temps plein d’un proche en situation de dépendance, ou connaissent eux-mêmes des problèmes de santé lourds et invalidants. Pour d’autres, l’inactivité prolongée a conduit à une dévalorisation de soi, à un isolement social, à une perte de compétences qui rendent nécessaires un accompagnement global, individualisé et au long cours avant de pouvoir envisager un retour à l’emploi stable et durable.
Nous devrions d’abord interroger lucidement ces réalités-là, avant de pointer du doigt la supposée paresse des allocataires de minima sociaux. Avant de stigmatiser celles et ceux qui, selon le président Macron, «ne travaillent jamais» et qu’il faut «responsabiliser». Autant de propos qui constituent à mon sens une entorse à notre République sociale. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de retirer le département que je préside de l’expérimentation France Travail portée par le ministre Dussopt.
Nous ne sommes pas dupes !
N’oublions jamais que le RSA, autrefois «RMI», est, dans son principe même, un droit social fondamental, dernier filet de sécurité et principal outil de la lutte contre la grande pauvreté en France. Il ne saurait se «mériter» par un quelconque engagement dans un accompagnement intensif. Il est légitime que les pouvoirs publics attendent des allocataires du RSA un certain nombre d’efforts et d’engagements, à condition que ces engagements soient réciproques, qu’ils soient individualisés en fonction de la situation de l’allocataire, et que leur non-respect fasse l’objet d’un examen au cas par cas, contradictoire et pluridisciplinaire.
En confiant à Pôle Emploi la gestion des orientations et l’organisation des parcours des allocataires du RSA, en lieu et place des départements, chefs de file de l’action sociale, le gouvernement tente de réduire l’insertion au seul enjeu du placement dans l’emploi. D’un autre côté, il légitime l’alignement du pouvoir de sanction des allocataires du RSA sur les pratiques de Pôle Emploi, bien plus automatiques, massives et donc arbitraires et aveugles, que ce qui est aujourd’hui pratiqué par les départements.
Bien entendu, le ministre Olivier Dussopt se veut rassurant. Il a promis d’accompagner le durcissement des règles relatives au RSA par un renforcement de l’accompagnement des allocataires, avec le recrutement de conseillers supplémentaires et la création des parcours de 15 à 20 heures d’activités chaque semaine. Mais généraliser ce type de dispositifs à deux millions d’allocataires supposerait, pour le service public de l’emploi, un effort massif auquel il est difficile de croire, au moment même où le gouvernement annonce plusieurs milliards d’économies dans les dépenses publiques.
Comment croire également que tout n’est pas décidé à l’avance, quand un projet de loi sur l’emploi est déjà annoncé par le gouvernement, avant même que l’expérimentation ait démarré et que les modalités de son évaluation aient été discutées ?
Nous ne sommes pas dupes : ce soi-disant «volet social» du chantier France Travail est aussi peu crédible que celui qui était censé accompagner la réforme des retraites. Et lorsque se dissipera l’écran de fumée, il ne restera plus, aux plus fragiles de nos concitoyens, que l’injonction à traverser la rue pour essayer de s’en sortir, quoi qu’il leur en coûte.