Retraites des artistes-auteurs : une réforme délétère pour un secteur déjà précaire
Après le scandale en 2021 de l'Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs qui a privé de ses droits à la retraite 190 000 artistes, une génération plus politisée s'inquiète d'un système toujours inadapté et des dérives de certains organismes.
Le 7 mars, de nombreux artistes, étudiants en art, graphistes ou photographes indépendants s'étaient donné rendez-vous dans la rue pour se mobiliser contre la réforme des retraites . «Soyons responsables, bloquons le pays» avait appelé un regroupement de collectif et syndicats dont le Massicot, premier syndicat des étudiants en école d'art, le Syndicat national des artistes plasticien·nes CGT ou encore la Buse, l'OEuvrière et Documentations, qui depuis quelques années accompagnent les mutations du monde de l'art autour d'une génération repolitisée. Le tournant date de Nuit debout et de la mobilisation contre la loi travail en 2016. Puis de la réforme des retraites en 2019 et la création, dans la foulée, du mouvement Art en grève. En l'espace de quelques années, les artistes se sont mués en «travailleurs et travailleuses de l'art». «Débarrassons-nous du mythe bourgeois de l'artiste maudit qui meurt le pinceau à la main, oublié de tous avant de faire la fortune de ses ayants droit. Nous sommes des travailleurs comme les autres et nous entendons exercer librement notre activité sans nous ruiner la santé et sans avoir peur de vieillir», pouvait-on lire ces derniers jours sur le compte Instagram de Documentations .
Il faut dire que la réalité est bien loin des fantasmes qui continuent de plomber le monde de l'art où les inégalités n'ont cessé de se creuser entre super riches et grands précaires. Et plus encore que la nouvelle réforme des retraites à laquelle le Comité pluridisciplinaire des artistes auteurs et autrices (Caap), l'un des plus anciens syndicats d'artistes-auteurs, se dit «clairement opposé car elle impactera négativement les artistes-auteurs comme tout autre citoyen, mais en pire car la précarité est notre lot quotidien», c'est le système de cotisations tout entier qui pose problème.
«La vie d'artiste est une vie de chaos»
En janvier 2020, l'alarmant rapport Racine notait que 89 % des artistes-auteurs déclaraient des montants de droits inférieurs à 5 000 euros par an et, pour 68%, inférieurs à 1 000 euros. Mécaniquement, leur retraite, calculée sur la base du revenu cotisé, n'est pas mirobolante. Voire carrément indécente. Aux alentours de 600 euros en moyenne, et cela même pour ceux qui bénéficient d'une belle visibilité. C'est le cas de la plasticienne Martine Aballéa, exposée au centre Pompidou à la rentrée 2021, ou actuellement au Palais idéal du facteur Cheval, et dont la situation avait ému la communauté artistique qui s'était mobilisée pour l'aider à payer le loyer de son atelier-logement parisien de 596 euros. Si elle assure que depuis, les «choses vont mieux» grâce à la vente de multiples oeuvres par sa galerie Dilecta et à la compréhension de son bailleur à qui elle peut «expliquer qu'elle a des revenus en dents de scie», sa situation reste précaire. «La vie d'artiste est une vie de chaos», résume la plasticienne née en 1950 à New York, arrivée en France en 1973, «la meilleure qu'on puisse imaginer, mais aussi la plus insecure qui soit». La peintre Nina Childress , 62 ans, qui a connu une reconnaissance tardive, ne compte quant à elle que sur sa pension de prof en école d'art, qui n'est toutefois «pas suffisante pour vivre à Paris ou payer un Ehpad», et plus encore sur «son stock de tableaux».
«La carrière d'un artiste est hachée et ponctuée de périodes de faibles ressources (début de carrière, période de creux ou de travail sans exposition...) qui nécessitent soit des petits boulots, soit d'être sur la brèche. Le système de calcul est parfaitement inadapté à cette profession avec un plafonnement du montant des ressources annuelles à 43 992 euros qui ne permet pas de compenser les années de disettes avec les années fastes. Le lissage sur vingt-cinq ans est particulièrement cruel et inapproprié», résume un membre du collectif Economie solidaire de l'art. «Au vu des données statistiques dont on dispose - revenu moyen, revenu médian, composition de la population des artistes -, la question de la retraite s'apparente à une bombe à retardement», complète Grégory Jérôme, responsable Formation continue et informations juridiques à la Haute Ecole des arts du Rhin, et lui aussi membre d'Economie solidaire.
La faute, en effet, à ces vies d'artistes bricolées : «Aujourd'hui et pour un nombre important d'artistes, les ressources dont ils vivent sont composées certes d'une partie provenant de leur revenu artistique toujours incertain, lui-même composé pour partie de revenus dits accessoires, d'allocations, de salaires provenant de jobs alimentaires et d'expédients provenant souvent d'activités en lien avec le secteur (installateurs d'oeuvres, monteurs, assistanat, régie d'expo...) quand il ne s'agit pas d'activités au noir ; et c'est cette composition qui fait qu'ils survivent.»
Grave dysfonctionnement de l'Agessa
Si les uns et les autres continueront probablement à multiplier ces activités passé l'âge fatidique, combien sont-ils aujourd'hui à arriver à l'âge légal de départ à la retraite, fixé à 62 ans et remis en question par la réforme ? «La génération née dans les années 60 représente un contingent important, phénomène qui est lié à l'explosion du marché de l'art et la professionnalisation du métier», analyse un membre d'Economie solidaire de l'art. Concrètement, selon les chiffres du rapport annuel 2021 de la Sécurité sociale des artistes-auteurs qui regroupe désormais les deux organismes que sont la Maison des artistes et l'Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa) : 26,32 % (soit 72 650 artistes sur les 276 036 identifiés) auraient plus de 60 ans et 20,18 % entre 51 et 60 ans.
Depuis 1977 et jusqu'en 2019, ce sont justement ces deux organismes qui étaient agréés. Officiellement, c'est la très forte croissance du nombre d'artistes-auteurs qui a conduit le gouvernement à transférer la gestion du régime à un nouvel organisme, l'Urssaf Limousin, qui depuis est chargé de la collecte des cotisations - «dès le premier euro de revenu artistique» - et des contributions sociales sur les revenus artistiques, et qui garantit «l'ouverture des droits contributifs des cotisants». Mais en réalité, c'est un véritable scandale qui a accéléré ce transfert. En 2020, le rapport Racine révélait un grave dysfonctionnement de l'Agessa : bien qu'ayant travaillé toute leur vie, 190 000 artistes-auteurs se sont retrouvés privés de droits à la retraite. «Les cotisations de retraite de base de celles et ceux dont les revenus artistiques étaient en deçà du seuil d'affiliation, soit 900 fois la valeur horaire du Smic, n'ont pas été appelées, décortique Grégory Jérôme, de la HEAR. Toutes ces personnes se sont trouvées dans une sorte de zone grise : leurs revenus artistiques étaient précomptés de la cotisation de sécurité sociale, de la Contribution sociale généralisée, de la Contribution pour le remboursement de la dette sociale, et de la contribution à la formation professionnelle, mais pas de la cotisation vieillesse.»
Face au scandale, une première option est alors mise sur la table proposant aux artistes de racheter leurs trimestres manquants. Sauf que dans les faits, comme l'explique Grégory Jérôme, «ils sont peu à avoir donné suite à cette possibilité, leur situation économique ne leur permettant pas de dépenser l'argent dont, de toute façon, ils ne disposaient pas». Depuis, une circulaire interministérielle datée du 19 octobre 2022, et signée par Olivier Dussopt et Rima Abdul-Malak , a ouvert une procédure de régularisation des cotisations jusqu'au 31 décembre 2027 inclus. Elle doit être initiée par les artistes eux-mêmes qui sont appelés à adresser leur demande à la Caisse nationale d'assurance vieillesse avec une liste de pièces justificatives «pour démontrer la réalité de l'activité artistique». Autrement dit, un véritable casse-tête qui a peu de chance de palier l'énorme manque à gagner.
«Angoisse et colère»
Du côté du Caap, on se dit «scandalisés et inquiets que les ministères de la Culture et de la Santé aient à nouveau agréée l'Agessa qui a simplement changé de nom, au lieu de créer un nouvel organisme de sécurité sociale digne de ce nom pour les artistes-auteurs». Et le transfert à l'Urssaf Limousin pour le prélèvement des cotisations n'a pas été sans peine non plus : en plus de nombreuses complications administratives, l'organisme a envoyé des appels à cotisations affichant des montants souvent exorbitants pour les artistes-auteurs, qui se sont vu demandés de payer d'un coup celles de l'année 2020 et celles, provisionnelles, de 2021.
Autre aberration dénoncée par les syndicats d'artistes-auteurs : les méthodes de l'Ircec, la retraite complémentaire des artistes à laquelle certains, passés un certain seuil de revenus, doivent cotiser à hauteur de 4 % ou 8 % (selon l'importance des revenus). Une pétition en ligne circule depuis la fin du mois de février et alerte sur le mauvais fonctionnement de cet organisme qui crée «angoisse et colère» en engageant des «saisies d'huissiers pour des cotisations pour lesquelles aucune relance n'a été reçue» ou en refusant de transmettre certains dossiers à la Société française des intérêts des auteurs de l'écrit (Sofia) pourtant censée prendre en charge 50 % des cotisations dues au titre de la retraite complémentaire.
La Sofia, organisme agréé par le ministère de la Culture, serait pourtant, à en croire certains observateurs, la solution. Déjà en vigueur pour les auteurs, elle pourrait s'appliquer aux artistes plasticiens, aux graphistes et photographes indépendants, et ne coûterait rien aux finances publiques. Financé actuellement par le droit de prêt en bibliothèque pour les auteurs, il pourrait être étendu et complété, dans le cas des artistes, par une taxe sur différentes activités directement liées à l'exploitation de leur travail : micro-taxe sur les billets d'entrées d'expositions, taxe sur les reventes d'oeuvres d'art une fois le premier achat effectué ou sur les droits collectés par la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques. «On ne peut décemment pas continuer à faire peser sur les artistes la prise en charge de leur "prévoyance" (accidents, hospitalisation, invalidité, perte et aléas des revenus, retraite, dépendance), l'essentiel de leur maigre revenu étant déjà employé à subvenir à leurs besoins», estime ainsi Grégory Jérôme. «Il faut socialiser ce risque par l'instauration d'une taxe dont le taux serait faible mais dont l'assiette serait étendue. Il n'y a pas de raison valable de s'y opposer.»