JustPaste.it

Alexandra Roulet, lauréate du Prix du meilleur jeune économiste 2024 : « L’assurance-chômage comporte un aléa moral  »

Alexandra Roulet est récompensée ce lundi 27 mai du Prix du meilleur jeune économiste 2024. Professeure d’économie à l’Insead, c’est une spécialiste du travail, de l’assurance-chômage, des politiques de l’emploi et des inégalités hommes-femmes.

Propos recueillis par Philippe Escande

 

Alexandra Roulet, lauréate du Prix du meilleur jeune économiste 2024, dans les locaux du « Monde », le 22 mai 2024.

 Alexandra Roulet, lauréate du Prix du meilleur jeune économiste 2024, dans les locaux du « Monde », le 22 mai 2024. BRUNO LEVY POUR « LE MONDE »

 

Lauréate du Prix du meilleur jeune économiste 2024, Alexandra Roulet revient sur ses travaux ainsi que sur son expérience en tant que conseillère économique à l’Elysée et à Matignon.

Comment êtes-vous venue à la recherche économique et à vous spécialiser dans la question du travail ?

J’ai hésité entre une carrière académique ou administrative. C’est la rencontre avec mes professeurs, Daniel Cohen à l’Ecole normale, puis Philippe Aghion à Harvard, qui a été déterminante par leur enthousiasme communicatif. Quant à la question du travail, je l’ai abordé avec Lawrence F. Katz, professeur à Harvard. Il est vrai que beaucoup de Français sont attirés par ce thème, peut-être poussés par l’importance de la question du chômage dans notre pays.

Vous avez travaillé sur l’assurance-chômage, un thème d’actualité. Que vos recherches ont-elle apporté ?

L’assurance-chômage est destinée à atténuer un choc, celui de la perte de revenus. Mais elle doit aussi aider à la recherche d’un nouvel emploi. Comme toute assurance, elle comporte un aléa moral, si elle n’incite pas à retrouver suffisamment rapidement un travail.

 

Avec Thomas Le Barbanchon et Roland Rathelot, nous avons regardé si avoir droit à une durée d’indemnisation plus longue induisait aussi une durée plus longue de recherche d’emploi. Nous avons constaté que, si l’on augmente de 10 % la durée d’indemnisation, la durée au chômage augmente de 3 %. Ce chiffre est cohérent avec les études qui ont été menées à l’étranger sur le même sujet. On serait sûrement plutôt autour de 2 % si on avait pu regarder la durée de non-emploi, certaines sorties du chômage n’étant pas nécessairement vers l’emploi. Mais, surtout, nous nous sommes interrogés sur l’interprétation de ce constat : les gens restent-ils plus longtemps au chômage parce qu’ils ont le temps ou parce qu’ils cherchent un meilleur emploi ?

Nos travaux, qui ont porté sur la période 2006-2012, montrent qu’une durée d’indemnisation plus longue ne modifie pas les critères de recherche d’emploi (salaire de réserve, type de contrat, etc.) et, donc, n’amène probablement pas à trouver un meilleur emploi.

Les adversaires de la réforme de l’assurance-chômage et de celle de 2023, qui s’appuie sur ce genre d’étude, peuvent souligner que cet ordre de grandeur de 3 % est minime au regard des effets sociaux négatifs que cela induit…

C’est toute la question. Est-ce que les gains sont suffisants au regard d’autres critères, comme le risque d’induire pour certains un basculement dans les minima sociaux ? C’est là que les économistes divergent et que les politiques arbitrent. Notre papier en lui-même n’était pas un conseil de politique publique.

Il a néanmoins inspiré une loi. Les économistes ont-ils une vraie influence sur la décision politique ?

L’économie compte, bien sûr, mais les décideurs ont aussi d’autres facteurs à prendre en compte, qu’ils soient sociaux, juridiques ou politiques. Selon moi, l’influence des économistes n’est réelle qu’à moyen-long terme. Aucune décision n’est motivée par un seul résultat, mais quand beaucoup de travaux différents pointent vers la même direction, cela finit par avoir un impact.

On a plutôt l’impression que les économistes ne sont jamais d’accord entre eux. Peut-il y avoir des consensus ?

Oui. Par exemple, en matière d’assurance-chômage, les économistes de gauche comme de droite sont d’accord sur l’idée d’un système contracyclique qui protège davantage les chômeurs en cas de récession que quand la conjoncture est bonne. Après, lorsqu’il y a des arbitrages, certains peuvent pondérer différemment les objectifs, par exemple entre croissance, justice sociale et rapidité de la transition énergétique.

Vous travaillez aussi en ce moment autour de la réforme de France Travail, l’ex-Pôle emploi…

Avec une doctorante de Sciences Po, Johanna Roth, nous nous intéressons à l’accompagnement intensif prévu pour les bénéficiaires du RSA. De précédentes études montrent que de tels dispositifs sont rentables. Mais en direction de quel public est-ce le plus efficace ? La question, ici, est de savoir s’il est possible et efficient d’identifier en amont les demandeurs d’emploi les plus à risque de basculer dans les minima sociaux et de concentrer sur eux un accompagnement intensif à ce moment-là pour, justement, leur éviter de verser dans le RSA. Nous n’avons pas encore de conclusion à ce stade.

Vous avez durant un an travaillé au plus près de la décision politique en étant conseillère économique à l’Elysée et à Matignon entre 2022 et 2023. Est-ce un avantage ou un handicap quand on revient à la recherche académique ?

J’ai beaucoup aimé ce passage en cabinet et je recommande aux académiques de faire des expériences hors du champ universitaire. Cela m’a permis de toucher du doigt les contraintes du politique, y compris sur les sujets que l’on croit bien connaître. Par exemple dans le domaine du travail, j’ai été confrontée aux aspects juridiques et politiques de ce dossier. Cela m’a peut-être laissé une étiquette, mais j’ai eu peu de réactions hostiles et je garde le plaisir de dialoguer avec tout le monde, quelles que soient les orientations. J’espère que mes travaux ne seront pas jugés à travers ce filtre, mais pour ce qu’ils sont.

Sommes-nous à la fin d’un cycle économique, marqué par la fin de la mondialisation et d’un certain libéralisme économique et politique ?

Nous entrons dans une ère où les questions de souveraineté ont pris de l’importance avec un regain certain du protectionnisme. Les Européens subissent les conséquences de la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine. Nous devons prendre acte de cette situation non coopérative et être actifs. Bien sûr, les défis géopolitiques, démographiques et écologiques se heurtent à des ressources de plus en plus difficiles à collecter pour les Etats. Pour s’en sortir par le haut, et c’est le pari de l’exécutif, la croissance et l’augmentation du taux d’emploi doivent permettre de dégager des marges de manœuvre. Il ne faudrait pas tomber dans des dynamiques de repli.