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Mobilisation : l’exécutif veut inspirer la torpeur

Mobilisation : l’exécutif veut inspirer la torpeur

Craignant d’enflammer les manifestations de jeudi et les autres à venir, les macronistes font profil bas tout en espérant une adoption express du texte.

1844d5c615f32156eaac6a33f9b0b335.jpg Eden, étudiant à Montpellier : «Un petit vieux qui ne peut pas vivre de sa retraite, ça me touche. C’est horrible.»

Qu’est-ce qui bout dans le chaudron social? Un petit groupe de parlementaires de la majorité, reçu jeudi à l’Elysée, tentait, avec Emmanuel Macron, de qualifier l’humeur actuelle. «Profonde morosité», diagnostique Florent Boudié ; «apathie», propose Marie Guévenoux, autre députée Renaissance ; «atonie», choisit le président de la République. Nul ne sait si la réforme des retraites passera sans trop de remous sur un pays réellement plongé dans la torpeur ou, si dans ce calme trompeur, le débat peut s’embraser.

 

Après la présentation de mardi et avant la journée de mobilisation de jeudi, les macronistes jugent réussie l’entrée de la réforme dans l’atmosphère : avec une légère concession sur le report de l’âge légal de départ à 64 ans (au lieu de 65 ans) et un accord avec Les Républicains permettant d’entrevoir une majorité à l’Assemblée. Quant à la riposte syndicale, elle était attendue. Les troupes, priées de faire profil bas et d’éviter toute déclaration martiale, répètent leur respect du droit de grève. Consigne a aussi été donnée de ne pas sousestimer l’effort demandé aux actifs de travailler plus longtemps, tout en présentant les mesures d’accompagnement pour faire passer la pilule. «Humilité et gravité», a dit aux députés Emmanuel Macron qui, début janvier, avait réclamé à ses ministres de «se mettre du côté des gens».

 

Imprévisibilité. De son côté, Matignon a demandé aux parlementaires de surveiller les petits signaux sur le terrain. Rentrés ce week-end en circonscription, ils devaient tester comment la réforme était digérée. Beaucoup confirment une «résignation» qui ne vaut pas acceptation. En gros, la mesure d’âge est impopulaire mais les Français la comprendraient car ils entendent la nécessité d’assurer l’équilibre financier du système, selon la lecture faite (ou espérée) par les députés Renaissance. Les mêmes reconnaissent que le contexte économique pèse. «La retraite, c’est presque trop loin. Les Français sont dans les soucis du quotidien», constate l’un d’eux, en alerte sur la grogne des boulangers autant que sur les retraites.

 

Inflation, factures des TPE, prix du gaz occupent davantage les discussions des cérémonies de voeux. «Je sens plus de l’inquiétude sur la situation économique que de la colère», hume un ministre. Ce n’est pas forcément mieux. «Le côté “j’ai des difficultés et on me demande de faire des efforts”, je ne sais pas comment ça peut être pris par les gens», résume Guillaume Gouffier Valente (Renaissance).

 

Alors que les appels à la grève se multiplient dans les transports, l’éducation, l’énergie, les macronistes imaginent beaucoup de monde dans la rue jeudi. Des cortèges garnis, encadrés par les services d’ordre des syndicats qui ont du métier. Au doigt mouillé, ils pointent le risque que les manifestations suivantes soient plus tendues, soldées par des incidents. Dans la rue comme sur les piquets, les syndicats garderont-ils la main ? C’est leur crainte: un mouvement qui déborde, échappe aux centrales voire agrège les motifs d’exaspération.

Dans une note du 6 janvier qui a fuité, le renseignement n’exclut aucun scénario : «Si la population ne se mobilise pas en nombre pour l’instant, la poursuite de la dégradation du pouvoir d’achat, couplée à des réformes mal perçues, pourrait conduire à une nouvelle mobilisation citoyenne d’ampleur», est-il écrit, avec la possibilité de «modes d’action disruptifs» et de «grèves de longue durée dans plusieurs secteurs clés». La CGT de la branche pétrole a déjà appelé à trois jours de grève avec, «si nécessaire, l’arrêt des installations de raffinage». «Le problème, ce n’est pas tant les grosses manifs, expose une députée Renaissance, que des blocages stratégiques, dont les Français ne se plaindraient pas.» Référence aux grèves de 1995 contre le plan Juppé sur les retraites, soutenues par l’opinion… qui avaient forcé à reculer un Premier ministre «droit dans ses bottes». Depuis la contestation des gilets jaunes, les macronistes n’ignorent plus que la colère peut être éruptive. «En cinq ans, la foudre n’est jamais tombée là où l’on croyait», devise un ministre, sans déterminer si cette imprévisibilité est rassurante ou inquiétante. Leur seule certitude: c’est maintenant qu’ils doivent faire basculer l’opinion. «Les quatre semaines à venir seront essentielles. C’est là que les Français vont se forger une conviction. A nous d’être clairs, concrets, d’expliquer le sens de cette réforme», prévoit Pieyre Alexandre Anglade.

 

«Tout boucler». Les marcheurs ne sont pas mécontents du timing. Pour eux, la mobilisation de jeudi arrive assez tard. Contre la précédente réforme des retraites, présentée à la même période en Conseil des ministres (le 24 janvier 2020 et, cette fois-ci, le 23 janvier), les transports avaient commencé la grève le 5 décembre. Le gouvernement Borne mise sur une adoption express du texte, sans laisser le temps à la contestation de grossir. A partir du 23 janvier, «il faudra tout boucler en cinquante jours chrono, prévient un député Renaissance. Pour les syndicats aussi, le compte à rebours a commencé. Mais c’est bon pour nous de jouer sur un temps resserré».

Libération est allé poser ces questions aux premiers concernés, dans tous les métiers et à travers le pays.

 

Dans une serrurerie de Nice, «le corps dit stop»

En Bretagne, les agriculteurs ne «nagent pas dans le même couloir»

A Orléans, la réforme,

«ça passe après la crise de l’hôpital»

 

La tête est dans le coffre-fort, la main sur la visseuse. Philippe est plié en deux dans l’atelier de Paris-Clefs, au centre-ville de Nice. La contorsion se répétera chez le client. A 58 ans, Philippe touche à la fin de sa carrière. Il prendra sa retraite dans deux ans, après quarante-trois ans de vie professionnelle. S’imaginer serrurier à 64 ans ? «Impossible, coupe-t-il d’emblée. Même si j’ai envie, c’est le corps qui dit stop. Je ne peux plus. Le matin, ce n’est que douleur pendant vingt minutes. Notre ennemi, c’est le temps.» Le coffre-fort n’est pas léger, mais Philippe connaît plus lourd. Pour 2100 euros par mois, il trimballe sa caisse à outils dans Nice pour installer des portes blindées, des volets roulants, des rideaux métalliques. Des chantiers rarement au rez-dechaussée et jamais avec ascenseur approprié. Il faut porter dans les escaliers et manipuler dans les couloirs. «On commence à fatiguer, confirme son collègue Didier. C’est le corps qui ne suit plus. J’ai des problèmes aux vertèbres lombaires et aux cervicales. De l’arthrose au bras droit.» Didier a calculé avoir cotisé 176 trimestres. Il prévoit de partir à la retraite en septembre, «à la veille des 61 ans».

 

Paris-Clefs est une serrurerie de quartier. A travers la vitrine, on peut voir les travaux réalisés. Philippe et Didier se souviennent surtout de l’effort. Dans l’immeuble d’en face, ils ont «changé les rondelles» de la «vieille porte métallique» qu’il a fallu dégonder : 180 kilos à soulever. Au troisième étage, ils ont monté et changé les fenêtres en PVC. Sur le même trottoir, ils ont renforcé une porte en bois avec du métal : 60 kilos à bout de bras.

Jeff est le plus jeune des trois serruriers. Il voit ses collègues morfler: «Quand ils montent trois étages, ils sont essoufflés comme si c’était l’Everest. Tout est difficile. Je crains de vieillir comme ça. Comment je vais faire ? A 46 ans, je vois déjà les effets sur mon dos. Le soir, je suis courbaturé.» Jeff est spécialisé en ferronnerie. Il réalise des garde-corps et des portes métalliques «en respirant de mauvaises choses». Il sillonne Nice à scooter pour les dépannages.

 

«Le gouvernement est déconnecté de la réalité. Ils ne se rendent pas compte de la difficulté. Dès qu’on travaille à l’extérieur, ça use : plombier, électricien, cantonnier…» Jeff a peur de se faire remplacer par des jeunes, plus rapides et plus vaillants. Le «manuel» ne se voit pas derrière un bureau. Les exosquelettes? «Dans les usines Amazon peut-être», ironise-t-il. Philippe manifestera jeudi. Il a discuté avec des collègues de l’allongement du temps de travail : «J’ai plein de potes dégoûtés. Ils se voyaient déjà à la retraite. Ils le prennent mal.» Lui veut «rester en forme», «profiter de la vie», voir ses quatre petits-enfants et voyager.

 

Aucun d’entre eux n’ira manifester jeudi. Pas qu’ils soient pour la réforme des retraites mais, à la chambre d’agriculture de Plérin (Côtes-d’Armor), au pays des éleveurs de porcs, les élus s’accordent sur une chose. Ils ne «nagent pas dans le même couloir» que le reste de la population. Les sujets qui les agacent ne manquent pas. «On pourrait manifester sur les prix agricoles, sur les retraites. Mais l’élevage, c’est un travail de tous les jours», expose Christine Touzé, éleveuse de porcs à Plouvara, 54 ans. Les éleveurs n’ont ni le temps ni les moyens de quitter leurs animaux une journée, et il est difficile de mobiliser dans le secteur. «C’est compliqué de faire bouger une génération qui a tout le temps la tête dans le guidon.» Manifester jeudi? «On n’est pas dans les mêmes problématiques», reconnaît l’agricultrice. Autour de la table, on a entendu parler des 1 200 euros minimum garantis pour les carrières complètes. «C’est ridicule», réagit timidement Chantal Poulouin, 61 ans. Veuve depuis 2013, elle a pris sa retraite en juillet 2021. Et touche justement un peu moins de 1 200 euros net, notamment grâce à la pension de son époux. «On a travaillé quinze ans sans prendre de vacances. Mon mari est mort à 59 ans, avant sa retraite», s’exaspère l’ancienne éleveuse de porcs. «Le problème, c’est qu’il faut une carrière complète. Les conjoints [qui ont pendant longtemps travaillé sur les exploitations sans être déclarés, ndlr] ne vont pas pouvoir y prétendre», renchérit Jean-Jacques René. A 67 ans, il touche un peu plus de 1100 euros par mois. Egalement ancien éleveur porcin, c’est lui qui est chargé du dossier des retraites pour la FDSEA locale. «Sur certains sujets, ce sont les anciens qui défendent les actifs car eux s’y intéressent souvent trop tard, explique-t-il. Les retraites moyennes sont à 1 500 euros en France, et nous, on est bien en dessous.» En moyenne, les agriculteurs perçoivent 350 euros de pension en moins que le reste de la population. Alors il se bat pour une autre réforme, adoptée à l’unanimité par l’Assemblée en première lecture le 1er décembre : que la retraite des agriculteurs soit calculée sur leurs 25 meilleures années, comme c’est déjà le cas dans le régime général des salariés. «J’ai fait le compte, j’aurais gagné 270 euros de plus par mois», insiste-t-il. Pour lui, le régime des agriculteurs reste inéquitable par rapport au régime général, et le minimum garanti de 1 200 euros très insuffisant.

 

«On voit plein de retraités qui ont droit à des loisirs, ils vont se balader en camping-car… Nous, on n’en n’a pas les moyens alors qu’on a cotisé et travaillé», regrette Christine Touzé. Avec la réforme, elle devra travailler jusqu’à 64 ans, deux ans de plus que ce qui était initialement prévu. Elle ne rentre ni dans le dispositif carrières longues ni dans les critères de pénibilité. «Je prends une semaine et demie de congé par an, et un seul dimanche par mois, ça devrait être pris en compte.» Elle décrit un métier physique et prenant, raconte les collègues qui ont déjà des douleurs aux épaules et au dos, et la charge mentale des exploitants : «Aujourd’hui, j’ai 54 ans, j’y arrive. Mais est ce que j’aurais la même énergie à 60 ans ?» «La retraite? Honnêtement, je pense que je n’atteindrai jamais cet âge-là à l’hôpital…» A 32 ans, Malika (1), aide-soignante au centre hospitalier régional (CHR) d’Orléans, «rigole» quand elle entend des collègues plus anciennes rêver tout haut de la quille. Après treize ans au CHR, dont neuf passés aux urgences, elle n’a pas la force de se projeter si loin. «Je suis déjà usée, assure-t-elle. J’ai mal au dos, je sors d’une grosse tendinite à l’épaule. Le soir, quand je rentre, je mets deux heures à me détendre. Le matin, je n’arrive plus à me lever. Je vis au jour le jour en me demandant si je vais arriver à faire un travail satisfaisant pour moi et mes patients.» D’ailleurs, ceux qui peuvent prétendre à la retraite n’en ont pas forcément les moyens. «J’ai une collègue qui a repoussé son départ d’un an alors qu’elle traîne la patte, soupire l’aide-soignante. Après quarante-cinq ans d’hôpital, sa pension ne lui permettait pas de joindre les deux bouts. Un an de plus, c’était 100 ou 200 euros de mieux. Alors pas le choix…»

 

En juin, Josette, 61 ans, va tirer sa révérence «le coeur gros». Quarante-et-un ans qu’elle travaille ici, dont trente-sept de nuit, et toujours l’amour du métier chevillé au corps. L’aidesoignante qui a connu «les hospices, les dortoirs et les gens qu’on lave au broc et à la cuvette» mesure le «confort» qu’offre aujourd’hui son hôpital. Mais ce progrès, l’augmentation de la pression sur les urgences l’a «gommé», dit-elle. «Il y a dix ans, quand on avait 110 passages dans la journée, c’était une grosse journée. Aujourd’hui, on est à plus de 200, avec des gens pas faciles, impatients, exigeants, agressifs parfois. On se prend des insultes et des coups. On a en permanence des dizaines de patients en attente sur des brancards… C’est épuisant.» En deux ans, Josette a été opérée de deux anévrismes cérébraux. Il y a trois semaines, on lui a découvert un problème cardiaque. La soignante comprend l’abattement des plus jeunes : «L’ambiance est lourde.»

 

La réforme des retraites «passe au second plan, après la crise de l’hôpital», estime Paul (1), infirmier depuis dix ans. «Aux urgences, la plupart des soignants ont entre 20 ans et 30 ans. Ce qu’on veut d’abord, c’est que la fuite des soignants s’arrête, qu’on nous donne les moyens de dispenser des soins de qualité.» Dans sa promo d’école, beaucoup ont déjà raccroché. «J’ai un ami qui est devenu menuisier, un autre qui pose des fenêtres, explique-t-il. Au bout de cinq ans, ils étaient lessivés. C’est triste que le système de santé en soit arrivé là.» Et il y a le manque de reconnaissance. «Lors du Covid, on nous a passé de la crème dans le dos mais rien n’a changé. L’inflation a mangé la petite augmentation du Ségur. Il y a un fossé énorme entre notre salaire, nos conditions de travail et nos responsabilités», regrette l’infirmier, qui touche 2000euros net par mois avec deux week-ends travaillés. «Parce qu’aux urgences, on est une famille, on est solidaires», Paul, tout comme Malika et Josette, répondra à l’appel à la grève jeudi. Sans illusion. Vu le sous-effectif aux urgences, tous s’attendent à être réquisitionnés.

 

Au collège de Vaulx-en-Velin, un «grand ressentiment»

Agé de 57 ans, André Voirin aurait pu partir à la retraite dans cinq ans. Mais ce professeur d’histoire-géographie sera «doublement pénalisé» par la réforme des retraites. «J’aurais eu une décote de 21 % avec 153 trimestres cotisés. On me demande d’aller jusqu’à 64 ans et de cotiser 173 trimestres, soit 20 de plus. Or en deux ans, je ne peux en gagner que huit, c’est inéquitable», constate-t-il. Dans la salle des profs du collège Henri-Barbusse de Vaulx-en-Velin (métropole de Lyon), on parle beaucoup des retraites, avec «un grand ressentiment» contre une réforme «très injuste» pour les enseignants comme pour les élèves, souligne ce syndiqué au Snes-FSU.

 

André Voirin pointe le risque d’un «vrai décalage générationnel». «Peu de collègues pourront partir à 64 ans. Après un bac +4, le Capes ou l’agrégation, vous entrez dans le métier à 24 ans ou 25 ans. Si vous ajoutez 43 annuités, ça vous emmène à 67 ans ou 68 ans pour une retraite à taux plein. Et si vous partez à 64 ans, ça vous fera une décote trop importante. Avoir 68 ans face à des enfants de 10 ans, c’est comme être un grand-père en cours», se désole-t-il. En attendant, il y a «l’usure» et «le sentiment de lassitude» faute de moyens. Classes surchargées, revalorisation salariale sans cesse repoussée, absence de concertation… les griefs s’accumulent de longue date. André Voirin espère que l’appel à la grève sera «largement suivi» pour que «le gouvernement abandonne». Et qu’il se décide enfin à se «mettre autour de la table pour équilibrer les efforts qu’on demande aux uns et aux autres». Margot Beal attend aussi un «sursaut de la population» face à un «président de la République élu grâce aux voix de la gauche mais qui écrase toutes les revendications sociales». Prof d’histoire-géo au lycée Jacques-Brel de Vénissieux, la trentenaire syndiquée à SUD éducation compte sur jeudi pour déclencher «un élan» contre cette réforme. Selon elle, «des populations plus vieilles au travail, ce sont des gens qui auront plus de problèmes de santé, ça va démultiplier les arrêts maladie». Et «cela veut dire des conditions d’études dégradées pour les élèves. Aujourd’hui déjà, les profs absents ne sont pas remplacés dans les établissements d’éducation prioritaire». L’enseignante pointe une autre inégalité : «Les femmes sont surreprésentées dans l’éducation nationale, elles le sont aussi dans les temps partiels subis et dans les primes de profs principaux qui ne comptent pas pour cotiser», explique-t-elle. A la retraite, leurs pensions sont moins élevées que celles de leurs collègues masculins.

 

A Bordeaux, les cheminots «espèrent que ça va péter»

La pression n’a pas eu le temps de retomber chez les cheminots. Après la grève surprise et inédite d’un collectif de contrôleurs indépendant des syndicats en décembre, le rythme des réunions s’accélère à nouveau. En Gironde, où le conflit social a été très suivi pendant les fêtes, l’annonce de la réforme des retraites a ranimé la flamme des grévistes. Avec, cette fois-ci, le soutien de tous les syndicats. «Honnêtement, je pensais qu’on serait plusieurs à lâcher l’affaire. La grève a été dure, les négos compliquées. Alors oui, on repart au charbon fatigués, mais tout autour de nous, on voit les gens motivés comme jamais», rapporte Marie, une contrôleuse membre du collectif. Avec son compagnon, David, conducteur de train, ils ont prévu d’être en tête de cortège jeudi. «On espère que ça va péter. Que cette journée va être le déclencheur d’une grève reconductible», déclare le couple.

 

David est très remonté. Sur son contrat, le quadragénaire doit partir à la retraite à 50 ans mais, au fil du temps, la date n’a cessé d’être repoussée. «Avec la réforme, je prends presque dix ans dans la gueule. Tout ça avec des conditions de travail qui se dégradent», s’agace le conducteur, qui croit à une mobilisation historique. Tous ses collègues ont encore en tête les blocages de 2019. La riposte avait duré deux mois. Pour Joël Vignerie, entré à la SNCF au début des années 2000, la réforme ne prend pas assez en compte la pénibilité. «On nous explique qu’il faut travailler plus longtemps car notre espérance de vie augmente, mais c’est surtout l’espérance de vie en bonne santé qui devrait primer. La plupart des cheminots font les troishuit. Entre les salariés avec des métiers pénibles et les cadres dirigeants, on est sur des écarts entre sept et douze ans d’espérance de vie, c’est énorme !» tacle le cheminot CGT. Il évoque «une double injustice insupportable». «Cette réforme, c’est carrément la goutte d’eau. On le sent, les jeunes ne veulent plus venir travailler chez nous, on peine à recruter.

 

Qui voudrait travailler les week-ends, les jours fériés, la nuit, en subissant la météo pour peu qu’on bosse sur les voies, tout en partant à 64 ans comme tout le monde ?» fait mine de s’interroger Michael Tanguy, militant SUD rail, qui prédit «un long combat» avec des cheminots fer de lance. «L’hypocrisie attise aussi la colère. Après une période difficile liée au Covid, on demande encore aux gens de faire un effort. Et dans le même temps, on bat des records de dividendes aux actionnaires», pointe Joël Vignerie. «Il ne s’agit pas seulement des cheminots. Tout le monde est concerné», abonde Lionel Delaveau, militant SUD rail qui espère que les salariés du privé se réveilleront.

 

A la fac de Montpellier, «on va s’user quarante-trois ans et puis mourir ?»

La fac de lettres Paul-Valéry, l’université la plus politisée de Montpellier, va-t-elle se mobiliser contre la réforme ? Fabien Bon, 27 ans, y compte bien: ce leader du Syndicat de combat universitaire (Scum) a déjà préparé tracts et manif : «Nous avons eu une réunion avec l’intersyndicale de l’Hérault pour l’organisation de jeudi. On verra si les étudiants sont réceptifs et favorables à un blocage de la fac.» Pour Fabien Bon, cette réforme constitue à la fois «une arnaque et une injustice». «La précarité est déjà énorme chez les étudiants, et elle se poursuit dans leur vie professionnelle. On va s’user quarante-trois ans à travailler et puis mourir? Seuls ceux qui ne sont pas touchés sont favorables à cette réforme.»

 

Mais peu d’étudiants croisés sur le campus se sentent concernés. Certains ignorent même tout des projets du gouvernement, comme Adrien, 24 ans, inscrit en lettres, et Laetitia, 19 ans, en histoire : «On n’a entendu parler de rien, ni de la réforme ni de la grève à venir… On ne suit pas l’actualité.» Clara, 21 ans, étudiante en théâtre, s‘intéresse au sujet, mais les détails lui échappent. «Ma coloc m’a parlé de cette réforme. A quel âge déjà veulent-ils reculer la retraite ? 63 ans ? 64 ? Ça me paraît super loin… Et il y a tellement d’incertitudes économiques et écologiques, ça me déprime. Si ça se trouve, on ne sera jamais à la retraite.» Clara pense à sa mère, professeure des écoles : «Elle avait pris un mi-temps pour s’occuper de nous, ses enfants. Et du coup, elle devra sans doute travailler plus longtemps.»

 

Jumelles de 20 ans, Elinoï et Shaïli s’inquiètent aussi pour leurs proches, en Guyane et en Martinique. «Cette réforme nous fait penser à tous ceux qui travaillent ou ont travaillé au black, et dont le travail n’est pas pris en compte pour la retraite. C’était le cas de notre grand-mère qui faisait le ménage dans des hôtels sans être déclarée.» Mais ici, à «Paul-Va», ces soeurs pensent avant tout à leurs études dans le cinéma et l’audiovisuel. «On est venues en métropole pour réussir, pas pour militer ou manifester. La retraite, c’est loin. Ce n’est pas encore un sujet pour nous.» En revanche, c’est un sujet pour Eden, tignasse rouge et «20 ans dans deux jours» : «Repousser l’âge de la retraite pour des gens déjà usés physiquement ou psychologiquement, c’est juste leur retirer de l’espérance de vie.» Il qualifie même cette perspective de «meurtrière», avant de s’indigner du montant des pensions allouées aux plus âgés : «Un petit vieux qui ne peut pas vivre de sa retraite, ça me touche. C’est horrible.» Alors oui, il compte aller manifester jeudi, et pas forcément pour ses vieux jours : «J’aimerais être comédien et metteur en scène. Est-ce que je vais pouvoir un jour vivre de ma passion? Voilà la seule question que je me pose aujourd’hui…»

 

Maïté Darnault (à Vaulx-en-Velin), Jean-Christophe Féraud, Sarah Finger (à Montpellier), Éva Fonteneau (à Bordeaux), Mathilde Frénois (à Nice), Pauline Moullot (à Saint-Brieuc) et Nathalie Raulin (à Orléans) Photos Rémy Artiges, Thibaud Moritz, David Richard. transit, et Quentin VERNAULT. Hans Lucas

(1) Les prénoms ont été modifiés.