JustPaste.it

Présidentielle 2022 : les racines contestataires du vote Rassemblement national en Corse

 

La région a placé Marine Le Pen en tête au second tour. La neutralité affichée des nationalistes et certaines idées du RN ont eu un impact sur le choix des électeurs.

Par Paul Ortoli(Ajaccio, correspondant)

En renversant le score national, la Corse a plébiscité au second tour Marine Le Pen (58,08 %) dans un scrutin marqué par une forte abstention (39,14 %), où elle gagne 15 000 voix en cinq ans. La candidate du Rassemblement national (RN) trouve, dans une île où sa formation ne compte aucun élu local et où elle n’a pas posé le pied durant la campagne, une terre d’élection, là où son père, Jean-Marie Le Pen, était empêché par les nationalistes, le 28 février 1992, de tenir une réunion publique à Ajaccio ou Bastia. « Nous labourons depuis deux ans le terrain et ce vote d’adhésion en est le résultat », a commenté sur les ondes de RCFM le représentant local du RN, François Filoni.

La cheffe de file de l’extrême droite arrive en tête dans les dix plus grandes communes, y compris à Bonifacio, où le régional macroniste de l’étape, le maire (La République en marche) Jean-Charles Orsucci, « satisfait au plan national mais déçu pour la Corse », a estimé dans Corse-Matin que l’électorat nationaliste et celui du RN n’étaient pas « complètement différents ».

 

Egalement bousculé à Ajaccio par la vague bleu marine, le maire (Horizons), Laurent Marcangeli, qui avait soutenu le président sortant, critique la position des nationalistes : « Je suis un démocrate, je crois que boycotter une élection reste la pire des solutions possibles et imaginables. »

Un veto à Macron

Les indépendantistes avaient, en effet, appelé leurs militants à bouder les bureaux de vote, recouvrant même les panneaux électoraux d’une affiche jaune « boycott per i diritti di u populu corsu » (« boycott pour les droits du peuple corse »). Femu a Corsica, le parti du président de l’exécutif, Gilles Simeoni, contrairement à 2017 où il avait appelé à voter Emmanuel Macron, s’était drapé dans la position du « ni-ni », sans donner de consignes de vote. Les électeurs nationalistes se sont-ils naturellement reportés sur le RN ? Le patron de la majorité territoriale ne saurait l’envisager. « La Corse n’est pas une terre d’extrême droite, notre matrice idéologique, nos valeurs, notre projet de société sont aux antipodes du RN, assure au Monde M. Simeoni. Marine Le Pen est contre l’autonomie, l’enseignement des langues régionales et s’est prononcée pour la perpétuité réelle concernant les auteurs de faits de terrorisme. »

Les nationalistes, eux, interprètent ce score comme un veto au président Macron, deux mois après l’agression mortelle en détention d’Yvan Colonna, condamné pour l’assassinat du préfet Erignac et qui sollicitait son transfèrement dans une prison insulaire. La rue avait répondu par des émeutes et Yvan Colonna était érigé en « martyr de la cause corse ».


« M. Macron, qui avait promis en 2017 un pacte girondin et le rapprochement des prisonniers du commando Erignac, a tourné le dos à la Corse pendant cinq ans : les électeurs nationalistes ont refusé de lui renouveler leur confiance », déduit le président Simeoni qui avait entamé un cycle de pourparlers avec le ministre de l’intérieur, venu sur l’île le 16 mars pour contenir les violences urbaines.

Mis entre parenthèses par le gouvernement après les positions nationalistes refusant de condamner les violences, le premier acte de ce cycle de négociations en vue de l’autonomie doit finalement se tenir aux alentours du 20 mai, place Beauvau. Paris a toutefois peu goûté leur neutralité lors de la présidentielle. Gérald Darmanin avait eu un échange tendu avec Gilles Simeoni avant le premier tour. Le président de l’Assemblée nationale s’est fendu, quant à lui, d’un message fort peu amène au député de Haute-Corse (Libertés et territoires) Jean-Félix Acquaviva.

« On ne peut pas faire reposer sur les épaules des seuls nationalistes ce score du RN ; où sont les 25,56 % de François Fillon en 2017 quand Valérie Pécresse fait seulement 6,33 % ? Vers les partis d’extrême droite », s’insurge Jean-Baptiste Arena, conseiller territorial d’opposition Core in Fronte. Même s’il admet que certains nationalistes ont pu dériver vers Le Pen, un autre paramètre est, selon lui, à prendre en compte : « Il y a un remplacement des abstentionnistes : les électeurs qui votent pour les élections nationales ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui votent aux élections territoriales. » Reste néanmoins la proximité idéologique.

 

« Crispation »

La « corsisation des emplois » demandée par le Syndicat des travailleurs corses (STC) peut être comparée à la préférence nationale du RN. Idem pour la prégnance des thèmes de l’identité. Même si le nationalisme insulaire s’attache à la « communauté de destin », un concept englobant toute « personne participant aux intérêts moraux et matériels de l’île », cela a été érodé par le retour de discours anti-Français lors des manifestations du mois de mars. « Il n’y a pas d’autoflagellation à faire, c’est un vote sanction, non d’adhésion », balaie le conseiller (Parti de la nation corse, PNC) Jean-Christophe Angelini, conscient néanmoins que sa famille politique devra « analyser ce vote et se positionner pour qu’il ne s’enracine pas ».


« Une partie de l’électorat nationaliste peut voter RN, mais il n’y a pas de symétrie pure et parfaite, analyse pour Le Monde Jérôme Fourquet, directeur à l’IFOP. Une partie de la société corse est très sensible à la question de l’immigration, de l’identité et de la menace qui serait représentée par l’islam et l’islamisme. » Cette « crispation » trouvait, selon lui, une illustration dans les évènements des Jardins-de-l’Empereur, où une foule avait investi, en 2015, aux cris de « On est chez nous »ce quartier populaire d’Ajaccio après l’agression de pompiers par des jeunes issus de l’immigration. « A côté du carburant identitaire, il y a aussi un carburant social, qui constitue un terreau fertile comme sur le continent pour ce vote », poursuit M. Fourquet.

 

Le tout, dans une île où un habitant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté et dans des villes qui ont découvert l’émergence de la France périphérique, avec trente ans de retard. Le seul pays ajaccien a gagné 23 000 habitants en vingt ans, dont 60 % sont originaires du continent, selon l’Insee. « La Corse a connu un très fort développement immobilier dû à l’afflux de population continentale avec une transformation de son paysage, de grandes zones commerciales, elle a connu le sentiment de la cherté de la vie : tout cela constitue un terreau assez fertile pour le RN », développe le directeur de l’IFOP. In fine, comme dans les Antilles ou en Guyane, ce score de Marine Le Pen est aussi tout bonnement l’expression en Corse « d’un antimacronisme assez virulent », conclut le politologue.