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De l’Ecole alsacienne à Saint-Jean-de-Passy, ces lycées parisiens privés très bien dotés par rapport au public

Par Violaine Morin, Eléa Pommiers, Sylvie Lecherbonnier, Romain Imbach et Manon Romain 18 janvier 2022

 

Les établissements privés de la capitale disposent de plus d’heures d’enseignement rapportées au nombre d’élèves que leurs homologues du public, pour la filière générale du lycée. A l’inverse, les taux d’encadrement sont moins bons en primaire et au collège.

 

Paris offre un exemple, à l’échelle d’une ville, des effets de la coexistence de l’enseignement public et de l’enseignement privé sous contrat, réunis sous la même bannière de l’éducation nationale mais soumis à des règles différentes. Les écarts de mixité sociale, dans un environnement très concurrentiel, en sont la manifestation la plus connue. Alors que, en transformant la plate-forme Affelnet, le rectorat de Paris a réformé en profondeur l’affectation des lycéens dans les établissements publics, pour les obliger à mélanger les élèves, les établissements privés, très sélectifs, ont conservé leurs propres procédures d’admission.


Le cloisonnement des deux systèmes aboutit à d’autres divergences, moins connues. Le Monde a eu accès à une base de données interne à l’éducation nationale, dont l’analyse révèle d’importants écarts en termes d’allocation des financements de l’Etat au sein des établissements, selon qu’ils appartiennent au privé sous contrat ou au public. Ces chiffres confidentiels – que Le Monde n’a pu consulter que pour Paris – montrent que les moyens d’enseignement par élève, attribués par le rectorat, sont supérieurs dans les lycées généraux privés de la capitale à ceux de leurs homologues du public, à effectif et composition sociale équivalents.

 

Parmi ces lycées bien dotés figurent les institutions privées très sélectives, dont les taux de réussite et de mentions au baccalauréat atteignent des sommets, comme Stanislas, Saint-Jean-de-Passy, Jeannine-Manuel, Saint-Michel-de-Picpus, ou encore l’Ecole alsacienne. Un déséquilibre qui se répercute nécessairement à d’autres niveaux. Ce qui est donné en plus au lycée est prélevé sur une enveloppe globale qui va du primaire au secondaire et qui est proportionnelle à celle du public par rapport à leurs effectifs respectifs.

« Avec une trentaine d’heures, j’ouvre une classe de plus »

Le Monde s’est concentré sur les 61 lycées ne comportant que des séries générales – la comparaison avec les voies technologiques et professionnelles est également favorable au privé, mais elle est plus difficile à analyser car ces filières exigent des dotations en heures plus élevées et très variables. Un indicateur scruté de près par l’éducation nationale donne une idée des moyens dont dispose un établissement : le « H/E », soit le nombre d’heures d’enseignement hebdomadaire divisé par le nombre d’élèves. Plus il est élevé, plus l’encadrement et les conditions d’enseignement sont favorables.

 

Un taux d'encadrement meilleur dans les lycées privés

 

La dotation horaire par élève (H/E) correspond au nombre d'heures hebdomadaires d'enseignement divisées par le nombre d'élèves. Plus il est élevé, plus l’encadrement des élèves et les conditions d’enseignement sont favorables. Le graphique ci-dessus exclut les lycées disposant de filières technologiques et professionnelles afin de rendre la comparaison possible. Il ne tient compte que des heures dédiées aux secondes, premières et terminales, les classes préparatoires ayant été exclues. Le lycée Brassens accueille des doubles cursus musique et danse. Son effectif total de moins de 300 élèves explique que son H/E soit le plus élevé des lycées publics. Cet établissement, dont les élèves sont très privilégiés, va être entièrement transféré dans les locaux du lycée Bergson à la rentrée 2023.
Source : Ministère de l'éducation nationale – APAE, Le Monde

En 2021, dernière année de disponibilité des données, la moyenne est de 1,1 pour les lycées généraux publics parisiens, contre 1,27 dans le privé. Pour comprendre les conséquences de cet écart à l’échelle d’un établissement, il faut regarder sa traduction dans les dotations horaires globales. Connues dans la communauté éducative sous le nom de « DHG », ces enveloppes, que les directions reçoivent début janvier, sont un enjeu majeur pour les équipes. Elles correspondent au nombre d’heures – et, in fine, au nombre de postes de professeurs – que l’éducation nationale donne aux collèges et lycées pour assurer les enseignements obligatoires, proposer plus ou moins de spécialités en lycée, créer des options, mettre en place des heures de soutien ou des cours en demi-groupe.

 

Pour un lycée de 500 élèves, un établissement avec un H/E de 1,27 aura quatre-vingt-cinq heures hebdomadaires de plus qu’un autre avec un H/E de 1,1. « C’est énorme, réagit un proviseur parisien qui a souhaité rester anonyme. Avec cinq heures, j’ajoute une heure de français, de maths, ou de n’importe quelle autre discipline à mes cinq classes de 2de. Avec sept heures et demie, je peux créer une option langue ou théâtre pour tout le lycée. Avec une trentaine d’heures, j’ouvre une classe de plus. »

 

Des lycées privés plus petits, aux classes moins chargées que celles des lycées publics

 

 


Selon le rectorat de Paris et le secrétariat général de l’Enseignement catholique, premier des trois réseaux du privé parisien, qui représente 80 % des établissements privés sous contrat de la capitale, cet écart s’explique avant tout par la taille des établissements. Le H/E augmente mécaniquement lorsque les effectifs sont plus faibles – ce qui explique que des lycées confessionnels juifs de très petite taille se retrouvent en tête des lycées les mieux dotés. Or sur les 32 lycées généraux parisiens de moins de 500 élèves, seuls deux sont publics. L’un d’entre eux, le lycée Georges-Brassens, a le H/E le plus élevé des lycées généraux publics à Paris – ses effectifs seront transférés à la rentrée 2023 au lycée Bergson.

« D’une manière générale, nos établissements sont plus petits. Un gros lycée pour nous, c’est un petit lycée pour le public », indique Yann Diraison, le directeur général adjoint de l’Enseignement catholique.

Classes moins chargées dans le privé

Mais la taille n’explique pas tout. Nos comparaisons montrent que les mêmes écarts sont systématiquement constatés à effectifs égaux. L’offre de spécialités et de sections linguistiques (très étoffée dans le public à Paris) ne justifie pas non plus des différentiels qui dépassent parfois la centaine d’heures. C’est le cas, entre autres, pour l’Ecole alsacienne, établissement privé laïque du 6e arrondissement – les enfants du ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, y sont scolarisés au collège –, qui disposait en 2021 d’environ cent vingt heures de plus que Lavoisier, lycée public du 5e arrondissement, pour un même nombre d’élèves autour de 570. Sans compter que le privé, subventionné à 73 % par de l’argent public (Etat et collectivités), dispose de fonds propres qui lui permettent de financer des options supplémentaires.


Le rectorat de Paris précise que les dotations dépendent du nombre de classes ouvertes : chacune de ces « divisions » donne droit à un nombre d’heures précis, et ce barème est le même pour le privé et le public. Or elles sont souvent plus nombreuses dans le privé, à effectif total égal – et donc moins chargées. En 2021 dans les lycées généraux parisiens, le nombre moyen d’élèves par classe était ainsi de 29,7 dans le privé et de 34,2 dans le public. La proportion de classes à plus de 35 élèves était également beaucoup plus faible dans le privé sous contrat, 4 %, contre 35 % dans le public.

 

Des lycées privés mieux dotés malgré des indices de position sociale plus élevés que dans le public

 

 

D’autres déséquilibres apparaissent lorsque l’on compare les établissements en fonction de leur composition sociale. Dans le public, l’analyse montre une corrélation entre l’indice de position sociale (IPS), qui détermine le profil d’un établissement, et le niveau de dotation : les lycées les plus défavorisés de Paris – qui n’apparaissent pas dans nos graphiques car ils ont des filières technologiques – sont les mieux dotés. « Nous modulons les moyens en fonction de l’IPS, en donnant plus de marge aux établissements défavorisés », assure le rectorat. Dans la voie générale, Henri-IV, comme d’autres lycées publics privilégiés, dispose ainsi d’un H/E plus faible que Colbert, dont l’IPS est en dessous de la moyenne nationale. Mais avec un H/E de 1,18, ce dernier reste pourtant derrière bon nombre de lycées privés très privilégiés, dont Saint-Michel-de-Picpus (1,19), l’école bilingue Jeannine-Manuel (1,25), ou encore Saint-Jean-de-Passy (1,36).


L’analyse des données auxquelles Le Monde a eu accès confirme pourtant des observations déjà tirées de l’étude des indices de position sociale : si les établissements généraux parisiens sont globalement favorisés, les lycées privés le sont davantage. Ils accueillent une population plus homogène et un nombre de boursiers bien plus faible, y compris dans les établissements d’élite. En 2021, le lycée Stanislas a, par exemple, le même IPS très élevé qu’Henri-IV, mais un public deux fois moins hétérogène socialement, et un taux de boursiers 13,5 fois inférieur – il est pourtant proportionnellement mieux doté.

 

 

Comment justifier de telles distorsions horaires alors que, dans les deux cas, les dotations sont financées par des fonds publics et attribuées selon les mêmes règles par le rectorat de Paris ? Les enseignants et chefs d’établissement, comme les responsables des réseaux d’enseignement privé que nous avons contactés se sont étonnés, soulignant des dotations à la baisse ces dernières années. Pierre de Panafieu, directeur de l’Ecole alsacienne, avance une explication qui tient, selon lui, à la « spécificité » de son établissement : « Deux lycées publics, et même deux lycées de l’enseignement catholique peuvent se partager des options, des langues, des spécialités. Nous ne pouvons pas car nous fonctionnons de manière autonome. »

« Je n’ai pas l’impression que les H/E soient insultants dans nos établissements, et le rectorat ne nous fait pas de cadeau sur les moyens, renchérit Jean-François Canteneur, directeur de l’Enseignement catholique du diocèse de Paris. Mais je ne peux pas comparer avec le public car je n’ai aucune idée de la manière dont ils sont dotés. »

« Impératifs d’attractivité des lycées »

Interrogé, le recteur de Paris, Christophe Kerrero, reste évasif sur les écarts de dotations entre lycées généraux et sur le fait que des lycées privés sélectifs et socialement privilégiés se trouvent mieux lotis que des établissements publics qui le sont moins, à rebours de la logique de distribution des moyens et de la politique en faveur de la mixité menée dans le public. Mais il certifie que les deux enveloppes budgétaires sont « strictement paritaires », et que la raison est à chercher du côté de la spécificité de gestion de l’enseignement privé.

De fait, les financements du privé et du public relèvent de circuits, de services et de logiques différents à tous les échelons. Au niveau du ministère de l’éducation nationale, les moyens du public sont aux mains de la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), mais c’est la direction des affaires financières (DAF) qui gère et distribue les moyens du privé dans les académies.


Contactée, elle explique procéder à la répartition avec des critères similaires à ceux de la DGESCO, mais à l’échelle du seul environnement du privé. Pour Paris, académie très favorisée socialement, il en résulte une sous-dotation au regard de sa démographie, précise la DAF.

D’autres particularités viennent s’ajouter, qui différencient encore les processus d’allocation des moyens. La première tient à l’architecture du budget de l’Etat, qui octroie à l’enseignement public deux enveloppes distinctes, l’une pour les écoles, l’autre pour les collèges et lycées, tandis que le privé se voit doter d’un portefeuille unique réunissant tous les financements du primaire et du secondaire. La seconde réside dans la forte participation des réseaux d’enseignement privé, notamment catholique, à la répartition de leurs dotations, avec la DAF au niveau national et avec les autorités rectorales au niveau académique. Des détails qui n’en sont pas, puisqu’ils laissent à l’enseignement privé la souplesse de définir ses propres équilibres entre les degrés, et de demander, par exemple, à basculer des fonds du premier vers le second.

Il en découle la possibilité pour les responsables de l’enseignement privé de proposer des arbitrages différents de ceux du public. « Des choix sont faits au niveau des chefs de réseau [catholique, laïque et juif], explique Claire Mazeron, directrice académique des services de l’éducation nationale (Dasen) chargée des lycées à Paris. Quand on discute avec eux sur les ouvertures ou les fermetures de classes, on voit que, souvent, le choix est fait de privilégier le lycée général. A Paris, les taux d’encadrement sont, à l’inverse, beaucoup moins favorables dans le premier degré et au collège dans l’enseignement privé que dans le public. » Selon plusieurs sources, les chefs d’établissement du privé – souvent à la tête d’un groupe scolaire qui réunit collège et lycée – disposent également d’une souplesse plus importante pour répartir leurs moyens. Le Monde n’a pas pu se procurer ces chiffres, mais la DAF confirme que si le H/E est plus favorable au privé en lycée en 2021, la tendance s’inverse en prenant en compte le collège, où les classes sont beaucoup plus chargées dans le privé.

Une concentration intentionnelle des moyens sur le lycée alors que la politique du ministère donne la « priorité au primaire » ? Yann Diraison, du secrétariat général de l’Enseignement catholique, admet que « des choix liés aux impératifs d’attractivité des lycées peuvent être faits localement ». Cet impératif est d’autant plus prégnant dans la capitale que la concurrence scolaire y est portée à son paroxysme, notamment au lycée. « Si vous ne proposez pas un minimum de langues et de spécialités, votre lycée est en danger », précise-t-il, sans pouvoir dire ce qu’il en est sur Paris. Les responsables de réseaux privés parisiens, et notamment le diocèse, eux, n’ont pas confirmé.

« Plus de flexibilité »

« En termes de business model, la démarche se comprend : c’est le lycée qui fait la réputation d’un groupe scolaire, par ses résultats au bac et son taux de mentions », analyse Julien Grenet, chercheur à l’Ecole d’économie de Paris chargé du suivi de la réforme d’Affelnet. Pour le chercheur, se pose la question de l’égal accès des élèves à une ressource publique : « Non seulement les établissements privés écrèment leurs effectifs en ne sélectionnant que des élèves performants, mais en plus, ils disposent de plus de flexibilité dans la gestion des moyens. »

Cependant, la responsabilité de la gestion et de la distribution des moyens revient en dernier lieu au rectorat, seul à même d’autoriser une ouverture de classe dans le privé sous contrat et d’attribuer les « DHG ». Tous nos interlocuteurs dans le privé, chefs de réseau ou chefs d’établissement, nous ont d’ailleurs renvoyés à leurs « discussions » avec les autorités académiques concernant les dotations.

« Les réseaux privés font leur choix en fonction de leurs priorités, ils ont ce droit », répond M. Kerrero, assurant surtout veiller à ce qu’ils soient « en conformité avec la politique académique » en ne fermant ni section professionnelle ni section technologique – ou en n’ouvrant pas de classes de 2de supplémentaires quand, en face, le public en ferme. « Chaque recteur dispose d’une souplesse dans l’attribution des moyens et chacun d’entre eux peut subir des pressions, assure Franck Pécot, responsable du SNEP-UNSA, un syndicat des personnels de l’enseignement privé. Une chose est sûre : l’académie de Paris est l’une des moins transparentes sur le sujet. »