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Pas la Chine

Le Monde diplomatique
lundi 1 avril 2024 1713 mots, p. 13

Dossier : Inde, l'envers d'une puissance

Pas la Chine

par Renaud Lambert

 

Imagine-t-on Washington découvrant que Pékin projette d'assassiner des opposants sur son territoire sans que l'affaire produise davantage que quelques vaguelettes diplomatiques ? C'est ce qui vient de se produire avec New Delhi. En novembre dernier, le ministère de la justice américain met au jour une opération des services secrets indiens visant à éliminer des opposants sikhs aux États-Unis et au Canada. Réaction du président Joseph Biden à la découverte ? Il se contente de décliner l'invitation de M. Narendra Modi à célébrer le jour de la République avec lui, le 26 janvier, en se gardant de détailler publiquement ses motivations. La proposition indienne dégringole dans la hiérarchie des capitales du « monde libre » pour atterrir sur le bureau du président français Emmanuel Macron. Lequel s'empresse d'accepter, et d'apporter l'assurance que la contrariété occidentale sera de courte durée.

 

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L'« ordre international fondé sur des règles », celui dont se prévaut le Nord pour imposer ses préférences, se montre ainsi d'une singulière souplesse. Certains pays jouissent d'une forme de blanc-seing dont on peine à imaginer l'élargissement au reste du monde. Géant asiatique, l'Inde dispose en effet d'un atout géopolitique considérable : elle n'est pas la Chine. Or, dans le bras de fer qui l'oppose à Pékin, Washington compte sur New Delhi pour jouer le rôle de contrepoids économique et diplomatique à l'essor de l'empire du Milieu. Ce qui rend l'Occident très compréhensif.

 

M. Modi a longtemps été privé de visa par les États-Unis et l'Europe du fait de sa responsabilité dans le massacre antimusulman de 2002 au Gujarat. Ministre en chef de l'État, il avait interdit à la police de réfréner les foules hindoues dont la violence, aiguillonnée par des courants suprémacistes, s'abattait alors sur la population musulmane. L'épisode provoqua la mort de plus de deux mille personnes au sein de cette communauté et le déplacement forcé de milliers d'autres. Il annonçait la politique que M. Modi poursuivrait tout au long de sa carrière : celle du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), littéralement Corps des volontaires nationaux, navire amiral du nationalisme hindou (1).

 

Parvenu à la tête du gouvernement fédéral en 2014, M. Modi centralise le pouvoir comme jamais. Il chasse Charles Darwin des programmes scolaires et les grandes organisations non gouvernementales (ONG) - Amnesty International, Greenpeace, Oxfam - de l'espace public. Il s'érige un culte de la personnalité dont les modalités susciteraient l'effroi si elles visaient à flatter le dirigeant chinois Xi Jinping : « Modi dispose d'une application sur smartphone, NaMo, qui inclut un jeu dans lequel on gagne des points à chaque fois que l'on approuve les actions du premier ministre », relatent par exemple les journalistes Sophie Landrin et Guillaume Delacroix (2). Le premier ministre muselle juges, intellectuels, lanceurs d'alerte et tout ce qui ressemble à une forme d'opposition. Surtout, il poursuit sa politique d'ostracisation des musulmans (lire « Narendra Modi, une autre idée de la démocratie »).

 

M. Modi n'a donc pas changé; l'Occident si, qui se découvre des spécialistes de l'Inde parmi ses gardiens médiatiques de l'ordre dominant. Le pays « n'est pas seulement la plus grande démocratie, c'est la mère des démocraties », proclame Franz-Olivier Giesbert en se lovant dans les mots de M. Modi lui-même. Sous le « règne » de ce dernier, « l'hindouisme a retrouvé des couleurs et une fierté. D'où l'hystérie hindouistophobique des milieux intellectuels européens ou américains qui ont souvent un faible pour l'islam, religion supposée des "victimes" ». D'ailleurs, conclut le journaliste, le sort des musulmans « est bien plus enviable que celui des minoritaires hindous (...) au Pakistan » (3). Malheureusement, c'est faux. « La situation des hindous au Pakistan est précaire. Ils n'y sont toutefois pas lynchés et emprisonnés massivement, et leurs maisons ne sont pas détruites au bulldozer », tranche le chercheur Laurent Gayer.

 

Mais qu'importe, puisque l'Inde n'est pas la Chine. L'Occident recherche désormais la compagnie du paria d'hier. En juin 2023, Washington invite M. Modi à prononcer un discours devant le Congrès américain - un honneur rare. Un mois plus tard, le dirigeant indien accompagne M. Macron lors du défilé du 14-Juillet avant de participer à un dîner de prestige au Louvre et de se voir remettre la grand-croix de la Légion d'honneur. Oubliés les problèmes de visa.

 

L'Inde n'est pourtant pas un allié particulièrement fiable. D'un côté, le pays s'est rapproché de Washington depuis la disparition de l'URSS. Il participe au Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad), une organisation diplomatique et militaire qui réunit également les États-Unis, l'Australie et le Japon. En mai 2017, New Delhi annonce conjointement avec Tokyo le lancement d'un « corridor de la croissance Asie-Afrique » qui reliera la côte ouest de l'Inde à l'Afrique de l'Est. Surnommé « route de la liberté », le projet vise à concurrencer les nouvelles routes de la soie chinoises. Une série de mesures que « Pékin observe, non sans raison, comme autant d'intentions malveillantes », relève le chercheur Emmanuel Lincot (4).

 

Dans le même temps, l'Inde est l'un des membres fondateurs des Brics (avec le Brésil, la Chine et la Russie, puis l'Afrique du Sud) et participe à l'Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), deux structures incarnant la tentative par les puissances du Sud - notamment la Chine et la Russie - de contester l'ordre international sous hégémonie américaine. Non seulement New Delhi n'a pas condamné l'invasion de l'Ukraine, mais le pays a sapé le régime de sanctions imposé à Moscou par l'Europe et les États-Unis : profitant de la baisse du cours du pétrole russe liée aux mesures prises par ses adversaires, l'Inde le rachète abondamment... avant de le revendre plus cher. Notamment aux pays européens qui se sont interdit tout achat direct de pétrole russe.

 

Premier fournisseur d'armes de l'Inde, la Russie est désormais sa première source de pétrole. Les ventes d'« or noir » au pays asiatique ont ainsi représenté 15 % des recettes budgétaires fédérales russes en 2023. Interpellé par ses « partenaires » occidentaux lors de la conférence de Munich sur la sécurité (un forum consacré aux questions de sécurité internationale), le 17 février dernier, le ministre des affaires étrangères indien Subrahmanyam Jaishankar a répondu : « Si je suis assez malin pour avoir plusieurs cartes dans ma manche, vous devriez m'admirer au lieu de me critiquer (5). » Aucune mesure de rétorsion n'a toutefois été envisagée à l'encontre de New Delhi. C'est que l'Inde n'est pas la Chine...

 

Dans un livre paru en 2020, M. Jaishankar présente la politique étrangère qu'il pilote comme une forme de « multialignement » permettant à l'Inde de défendre « ses propres valeurs et ses propres convictions (6) ». La sinuosité diplomatique de son pays Âs'explique toutefois plus facilement à l'aune de deux autres toises : les recettes sonnantes et trébuchantes qu'elle engendre pour le secteur privé et l'influence dont elle contribue à doter New Delhi sur la scène internationale. Dans ce dernier domaine, M. Modi tente de rivaliser avec Pékin tout en favorisant l'émergence d'un nouveau rapport de forces entre Nord et Sud. « Le beurre et l'argent du beurre », résume la chercheuse Joanne Lin (7).

 

Il est toutefois un domaine dans lequel New Delhi ne louvoie pas : le soutien à Israël. Le 27 octobre 2023, l'Inde s'est abstenue lors d'un vote de l'Assemblée générale des Nations unies appelant à un cessez-le-feu humanitaire à Gaza : « Nous aussi sommes des victimes du terrorisme », a alors justifié M. Jaishankar (8). Un mois plus tard, au cours d'une réunion d'urgence des Brics, New Delhi a été le seul pays à refuser de condamner Tel-Aviv pour ses exactions à Gaza, une rupture avec sa longue tradition de soutien à la cause palestinienne.

 

Depuis l'établissement des relations diplomatiques entre l'Inde et Israël, en 1992, le prétexte du combat commun contre le « terrorisme islamique » les a conduits à nouer un partenariat stratégique. Au milieu des années 2000, New Delhi est devenu le premier client de l'industrie de Âl'armement israélienne. L'alliance s'est encore Ârenforcée depuis l'élection de M. Modi : formation de forces de police indiennes, Âutilisation du logiciel espion Âisraélien ÂPegasus et, plus récemment, accords pour l'envoi de Âtravailleurs indiens en Israël de façon à remplacer les ouvriers palestiniens sous-payés dont Tel-Aviv ne veut plus...

 

Mais les racines de cette alliance plongent plus profond encore. Le projet politique qu'incarne M. Modi vise à promouvoir une forme de « démocratie ethnique (9) » similaire à celle façonnée par Tel-Aviv. L'objectif ? Museler la contestation du système de castes qui émerge dans les années 1980 avant de s'imposer au monde politique indien à partir de 1990. Soit le moment précis où le mouvement nationaliste prend son envol dans une tentative de transcender les antagonismes de caste par la proclamation de l'unité hindoue (10). Cette révolution conservatrice visant à protéger l'ordre brahmanique conduit M. Modi à imiter bon nombre des politiques de Tel-Aviv : « Les lois discriminatoires sur la citoyenneté, la tentative de manipuler le ratio de population entre hindous et musulmans, la justice du bulldozer trouvent toutes des précédents en Israël », analyse le militant communiste Akash Bhattacharya (11).

 

Conduite par d'autres capitales, une telle politique susciterait l'opprobre des chancelleries du Nord. Pas lorsqu'il s'agit de Tel-Aviv, ni de New Delhi, dont Franz-Olivier Giesbert estime que toute critique reflète le « délire qui, chez nous, s'est emparé des fourriers de l'islamo-gauchisme à l'université et dans les médias qu'ils contrôlent ». L'Inde n'est pas la Chine, vous dit-on !

 

Note(s) :

(1) Lire Ingrid Therwath, « La pieuvre de l'Internationale hindoue », Le Monde diplomatique, février 2023.

(2) Sophie Landrin et Guillaume Delacroix, Dans la tête de Narendra Modi, Solin/Actes Sud, Arles, 2024.

(3) Franz-Olivier Giesbert, « Narendra Modi, l'homme qui "modifie" l'Inde », La Revue des deux mondes, Paris, novembre 2023. D'où sont tirées toutes les citations de Giesbert.

(4) Emmanuel Lincot, « Inde/Chine : le match du siècle », La Revue des deux mondes, novembre 2023.

(5) Emmanuel Derville, « Entre New Delhi et Moscou, une alliance scellée par le pétrole », Le Figaro, Paris, 23 février 2024.

(6) Subrahmanyam Jaishankar, The India Way. Strategies for an Uncertain World, ÂHarperCollins, Londres, 2020.

(7) Joanne Lin, « India and multi-alignment : Having one's cake and eating it too », Asialink, 21 février 2023.

(8) « Narendra Modi has shifted India from the Palestinians to Israel », The Economist, Londres, 2 novembre 2023.

(9) Christophe Jaffrelot, L'Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Fayard, Paris, 2019.

(10) Ibid.

(11) Akash Bhattacharya, « A disastrous friendship : The dangerous political economy of India's support for Israel », Liberation, New Delhi, 23 décembre 2023.