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Les jeunes rebattent les cartes de l’ésotérisme

 

8-11 minutes

Enquête

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Astrologie, voyance, médiumnité… Dopées par la pandémie et le confinement, les pratiques ésotériques ont le vent en poupe, notamment sur les réseaux sociaux.

par photos Sébastien Van Malleghem, Robin Plus, Amandine Kuhlmann et Katia Dansoko Touré

«L’univers est avec nous et ne travaille pas contre nous.» En live sur Instagram, Célia et Julie, les deux fondatrices du compte Womoon – suivi par plus de 61 000 personnes –, tirent les cartes d’un oracle (jeu de cartes illustrées et prédictives) autour du thème «Sortir de l’énergie du désespoir». Une centaine de spectateurs y assistent. Parmi eux, Héloïse, Parisienne de 30 ans qui dit préparer son «rituel pour la nouvelle lune du 11 février». Lequel consiste à inscrire ses vœux sur une feuille de papier, la faire brûler, puis méditer en s’entourant d’encens et de bougies aux huiles essentielles… Sur les réseaux sociaux, les pratiques ésotériques ont le vent en poupe. Facebook abonde en groupes dédiés au paranormal, à la spiritualité et à l’ésotérisme (allant de quelques centaines à plus de 50 000 membres), le hashtag «ésotérisme» revient 5,9 millions de fois sur TikTok, près de 1 million de fois sur Instagram.

Flavio, 18 ans, vit à Miramas, dans les Bouches-du-Rhône, et pratique la voyance et la médiumnité. Sur TikTok, il est suivi par 13 900 personnes et propose même ses services en ligne. Ses tarifs : de 10 à 35 euros selon le type de tirage. «Ça reste encore un sujet tabou chez les jeunes, par peur d’être pris pour un illuminé, mais le monde commence à s’éveiller, affirme cet autodidacte qui se fait ainsi de l’argent de poche depuis juillet. J’ai eu comme un déclic spirituel. Avec le confinement, j’ai été souvent ramené à moi-même. Aussi, grâce à l’ésotérisme, j’ai pu explorer mon moi intérieur et canaliser des énergies. J’ai changé ma façon d’agir, de voir les choses.» Il suit de près une autre «tiktokeuse» du nom de Sélène. Cette dernière, 24 ans, a quitté son travail dans les ressources humaines pour se consacrer pleinement à l’ésotérisme. Voyante et médium, elle propose des guidances au prix de 50 euros et des «soins énergétiques» en live sur TikTok, où elle est suivie par 35 600 personnes. En France, l’exercice des arts divinatoires à titre professionnel est autorisé depuis mars 1994.

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A 18 ans, Flavio propose ses services de voyance. (Robin Plus/Libération )

«Pendant le confinement, les gens, surtout les jeunes, ne se sont jamais sentis aussi seuls moralement et physiquement. Ils ont trouvé dans l’ésotérisme et ses pratiques un moyen de surmonter cette période de crise.»

—  Arnaud Thuly, fondateur de la maison d'édition Alliance magique

Pour Sélène, tout a aussi commencé pendant le confinement du printemps, quand elle a dû quitter le Guatemala en catastrophe pour se retrouver confinée chez elle, en Seine-et-Marne. «Les adolescents avec qui je communique sur les réseaux sociaux m’impressionnent, raconte-t-elle. Ils ont développé leurs capacités très tôt et ont déjà une vraie connaissance.» A l’instar d’Inès, Brestoise de 18 ans, qui explique : «L’ésotérisme est dans ma vie depuis mars. C’est ce qui me donnait envie de me lever le matin. Les soirs de pleine lune, je tire les cartes, je médite et je fais de l’eau de lune. La déesse de la triade lunaire Hécate m’intéresse beaucoup et elle m’envoie des signes.»

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Sélène réalise des séances sur TikTok. (Amandine Kuhlmann/Libération)

«Féminin sacré»

«Le terme “ésotérisme” est devenu un mot-valise. On y rattache aujourd’hui toutes les pratiques qui partagent le but commun de compréhensions de soi et du monde», explique Arnaud Thuly, fondateur de la maison d’édition Alliance magique, présente sur le marché de l’ésotérisme depuis 2004 – soit bien avant que les poids lourds de l’édition ne commencent à créer des collections dédiées sur ce créneau porteur qui, en 2020, a été particulièrement faste. Alliance magique, par exemple, a réalisé près de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires, soit 70 % de plus qu’en 2019. Effet confinement ? Sans nul doute. Arnaud Thuly : «L’ésotérisme permet de se regrouper, de casser l’individualisme et la solitude. Pendant le confinement, les gens, surtout les jeunes, ne se sont jamais sentis aussi seuls moralement et physiquement. Ils ont trouvé dans l’ésotérisme et ses pratiques un moyen de surmonter cette période de crise.»

Comme Flavio et Sélène, Héloïse évoque le premier confinement. Un choc, dit-elle. Dernièrement, elle s’est offert un livre sur le tarot de Marseille accompagné d’un jeu de cartes, un pendule, un oracle, ainsi qu’une botte de sauge pour «purifier» son petit studio. Son attirail ésotérique, c’est à la boutique et librairie Arc-en-ciel, située dans le XIe arrondissement de Paris, qu’elle se le procure. Brigitte, cogérante de l’établissement qui existe depuis cinq ans, affirme voir de plus en plus de jeunes gens venir grossir sa clientèle : «Les tarots, les oracles et les minéraux font fureur chez les adolescents, garçons comme filles. Certains ont à peine 14 ans.»

Julie, libraire chez Almora, établissement spécialisé en spiritualités, mieux-être et yoga, et où l’ésotérisme figure en bonne place, confirme cette évolution : «Depuis deux ans, notre clientèle s’est largement rajeunie. Et encore plus quand est apparue la crise sanitaire. C’est assez incroyable. Cette jeune clientèle s’intéresse aussi à toute la littérature autour des cycles lunaires et du féminin sacré.» Le féminin sacré ? Une forme de féminisme teinté de spiritualité. «Les jeunes sont de plus en plus habités par les questions féministes et la prise de conscience écologique. Cela se traduit, dans l’ésotérisme, par l’intérêt autour du féminin sacré et la recherche d’harmonie avec la nature», décrypte Dorothée Pierson. Cette autrice, musicienne, metteuse en scène et sorcière autoproclamée de 41 ans, basée à Bordeaux, a monté, pendant le confinement, le site web Mokowi, où elle propose guidances, séances et rituels aux prix de 12 à 60 euros – et elle compte lancer une école en septembre.

Activité récréative

C’est sur Tumblr que Selma, 24 ans, a, elle, commencé à se former en astrologie. Basée à Mons, en Belgique wallonne, cette étudiante propose également, via son compte Twitter, des tirages de cartes. «Quand on parle de rituels, les gens s’imaginent que l’on va courir nu en forêt. On nous prend pour des délurés. Alors qu’il s’agit juste de se reconnecter avec soi-même.» Pierres énergétiques, bougies, encens à la lavande ou à la rose, laurier ou romarin composent son matériel. Elle propose ses tirages à 5 ou 10 euros selon les demandes. Pour elle, ésotérisme et spiritualité sont des outils de développement personnel. «Nous sommes une génération qui se pose plus de questions, qui va au fond de soi-même pour trouver des réponses. On essaie de se délester du superficiel tout en se demandant quel sera notre rôle dans la société.»

Mais les puristes estiment que l’ésotérisme chez les plus jeunes est parfois juste une activité récréative portée sur l’acquisition de beaux objets (herbes colorées, bougies aux mille senteurs, pierres en forme de cœur ou tarots et oracles au design recherché), et d’autres pointent le risque de dérives sectaires. Certaines pratiques farfelues abreuvent les réseaux sociaux – fabrication de philtres d’amour, rituels à base de pierres et de plantes simplement mises en bouteille –, quand ce ne sont pas des dérives comme le «respirianisme», pratique consistant à manger et boire un minimum pour se nourrir d’air et de lumière…

En France, il est difficile de chiffrer le nombre d’établissements ou de librairies dédiées à l’ésotérisme. «Il existe plusieurs centaines de librairies ésotériques, mais elles ne font pas partie d’un réseau commun et il n’y a pas de recensement dans ce domaine. On ne connaît pas non plus le nombre de pratiquants. Il faut donc faire attention avec l’idée de tendance car il n’y a pas plus de chiffres aujourd’hui qu’il y en avait hier», prévient Arnaud Thuly d’Alliance magique, avant de préciser que la fascination des plus jeunes pour l’ésotérisme existait déjà il y a quinze ans. «Cet engouement, qui sur certains aspects est un effet de mode, est surtout devenu plus visible grâce aux réseaux sociaux et à la démocratisation de certaines pratiques.» La crise sanitaire passée, l’effet de mode survivra-t-il ? Les nouveaux convertis continueront-ils à prêcher la bonne parole ? En attendant, Héloïse et les autres se préparent d’ores et déjà pour le rituel de la pleine lune du 27 février. Il consistera, cette fois, à faire brûler une feuille de papier sur laquelle sera inscrit ce dont on ne veut plus dans sa vie. Quant à Alliance magique, elle publiera un nouveau tarot, limité à 5 000 exemplaires. Son nom : le tarot des confinés.

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Selma, chez elle, le 17 février. (Sébastien Van Malleghem/Libération )