Le cinéaste Jean-Marie Straub est mort
L’auteur, avec sa compagne, Danièle Huillet, disparue en 2006, d’une œuvre exigeante et intensément poétique a écrit l’une des pages les plus importantes de la modernité cinématographique. Il est mort dans la nuit du 19 au 20 novembre, à l’âge de 89 ans.
Par Mathieu Macheret
Jean-Marie Straub lors du 70e Festival international du film à Locarno, en Suisse, le 10 août 2017. URS FLUEELER / EPA/VIA MAXPPP
Cinéaste marxiste, révolté, intransigeant, contestataire, rebelle, orageux et enflammé, Jean-Marie Straub est mort dans la nuit du 19 au 20 novembre à Rolle, en Suisse, à l’âge de 89 ans. Avec sa compagne, Danièle Huillet, disparue le 9 octobre 2006, ils ont écrit en marge du système l’une des pages les plus importantes de la modernité cinématographique, au cours d’une aventure humaine et artistique sans équivalent.
Les « Straub », comme on les appelait, sont parents d’une œuvre parmi les plus belles et exigeantes de l’histoire du cinéma, caractérisée par la mise en images et en sons de textes littéraires ou musicaux, ceux d’auteurs « amis », comme Bertolt Brecht, Friedrich Hölderlin, Jean-Sébastien Bach, Arnold Schönberg, Cesare Pavese, Elio Vittorini, Pierre Corneille ou Franz Kafka. Œuvre portée tout du long par un artisanat irréductible, solidement arrimée à un principe éthique autant qu’esthétique, celui de la réduction des moyens de mise en scène à leur plus stricte nécessité.
Leurs films, réputés difficiles d’accès mais célébrés de par le monde, délivrent une poésie intense, celle d’un monde restitué en bloc, selon ses profondes lignes de fragmentation (lutte des classes, conflits politiques, fractures historiques).
Jean-Marie Straub, né le 8 janvier 1933 à Metz, s’intéresse au cinéma après la guerre, d’abord marqué par les films lyriques et fiévreux de Jean Grémillon, comme Remorques (1941), Lumière d’été (1942) ou Le ciel est à vous (1943), œuvres à la fois populaires et pétries d’audaces formelles, qu’il découvre présentées par l’influent critique Henri Agel au ciné-club « La chambre noire » de Metz. Il y voit également Partie de campagne (1946), de Jean Renoir, et Les Dames du bois de Boulogne (1945), de Robert Bresson, faisant preuve d’un tel engouement que la programmation et l’animation du ciné-club lui échoient. Le jeune Straub envisage alors d’écrire sur le cinéma, sans encore songer à tourner des films. Il poursuit des études de lettres (hypokhâgne) au lycée Fustel-de-Coulanges à Strasbourg, puis passe sa licence à l’université de Nancy.
La Nouvelle Vague
Il s’installe à Paris en novembre 1954, au moment où éclate l’insurrection algérienne. C’est au lycée Voltaire, en classe préparatoire à l’Institut des hautes études cinématographiques (l’ancien nom de la Fémis), dont il sera renvoyé au bout de trois semaines, qu’il rencontre Danièle Huillet. Il fréquente alors la bande des « jeunes Turcs » des Cahiers du cinéma, dont Jacques Rivette, François Truffaut et Jean-Luc Godard, futurs cinéastes de la Nouvelle Vague. Straub reçoit certains d’entre eux, comme Truffaut ou le critique André Bazin (cofondateur des Cahiers), dans son ciné-club, à Metz, pour présenter les films américains de Fritz Lang ou ceux d’Alfred Hitchcock, Charlie Chaplin, Roberto Rossellini, Kenji Mizoguchi – cinéastes qu’il défend ardemment, souvent à contre-courant de la Fédération des ciné-clubs.
Peu après, Straub pose un pied sur les plateaux de tournage et assiste Jean Renoir sur French Cancan (1954) et Elena et les Hommes (1956), Abel Gance sur La Tour de Nesle (1955), son camarade Rivette sur son court-métrage Le Coup du berger (où il prétend n’avoir fait que « porter des cartons »), Alexandre Astruc sur Une vie (1958), une adaptation de Maupassant, et enfin Robert Bresson pour Un condamné à mort s’est échappé (1956). C’est à ce dernier que Straub et Huillet soumettent le projet de Chronique d’Anna Magdalena Bach, constitué à partir d’archives et des lettres de la seconde épouse du compositeur. Mais Bresson décline la proposition et leur conseille de tourner le film eux-mêmes.
En 1958, par solidarité avec les indépendantistes, Straub refuse d’aller faire son service militaire en Algérie et s’exile en Allemagne, où il sera rejoint quelques mois plus tard par Danièle Huillet. Le tribunal militaire de Metz le condamne par contumace à un an de prison pour « insoumission ». Les premières années à l’étranger du couple, qui se marie et s’installe à Munich à la fin de 1959, se passent à sillonner le pays d’est en ouest, afin de lever les fonds nécessaires au « Bachfilm ».
Des courts-métrages
En attendant, ils se rabattent sur deux projets de courts-métrages, d’après les écrits de Heinrich Böll, qui vont marquer comme des coups de tonnerre leurs débuts derrière la caméra. Machorka-Muff (1962) dénonce la remilitarisation de l’Allemagne, derrière laquelle se déguisent les mêmes structures de pouvoir qui avaient fait le lit du nazisme. Le film sera rejeté par le comité de sélection du Festival d’Oberhausen, où se réunit chaque année la jeune garde du cinéma allemand.
En 1965, Non réconciliés ou Seule la violence aide ou la violence règne, qui retrace en moins d’une heure une certaine trajectoire brisée du XXe siècle allemand, à travers trois générations d’une même famille d’architectes, provoquera un tollé lors de sa projection à la Berlinale. Les deux films frappent par leur précision, leur tranchant, leur concision, leur densité et la dureté granitique de leur poésie noire et cinglante. Le cinéma des Straub naît dans l’éclat de cette double déflagration.
En 1967, après en avoir porté le projet pendant dix ans, ils peuvent enfin tourner leur Chronique d’Anna Magdalena Bach, sans doute leur film le plus emblématique, faisant date dans l’histoire de la musique filmée. Avec le claveciniste et organiste Gustav Leonhardt dans le rôle de Bach, les Straub filment les pièces musicales en une prise (sans coupe) et en son direct (sans playback), en utilisant les instruments d’époque, et court-circuitent les pesanteurs de la reconstitution par un strict respect des documents historiques. La musique n’est plus considérée comme un simple accompagnement, mais constitue le corps même du film et donne l’impression singulière de résonner au présent.
L’année suivante, le court-métrage La Fiancée, la Comédienne et le Maquereau (1968), retentit comme une lettre d’adieu explosive à l’Allemagne et scelle la rencontre passagère des Straub avec l’Anti Theater de Rainer Werner Fassbinder, qui y tient un rôle aux côtés de Hannah Schygulla.
En 1969, le couple part s’installer à Rome. S’ouvre alors dans leur œuvre une période d’examen dialectique des rapports entre l’histoire européenne et le temps présent. Dans Othon (1970), ils transposent la pièce de Corneille sur le mont Palatin, confrontant les vers de l’écrivain, récités à un train d’enfer et selon les accents variés d’acteurs en costumes antiques, à la circulation automobile qui retentit en contrebas. La perte momentanée du sens, occasionnée par ce traitement abrasif, fait paradoxalement éprouver la scansion et la portée politique du texte, rendu à toute son étrangeté.
Dans Leçon d’histoire (1972), tiré d’un roman inachevé de Bertolt Brecht (Les Affaires de monsieur Jules César), un enquêteur sillonne les rues de Rome en voiture et s’entretient avec des personnages issus de l’Antiquité. Moïse et Aaron(1974), leur seule « superproduction », est l’adaptation dans les Abruzzes de l’opéra inachevé d’Arnold Schönberg et désigne, par sa réflexion sur les rapports entre le peuple et ses « leaders » politiques et spirituels, une possible origine du destin catastrophique de l’Occident.
Echanges allégoriques
A partir de 1979, l’œuvre des Straub se partage entre cette veine « dialectique » (Trop tôt, trop tard, 1982) et une veine « lyrique » vouée à formuler leur idéal politique, celui d’un communisme à échelle humaine et d’une vie proche de la nature. Cette dernière veine naît avec la découverte des Dialogues avec Leuco (1947), de l’écrivain italien Cesare Pavese, série d’échanges allégoriques entre les hommes et les dieux des mythes antiques dont les adaptations s’essaiment entre De la nuée à la résistance (1979) et Ces rencontres avec eux (2006), puis nombre de courts-métrages subsidiaires. La parole sublimement accentuée, élancée dans les airs par des acteurs aux corps singuliers, solidement ancrés dans des paysages baignés de lumière, devient une modalité propre du cinéma straubien, et s’applique par la suite aux films adaptés de Hölderlin (La Mort d’Empédocle, 1987, et son post-scriptum Noir péché, en 1990) comme d’Elio Vittorini (Ouvriers, paysans, 2001, Le Retour du fils prodigue - Humiliés, 2003).
Il faut leur ajouter deux magnifiques films itinérants, pépites en noir et blanc aux trousses de personnages nomades et insituables : le saisissant Amerika/Rapports de classes (1984), tiré de Kafka, et l’inoubliable Sicilia ! (1999). Le montage de ce dernier a donné lieu au précieux documentaire de Pedro Costa Où gît votre sourire enfoui ? (2001), qui délivre un aperçu inédit, aussi drôle que passionnant, du fonctionnement du couple et de ses méthodes de travail.
Loin de l’hermétisme qu’on lui a souvent reproché, le cinéma des Straub se présente en fait comme une grande et généreuse entreprise de clarification et de pédagogie, non seulement à propos des textes choisis, mais surtout par le resserrement de la pratique cinématographique sur des articulations simples et essentielles. Ainsi, le monde environnant est donné à voir et à entendre selon une succession de rapports disjoints n’allant jamais d’eux-mêmes et invitant le spectateur à sentir avant de chercher à comprendre. Leurs films cassent l’identification au premier degré, sabotent le moindre effet de réel, mais restituent les corps et la nature dans un tel degré d’acuité qu’ils atteignent à une certaine forme d’érotisme.
Patience et générosité
Après la disparition de Danièle Huillet, Jean-Marie Straub n’a jamais cessé de réaliser des films, principalement des courts-métrages, explorant les possibilités et la légèreté offertes par l’outil numérique. En 2014, Kommunisten remontait bon nombre d’images extraites de films antérieurs du couple et résonnait comme un grand ouvrage récapitulatif. En 2017, le Festival de Locarno lui remettait un Léopard d’honneur pour l’ensemble de son œuvre.
En 2001, Jean-Marie Straub déclarait qu’« un film politique est un film qui doit rappeler aux gens qu’on ne vit pas dans “le meilleur des mondes possibles”, loin de là, et que le moment présent, qu’on nous vole au nom du progrès, ce moment présent qui passe, est irremplaçable. Qu’on est en train de saccager tous les sentiments comme on saccage la planète et que le prix qu’on demande aux gens, pour le progrès ou le bien-être, est beaucoup trop élevé, qu’il est sans justification ». Cette idée, il la poursuivait sans relâche quand, couvre-chef vissé sur le crâne et cigare au bec, il arpentait inlassablement et de long en large les salles de cinéma où ses films étaient montrés, pour répondre aux questions des spectateurs avec pugnacité, emportement parfois, mais aussi patience et générosité.
Pour Jean-Marie Straub, le public, ce n’était pas une poignée de chiffres, mais une assemblée de citoyens qui se crée et se constitue autour de chaque projection.
8 janvier 1933 Naissance à Metz
1958 Exil en Allemagne
1967 « Chronique d’Anna Magdalena Bach »
1969 S’installe à Rome
1970 « Othon »
1984 « Amerika/Rapports de classes »
1999 « Sicilia ! »
2014 « Kommunisten »
2022 Mort le 20 novembre à Rolle (Suisse)
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https://www.lemonde.fr/archives/article/2003/01/14/ou-git-votre-sourire-enfoui-joyeux-et-minutieux-l-art-de-jean-marie-straub-et-daniele-huillet_305445_1819218.html
"Où gît votre sourire enfoui ?" : joyeux et minutieux, l'art de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
Un épisode de "Cinéastes de notre temps" signé par Pedro Costa.
Ce titre, sous forme d'interrogation un peu pompeuse, cache une version longue, destinée à l'exploitation en salles, d'un épisode de la série "Cinéma de notre temps", consacré au couple cinéaste Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Le film de Pedro Costa les capture comme une machine au travail, une entité où chacun partagerait un rôle bien précis, où les accrocs dans la relation font partie du système. A la sortie de la projection, on en saura plus sur leur art mais aussi sur eux-mêmes, héros d'une histoire à la fois modeste et ambitieuse.
Pedro Costa a saisi les deux artistes au montage, travaillant sur une nouvelle version de Sicilia !, réalisé en 1999, enfermés dans une salle de montage de l'école du Fresnoy. On voit alors un minutieux labeur sur le temps. Les morceaux de films défilent, à l'endroit, à l'envers, l'image se fige parfois dans la quête d'une durée idéale de plan, d'une respiration qui prendrait en compte les gestes des comédiens, les intonations, les sons. Tout ici fait l'objet d'un lent et parfois chaotique examen.
En filmant ce travail, Pedro Costa restitue du cinéma des Straub une image paradoxale. Les plans tournés en essayant d'interposer le minimum de choses entre le réel et les cinéastes deviennent des artefacts déconstruits, parce qu'il faut en passer par un travail de démantibulation pour parvenir à l'unité brûlante de leur cinéma. Les Straub, dont l'œuvre a toujours exprimé le plus grand respect pour un spectateur à qui il est donné de s'immerger dans le plan, sont les premiers spectateurs conviés à scruter une image pour y prendre en compte les accidents de la réalité, s'émerveiller de l'irruption d'un papillon dans le champ ou s'irriter du balancement d'une branche.
Les rôles sont distribués. C'est elle, souvent, qui est à la table, installe les bobines, dégarnit le chutier, fige le déroulement du film. Lui est debout, marche de long en large en mâchonnant un cigare toscan et en s'interrogeant, à la cantonade, sur la nature de leur activité.
La beauté du film de Pedro Costa réside aussi dans sa propre gaieté. Les Straub deviennent les personnages d'une comédie conjugale particulière, qui dessine une relation singulière et vivante, un peu théâtrale, dans l'accomplissement malgré tout joyeux d'une tâche noble et précise. Le dispositif choisi, le travail sur la lumière, la volonté toujours inspirée d'une composition des images aboutissent à la beauté fulgurante du dernier plan, qui montre Jean-Marie Straub assis sur une marche d'escalier, dans un décor rouge, attendant la fin d'une projection dans la salle. Un geste de la main accompagne l'accord final du générique de fin.
Jean-François Rauger