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Ubérisation : les nouveaux réseaux de prostitution

 

Loin des regards et des questions, de plus en plus de femmes, parfois mineures, sont recrutées en ligne pour vendre leur corps. Désertant la rue pour se rabattre sur des locations Airbnb, les proxénètes appâtent leurs cibles sur Instagram ou Snapchat.

 

 

 

Maria (1), 37 ans, est arrivée en France dans l’espoir d’un nouveau départ. C’était en mars 2020, juste avant le premier confinement. Une femme, rencontrée quelque temps plus tôt en Colombie, l’attend à l’aéroport. Ensemble, elles prennent la route, direction le sud. Elles doivent se rendre dans une maison, où Maria est censée travailler comme jeune fille au pair. Son futur employeur avait même payé son billet d’avion. Mais à peine arrivée, elle comprend. «L’appartement faisait 17 m² avec des rideaux et trois petits lits. Il y avait quatre Colombiennes habillées avec des vêtements moulants.» Maria est prise au piège d’un vaste réseau de prostitution en ligne. «Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je ne savais rien d’ici. Je ne parlais pas français. C’était le confinement, où aller ?»

 

 

Les premiers jours, elle pleure «tout le temps». «On me disait “si tu pleures ce n’est pas bon pour les clients”. Pour l’argent, c’était 50-50.» L’appartement est une location Airbnb, équipée de caméras. Les filles ont chacune une annonce sur une plateforme d’escort et les réservations sont gérées par un centre d’appels. Elles restent seules la journée, les proxénètes suivent leurs faits et gestes et les allées et venues des clients, à distance. Elles doivent travailler tous les jours sauf le dimanche et quand elles ont leurs règles. «Les filles me disaient “je n’ai jamais travaillé de ma vie comme ça”. Un jour, l’une d’entre elles a même fait une tentative de suicide. Elle s’est coupé les veines et a perdu beaucoup de sang», se souvient Maria. Tout est piloté depuis l’Espagne : l’une des têtes du réseau – la mère de famille qui a fait venir Maria – mène une vie paisible à Barcelone. Chaque matin, elle accompagne ses enfants à l’école du quartier, et gère son activité «en télétravail», pendant la journée.

 

Marché dans les lycées et les collèges

En février dernier, ce réseau – l’un des plus importants jamais révélé jusqu’à présent de mémoire de policier – a été démantelé par les enquêteurs de l’office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH, sur pied depuis 1958). Après une altercation, l’une des filles était parvenue à s’enfuir et à trouver refuge au commissariat. Elle avait donné l’alerte. Des perquisitions simultanées ont été menées dans dix-sept lieux en France, et quatre pays. En tout, trente-trois jeunes femmes, dont Maria, ont été découvertes dans des appartements loués sur des plateformes à Montpellier, Nîmes, mais aussi à Dax, Bordeaux, Niort, Grenoble ou encore Poitiers. Et dix proxénètes arrêtés. Le réseau, surnommé «Colombia», prospérait à la faveur des confinements.

 

 

Cette découverte ne fait que confirmer ce que les enquêteurs et les associations constatent sur le terrain : la crise sanitaire, et la vie cloîtrée derrière nos écrans, a accéléré un mouvement de fond. La prostitution de rue dégringole encore plus vite (elle ne représente plus que 10% des cas aujourd’hui, selon l’OCRTEH), au profit d’une autre forme, moins visible et plus pernicieuse. La prostitution d’appartement, via les plateformes en ligne, s’amplifie à l’abri des regards et des questions. Au premier confinement, Ian Brossat, adjoint PCF à la mairie de Paris, s’en est inquiété publiquement : une dizaine de signalements sont arrivés sur son bureau. Des riverains se plaignaient que des appartements Airbnb soient loués à des prostituées dans leurs immeubles. Depuis un an, le nombre de signalements a explosé partout en France. Derrière, se cachent bien souvent des réseaux structurés, comme celui de Maria, sur lesquels Libération a enquêté.

«Internet facilite l’exploitation des mineures. Elles se retrouvent dans des Airbnb et ça défile ! Parfois, elles sont séquestrées dans des villes qu’elles ne connaissent pas.»

—  Delphine Jarraud, déléguée générale de l’Amicale du nid

La prostitution contemporaine s’organise en quelques clics. Que ce soit pour recruter, mettre en vitrine les filles sur Internet ou organiser les passes, via les plateformes de location. Aujourd’hui, des proxénètes internationaux font venir des filles de quatre pays essentiellement : Colombie, Nigeria, Roumanie et Chine. En parallèle, prospèrent des réseaux nationaux, encore balbutiants mais qui font leur marché directement dans les lycées et les collèges. «C’est un système. Internet facilite l’exploitation des mineures. Des proies faciles. Elles se retrouvent dans des Airbnb et ça défile ! Parfois, elles sont séquestrées dans des villes qu’elles ne connaissent pas», explique Delphine Jarraud, déléguée générale de l’Amicale du nid, une association qui aide les personnes prostituées.

 

«Un monde parallèle»

Il n’est pas simple de les approcher, et encore moins de les convaincre de parler. Parfois, elles n’ont plus accès à leur téléphone, dans les mains des proxénètes. Parfois, l’emprise est telle que les discours sont décousus. Nous avons longuement discuté avec Vanessa, 16 ans, qui se prostitue depuis deux ans. Elle a grandi à Lyon, avec sa mère Barbara, son frère et sa sœur. L’échange, par téléphone, dure une heure, sans que l’on arrive à savoir où elle se trouve précisément. Sa mère, morte d’inquiétude, l’ignore aussi. Vanessa fugue à répétition depuis ses 14 ans. Ce qui surprend d’abord, dans son discours, c’est la facilité avec laquelle elle a glissé dans «ça», comme elle dit. «Des mecs que je connaissais à Lyon nous ont proposé ça avec ma copine. Elle, elle le faisait déjà.»Elle ne se souvient pas comment ils ont présenté les choses pour l’appâter, mais c’est allé très vite. Les deux jeunes filles ont suivi les garçons, guère plus âgés, dans un premier appart, puis un deuxième. «Je me rappelle que les mecs m’interdisaient d’appeler ma mère, ça m’a marquée.» Les clients se succèdent.

 

 

La bande de mecs poireaute dans la salle de bains ou joue à la console. Là encore, les annonces sont gérées sur des sites en ligne et les appartements loués sur Airbnb. Ils répondent aux messages de nombreux clients et récupèrent les billets. Vanessa raconte s’être enfuie des griffes de cette bande, «une nuit, au bout de quinze jours, avec le sac de billets». Déscolarisée, elle dit avoir quitté la ville d’elle-même, et s’être enfuie à Marseille. Sa mère n’y croit pas, convaincue qu’elle est sous emprise. «Non, personne ne m’a aidée, répète la jeune fille qui assure ne plus faire partie d’aucun réseau. C’est facile : tu mets une annonce sur Sexemodel [un site de “libertinage”, ndlr]. C’est gratuit, tu paies juste si tu veux être VIP. Moi, pas la peine : je reçois 300 messages par jour.» Elle facture 150 euros l’heure. Un mois classique, c’est 15 000 euros, «parfois beaucoup, beaucoup plus». Elle dit avoir levé le pied ces derniers mois, mais avoir du mal : «Quand tu as pris l’habitude de vivre avec des sous, c’est compliqué de vivre ensuite normalement.»

 

A l’écouter, on mesure aussi l’impact des réseaux sociaux, qui façonnent les idéaux de beaucoup d’ados. En ce moment, Vanessa se rêve à Dubaï, «tout le monde [les influenceurs] est là-bas aujourd’hui, c’est trop bien, les restos sont ouverts». Sur Instagram, il suffit de taper deux mots, comme «plan sous», pour trouver plein de comptes (suivis par des milliers de personnes) vendant du rêve : gagner beaucoup d’argent «le plus rapidement possible». Avec des photos prises aux Emirats, de grosses berlines, des liasses de billets et des cigares sur la plage. Elles servent d’appât. La contrepartie est sous-entendue en légende, avec la mention «appartement dispo».

«J’ai l’impression d’avoir découvert un monde parallèle : ces sites d’annonces, Snapchat, les réseaux sociaux, ces numéros sans traçabilité…. On dirait que tout un système a été créé pour aider les délinquants, ces gens qui organisent des réseaux et se font de l’argent», se désole Barbara (1), la mère de Vanessa. Depuis trois ans, elle se prend des murs. Elle a alerté les services sociaux. La police. Toujours cette même réponse : «Votre fille n’a pas de problème psychologique, c’est du ressort de l’éducatif.» Par téléphone, elle nous livre sa bagarre «dans le vide», «sans autre choix que de tenir parce que c’est mon enfant». Elle a retrouvé un peu de force, et d’espoir, en lisant le livre Papa, viens me chercher ! (2), de Thierry Delcroix, un chef d’entreprise qui raconte comment son ado aussi est devenue une proie pour ces proxénètes. «Il fallait en parler, dit-il. Que les gens sachent qu’aujourd’hui, cela peut arriver à n’importe qui.»

 

«J’ai l’impression d’avoir découvert un monde parallèle : ces sites d’annonces, Snapchat, les réseaux sociaux, ces numéros sans traçabilité…. On dirait que tout un système a été créé pour aider les délinquants/»

—  Barbara, mère d'une jeune fille qui se prostitue

Le problème commence à émerger politiquement. Adrien Taquet, le secrétaire d’Etat chargé de la Protection de l’enfance, a mis sur pied un groupe de travail pour établir un état des lieux de la situation. Des référents «prostitution de mineurs» ont été désignés dans plusieurs parquets. Cela avance. Doucement, à écouter les témoignages de parents. Barbara se désole du manque de tact des policiers, de formation aussi – «quand vous voulez déposer plainte parce que votre enfant, à 12 ans, est harcelée, et vous raconte faire des fellations. Le policier m’a dit : “Elle est consentante.” Consentante ? A 12 ans ?» Vanessa dit avoir été victime d’un viol collectif, en novembre 2020, pour lequel elle affirme avoir déposé plainte. «Lors d’une passe, raconte sa mère, six jeunes hommes l’attendaient. Deux l’ont allongée sur le lit, et l’ont violée. Ils avaient deux couteaux, l’un sous sa gorge, l’autre au niveau de la hanche. Je sais très bien que la plainte n’aboutira pas. Le policier m’a prévenue tout de suite. Ce qui passe par les sites hébergés à l’étranger, c’est trop compliqué de retrouver les auteurs. C’était important [de déposer plainte], au moins pour que ma fille sache que c’est très grave. Elle ne voyait pas l’intérêt.»

Quand on lui raconte, Romain Guigny, travailleur social, soupire : «Il faut absolument plus former les policiers dans les commissariats sur ces sujets.»Employé par l’Amicale du nid en Bretagne, il multiplie les actions de sensibilisation auprès des acteurs locaux : policiers, éducateurs dans l’Aide sociale à l’enfance, mais aussi infirmières scolaires et assistantes sociales. Et déploie une énergie folle dans le développement de maraudes virtuelles : sur les sites de petites annonces, mais aussi sur Snapchat, Instagram. Et TikTok, OnlyFans, les petits nouveaux dans le monde des réseaux : «A chaque fois, il faut assimiler les codes, les nouvelles façons de communiquer. Mais c’est central. Il faut absolument contrebalancer les discours sur l’argent facile.»

 

«La vie de rêve, c’est maintenant»

Pour comprendre comment des jeunes filles comme Vanessa peuvent «basculer», nous nous sommes fait passer pour une jeune ado sur Instagram. En message privé, on demande à des comptes «pour filles ambitieuses» comment gagner les 2 000 euros par semaine promis : «C’est de l’escorting», répond l’un d’eux, nous invitant à passer sur Snapchat. Il s’interroge ensuite sur notre expérience. Et précise, cash : «Je prends des filles qui veulent bosser au mois, pas celles qui veulent deux ou trois jours. Tu seras logée dans un appartement privé, seule, et nourrie. On fait que des prestations sérieuses. La fellation, c’est toi qui voit si tu la fais nature. Si le gars est propre, c’est le mieux. Le paiement c’est 60-40 [60 pour lui, 40 pour la fille]

Le proxénète explique que tout est à ses frais «sauf les clopes» et qu’on sera accompagné d’un homme chargé de notre sécurité. Il poursuit : «On peut changer de ville. Pour l’instant on est à Paris, mais j’ai envie de bouger.» Avant de nous interroger sur nos pratiques : «Sodo, tu fais ? Rapports protégés ou pas ? Ejac faciale et buccale ?» Et de nous demander de lui envoyer une photo de notre corps sur Snapchat pour lui permettre de juger sur pièce. «La vie de rêve, c’est maintenant», promet-il sans jamais parler de prostitution.

 

Une fois prises dans l’engrenage, tout va très vite : quelques clics pour mettre une annonce en ligne. Notre proxénète précise : «Pour lancer l’activité, il me faut trois photos de toi dénudée pour que je te fasse une annonce sur Wannonce [un site généraliste hébergé en France].» Pour ne pas tomber sous le coup de la loi française, le site publie les annonces de prostitution au milieu des ventes de voitures et de meubles, dans l’onglet «rencontres coquines éphémères». Ça passe crème. Nous avons tenté de les joindre, en vain. Il existe aussi des sites spécialisés, sortes de supermarchés virtuels : Sexemodel, Escortsexe, Ladyxena… Ces plateformes sont, elles, hébergées à l’étranger – souvent dans des paradis fiscaux. Et donc hors de contrôle. Les «prestations» sont listées, très détaillées et sans aucun paravent. Exemple : «Fellation naturelle, éjac bucale, viol théâtralisé, masturbation espagnole.» Il y a un système de notation avec des médailles (bronze, argent, or). Les clients, comme ils évalueraient une pizzeria, postent des commentaires, visibles par tous : «Je l’ai rencontrée ce soir et vraiment elle assure. Je l’ai démontée et j’ai pu lui donner à fond. J’ai bien aimé son gros cul» ; «Rencontré, vrai bon boule ! Encaisse très bien, en plus adore ça. Fait tout pour vous satisfaire» ; «Prestations au top. On sent son envie de bien faire. Elle a un corps somptueux. Pour ceux qui aiment les gros seins lourds, ils seront servis.»

Les numéros de téléphone mentionnés sont souvent gérés par des proxénètes. Ce sont eux qui fixent les rendez-vous, dans des hôtels à bas prix – automatisés et donc sans qu’il y ait besoin de croiser de personnel – ou dans des appartements loués par Airbnb ou Booking. Si possible en rez-de-chaussée avec une entrée indépendante sur rue pour ne pas éveiller les soupçons des voisins. On s’est rendu devant deux de ces appartements dans Paris, à la façade en vitre fumée des anciens baux commerciaux. Les adresses nous ont été soufflées par un homme, en lutte contre Airbnb, qui passe son temps libre à traquer les magouilles. Il avait prévenu : «Vous verrez, toujours le même rituel.» Un homme arrive quelques minutes avant l’heure dite, la tête en l’air de celui qui cherche une adresse. Il s’arrête, plonge dans son téléphone, et quelques secondes plus tard, pousse la porte avec assurance. Une heure plus tard, c’est un autre qui fait de même. Les profils sont très différents : des pères de famille qui roulent en Scénic, avec les sièges enfants à l’arrière. Des jeunes que l’on aurait pu imaginer fauchés, et des costards-cravates. Catherine (1), propriétaire d’un appartement qu’elle loue à Charleville-Mézières (Ardennes), a failli faire une syncope quand elle a compris. Vite, elle a menacé d’appeler la police pour faire déguerpir les occupants, écœurée. «Ça m’a dégoûtée parce que je m’y investissais beaucoup, dans cette location…»

 

«Avec les bars et les boîtes fermées, les clients ne peuvent plus choper»

Les propriétaires qui font de la location de leurs apparts un business ferment plus souvent les yeux, trop contents de trouver des remplaçants aux touristes absents. En ces temps confinés, les sextours ont la cote. Sur les annonces de prostitution en ligne, on trouve écrit à la place du pseudo de certaines filles : «En exclusivité, pendant une semaine à Lorient.» D’autres se disent temporairement à Paris, Lyon, Toulouse, ou dans des villes de plus petite taille : Quimper, Pau, Niort, Cholet, Blois… Certaines prostituées peuvent faire jusqu’à huit villes en un mois. «Avec les bars et les boîtes fermées, les clients ne peuvent plus choper. Alors on fait le tour de la France», justifie par téléphone une jeune femme.

Ce qui pose une question : les propriétaires de logement et les plateformes de mise en location peuvent-ils, les uns comme les autres, être accusés de complicité de proxénétisme ? Oui, a répondu un juge du Havre. En mars, les propriétaires d’une dizaine de biens loués en Airbnb, un père et son fils, se sont fait prendre. Soupçonnés de louer sciemment à des réseaux, ils ont été condamnés pour «proxénétisme immobilier» : trois et dix mois de prison avec sursis et des amendes de 3 000 et 25 000 euros. Interrogée, la société Airbnb, reconnaît, du bout des lèvres, des signalements en ce moment. Puis déclare : «Nous avons une tolérance zéro envers toute activité illégale et nous utilisons des technologies sophistiquées afin d’aider à détecter et prévenir les comportements indésirables. Nos équipes d’assistance à la communauté sont formées par des experts de lutte contre le trafic d’êtres humains et nous coopérons étroitement avec la police française, notamment via notre portail dédié aux forces de l’ordre.»

 

Dans son bureau à Nanterre, la commissaire Elvire Arrighi, chef de l’OCRTEH, penche la tête d’un côté, puis de l’autre. Partagée : «Airbnb fait de vrais efforts. On travaille très bien avec les représentants français, notamment sur l’élaboration d’une fiche “réflexe”, pour mettre en garde les propriétaires contre ce phénomène de traite. En revanche, la communication n’est pas fluide avec les plateformes qui sont établies à l’étranger et donc soumises des règles juridiques différentes.» Souvent longs à la détente quand il s’agit de donner en vitesse le nom des loueurs à tel et tel endroit. «Or, pour nous, il faut aller très vite.»L’enjeu, explique la commissaire, est d’intervenir dans un maximum d’appartements au même moment, pour «pouvoir identifier et aider les victimes. Sinon, elles s’évaporent et se retrouvent parfois dans des situations encore plus difficiles».

Avec sa vingtaine d’enquêteurs, la commissaire mène un travail de fourmi, fastidieux et complexe contre cette «ubérisation de la prostitution», et «la dématérialisation de tout le mode opératoire», point commun entre les réseaux internationaux et ceux des mineures. Elvire Arrighi confie la difficulté d’«extraire» les jeunes femmes, qui souvent, au moment des perquisitions, disent être bien et vouloir continuer… «Cela implique d’être absolument convaincu qu’il faille protéger les gens, y compris sans leur consentement.» Très peu déposent plainte. Soutenue par une association, Maria, la Colombienne, l’a fait. Un an après son arrivée en France, elle a obtenu un titre de séjour, a appris le français et trépigne désormais de pouvoir trouver un boulot. Elle commence à entrevoir la vie qu’elle espérait.

 

(1) Les prénoms ont été modifiés.

(2) Papa, viens me chercher ! de Thierry Delcroix et Nina Delcroix. Editions de l’Observatoire, 2020.

 

 

 

 

«Aujourd’hui, des adolescentes de tous les milieux tombent dans la prostitution»

Si la prostitution des mineures a toujours existé, Internet et les réseaux sociaux jouent un rôle dans l’accélération de l’engrenage. Beaucoup de jeunes filles disent se prostituer de leur plein gré, sans être pour autant dans le déni ni dans l’emprise.

 

 

 

 

Mélanie Dupont, psychologue à l’unité médico-judiciaire de Paris, reçoit en consultation de plus en plus d’adolescentes touchées par la prostitution. Des situations parfois complexes, où il devient très difficile d’aider ces jeunes filles.

 

 

Sait-on combien de mineures se prostituent aujourd’hui en France ?

 

Non, il est impossible d’avancer un chiffre. Aucune étude d’ampleur n’a été faite à ce jour en France, nous y travaillons. Les seules données disponibles sont les chiffres de la police. Qui comportent un biais : ne sont comptabilisés que les plaintes et signalements. Selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains [OCRTEH, ndlr], la hausse serait de 600 % entre 2012 et 2020. Un pourcentage à prendre avec des pincettes, car pendant longtemps les cas n’étaient pas signalés – aussi parce que le sujet était trop tabou.

 

La prostitution des mineures – nous voyons des situations concernant quasi exclusivement des filles – a toujours existé. Je dirais que la vraie différence, qui est inquiétante, c’est le changement de forme. Aujourd’hui, des adolescentes de tous les milieux sociaux et économiques tombent dans la prostitution. Ce qui avant ne concernait que des jeunes filles en grande précarité, touche désormais tout le monde. A chaque témoignage que j’entends, je suis sidérée de la rapidité avec laquelle elles basculent.

 

C’est-à-dire ?

L’engrenage se met en route à une vitesse… C’est vertigineux. Tout est facilité aujourd’hui, avec Internet et les réseaux sociaux. Quelques clics suffisent. Ce qui désarçonne, c’est la banalisation de l’acte. Beaucoup d’adolescentes disent avoir fait ce choix-là, ne pas subir. Elles emploient rarement le terme «prostitution», elles parlent plutôt d’«escorting», de «michetonnage». Elles disent le faire de leur plein gré, parce qu’elles en ont l’envie.

«Je crois beaucoup en la prévention, très tôt. Dès la maternelle. Il faut absolument parler aux enfants de vie affective, d’éducation à la sexualité.»

—  Mélanie Dupont, psychologue à l’unité médico-judiciaire de Paris

Est-ce du déni ou de l’emprise psychologique ?

Parfois, oui. Par exemple, quand elles tombent amoureuses d’un homme qui joue au prince charmant… et se révèle être un proxénète. Cela arrive. Mais parfois, c’est plus complexe. Les jeunes filles ne sont ni dans le déni ni dans l’emprise : elles ont un rapport à leur corps complètement différent, comme si aucune connexion ne se faisait entre l’acte sexuel et leurs propres émotions.

En Suède, une étude a été faite sur les motivations des jeunes filles. La première réponse : la quête d’argent. Vient ensuite, le sentiment de se sentir désirée. Pour d’autres, c’est un moyen de «régulation émotionnelle». C’est-à-dire une façon de se faire mal, de s’automutiler en vendant leur corps – ces jeunes filles ont subi dans le passé des violences physiques, psychiques ou sexuelles. Et puis, il y a celles qui répondent faire cela «parce que c’est plaisant et sympa». C’est déroutant. La banalisation des images pornographiques et l’hypersexualisation jouent, c’est évident. Quand on les interroge, il y a ce décalage, très frappant : elles sont extrêmement informées sur les pratiques sexuelles. Sur le plan technique, elles connaissent tout. Mais dès qu’on parle d’affect, de relations amoureuses… c’est vide.

 

Les parents qui osent parler, se disent très seuls, peu aidés par les institutions.

C’est souvent vrai. Pour une raison difficile à admettre qui est qu’en tant que professionnels, nous sommes tout aussi démunis que les parents. On partage cette même impuissance : comment faire pour sortir ces jeunes filles de là ? Quand vous auditionnez une jeune fille qui ne se considère pas comme victime, le procureur répond : «Pas de victime, pas de poursuites.»

 

 

Mais quand une adolescente mineure est en fugue, n’est-ce pas suffisant pour agir ?

Dans le meilleur des mondes, il faudrait des moyens pour qu’une prise en charge policière, éducative, sociale soit proposée, oui. Qu’on puisse réagir systématiquement et bien entendre ce que la fugue signifie pour le jeune et lui proposer une aide. Mais nous n’avons pas ces moyens aujourd’hui. Les institutions sont dépassées. Il faut qu’on agisse autrement.

 

Est-ce qu’un travail de réflexion sur comment agir est enclenché ?

Il y a une prise de conscience, oui. Les choses commencent à bouger, territoire par territoire. Mais cela prend du temps. L’une des clés, c’est d’établir une relation de confiance avec ces adolescentes. Qu’elles puissent savoir que nous sommes là, à disposition, n’importe quand. Mais cela nécessite qu’il y ait plus de stabilité de tous les professionnels qui travaillent avec les jeunes : éducateurs spécialisés, assistantes sociales, psychologues… Or, aujourd’hui, le turn-over est très élevé.

 

Je crois aussi beaucoup en la prévention, très tôt. Dès la maternelle. Il faut absolument parler aux enfants de vie affective, d’éducation à la sexualité. Des acteurs sont prêts à intervenir. On a contacté l’Education nationale. Espérons que les choses bougent avec la fin du confinement.