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Mike Davis ou la lutte collective en dépit de tout

A l'ère de l'anthropocènedossier

 

Entre bad boy et rock star, l’intellectuel californien est mort mardi 25 novembre. Il était animé d’une foi jamais reniée dans la capacité des gens ordinaires, au milieu de leurs vies ruinées, à produire des miracles.
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Mike Davis dans la forêt nationale d'Angeles en Californie, en 1999. (Monica Almeida/NYT. REDUX. REA)

par Mickael Labbe, Philosophe

publié le 27 octobre 2022 à 18h40

 

Le sociologue, historien et théoricien Mike Davis s’est éteint mardi 25 octobre, à l’âge de 76 ans, d’un cancer de l’œsophage qui le rongeait depuis de nombreuses années. Dans la lignée des grands intellectuels qui furent ses maîtres, parmi lesquels il faut citer Friedrich Engels, Walter Benjamin, Antonio Gramsci, Jean-Paul Sartre ou Herbert Marcuse, ainsi que les membres de la New Left Review, c’est la voix de l’un des derniers grands «métromarxistes», ces marxistes qui ont fait de la ville leur terrain d’aventure et de recherche (de Henri Lefebvre et Guy Debord à David Harvey, en passant par Marshall Berman, Edward Soja ou Andy Merrifield), qui a cessé de résonner.

Avant tout, Mike Davis était un formidable conteur d’histoires. Un purstoryteller. Et si Davis savait si bien raconter notre histoire dans ses ouvrages, c’est sans doute parce que sa propre existence, celle d’un aventurier de la pensée profondément singulier, a été tissée de plusieurs vies, fourmillant d’innombrables anecdotes, plus loufoques les unes que les autres, et qu’il aimait tant à raconter.

 

Un personnage hors norme

Des histoires d’arrestations, de manifestations, de nuits passées au commissariat. D’inlassables intrigues, d’élaboration de plans sur la comète et de stratégies avortées, lui qui fut dès 1962 un militant de terrain toujours en première ligne. Qu’il s’agisse de la défense des droits civiques, de la lutte antiguerre du Vietnam ou de mille autres causes, Davis n’a jamais cessé de s’engager dans les luttes du présent. Des histoires du temps où ce fils des classes populaires, avant que de s’installer sur le tard, et non sans sentiment d’imposture, dans la vie universitaire («j’avais des gosses à nourrir, j’ai choisi la facilité», dit-il), a été employé d’abattoir comme le fut son père ou chauffeur de camions remplis de poupées Barbie. Sillonnant sans relâche Los Angeles et ses alentours, développant ainsi une connaissance intime de son territoire. Des récits de rencontres improbables, qu’il s’agisse d’une certaine Mme Davis (Angela), à laquelle il offrit une voiture qui tomba aussitôt en panne, de membres de gangs ou de figures de la haute société de la Cité des anges. De sollicitations quelque peu baroques, comme cette invitation du pape François qu’il s’était résolu à refuser. Mike Davis était définitivement un personnage hors norme, tantôt bad boy, bagarreur et collectionneur d’animaux exotiques, tantôt rock star depuis l’immense succès de son ouvrage de référence sur sa ville, Los Angeles (City of Quartz, 1992).

Au-delà de la figure intellectuelle attachante, Mike Davis est l’auteur d’une œuvre dense et intense, rigoureuse et inventive, largement traduite en français, dont les enjeux n’ont pas fini de venir hanter notre présent et notre futur.

 

Une éthique du combat

A l’heure de l’anthropocène, alors que notre avenir s’annonce résolument urbain (68 % de la population mondiale vivra en milieu urbain d’ici à 2050 contre 57 % aujourd’hui ; avec une croissance à venir de la démographie urbaine principalement concentrée dans les zones d’habitation informelles des grandes mégalopoles du Sud), relisons ses analyses sur le «bidonville global» dans le Pire des mondes possibles.

A l’ère des catastrophes écologiques (mégafeux, inondations monstres, tsunamis, tremblements de terre, ouragans), des risques sanitaires à l’échelle globale (Davis a écrit sur les pandémies de grippe aviaire et de coronavirus) qui font de nos villes des espaces matériellement et socialement vulnérables, relisons les œuvres de ce penseur (on pense ici notamment à Ecology of Fear, Génocides tropicaux ou le Monstre est parmi nous) qui, très tôt, a étudié la signification sociale et politique des désastres naturels, refusant de choisir entre l’histoire environnementale et la critique du capitalisme du point de vue de la lutte des classes, mettant en évidence l’implication de l’urbanisation marchande dans la double crise de nos rapports sociaux et environnementaux. A l’heure d’un accroissement colossal des inégalités à toutes les échelles, d’une mise en péril de la démocratie urbaine et des possibilités d’être ensemble, sous l’effet d’un double processus de disparition de l’espace public et de sécession territoriale entre le ghetto et le gotha, entre les pauvres et les riches, relisons le Stade Dubaï du capitalisme ou Dead Cities.

 

Les histoires reconstituées par Davis sont souvent sombres, cauchemardesques, prophétiques, désespérées. Pourtant, en dépit de l’obscurité des processus massifs qu’elles mettent en scène, les œuvres du penseur californien témoignent toutes à leur manière d’une éthique du combat. Loin de se résoudre à l’acceptation résignée des maux qui nous écrasent, refusant l’alternative paresseuse entre pessimisme et optimisme, le mot d’ordre de Davis est un appel au seul réalisme qui vaille, celui de la lutte collective, en dépit de tout. D’une foi, jamais reniée, dans la capacité des gens ordinaires, au milieu de leurs vies ruinées, de produire des miracles. «Soyez réalistes, demandez l’impossible», nous enjoignait-il dans l’un de ses ouvrages.