L’« agribashing », un élément de langage endossé par les pouvoirs publics pour un phénomène quasi introuvable
Cinq ans après leur mise en place, les observatoires de l’agribashing, chargés d’évaluer, à l’échelle des départements, les « atteintes idéologiques » au monde agricole, ont eu une activité très limitée, voire nulle, selon des documents obtenus par l’ONG ARIA.
Lors d’une manifestation d’agriculteurs devant le conseil régional d’Aquitaine, à Bordeaux, le 11 mars 2024. PHILIPPE LOPEZ / AFP
A l’automne 2019, le ministère de l’intérieur annonçait la création d’une cellule de gendarmerie baptisée Demeter, destinée à « lutter contre l’agribashing et les intrusions dans les exploitations ». Le ministère justifiait alors la création de cette cellule en évoquant une forte hausse des atteintes au monde agricole, commises en particulier par des militants écologistes ou antispécistes. Dans plusieurs départements, des observatoires de l’agribashing ont été créés dans la foulée, rassemblant les services du préfet, de la gendarmerie, du renseignement territorial, du parquet et des syndicats agricoles.
Quel a été le bilan de ces mesures ? Loin des discours qui ont légitimé, en 2019, l’ouverture de la chasse à l’agribashing, ce phénomène demeure cinq ans plus tard quasi introuvable. Tout en se situant au centre de propositions parlementaires visant à durcir la réponse pénale face aux actions des militants environnementalistes.
Pour estimer l’ampleur et la fréquence de ces « atteintes idéologiques » au monde agricole, l’organisation non-gouvernementale ARIA a requis de dix préfectures du Grand Ouest – choisies en raison de la forte concentration d’élevages dans la région – la communication des documents relatifs à l’activité des observatoires de l’agribashing placés sous leur responsabilité, au titre de la loi sur l’accès à la documentation administrative. L’organisation, spécialisée dans les enquêtes sur l’environnement et le climat, a demandé les comptes rendus de réunions de ces observatoires, et l’ensemble des notes internes les concernant, établis entre février 2020 et janvier 2024. Par retour de courrier ou par le biais de la Commission d’accès aux documents administratifs, ARIA a obtenu les informations demandées pour six préfectures, qu’elle a partagées avec Le Monde.
Les réponses obtenues sont éloquentes. Ille-et-Vilaine : « Il ne s’est rien passé sur l’observatoire de l’agribashing depuis [s]a mise en place, en 2020. (…) Aucun cas n’a été signalé. » Mayenne : « L’observatoire de l’agribashing ne s’est pas réuni durant la période concernée. » Sarthe : « Aucune réunion de l’observatoire de l’agribashing ne s’est tenue dans le département. » Finistère : « Les documents sollicités n’existent pas, aucun observatoire de l’agribashing n’ayant été mis en place dans le département. » La Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles du Finistère avait pourtant signalé, dans son rapport d’activité 2020, avoir participé au lancement d’un tel observatoire en février de cette même année.
Vols divers
La préfecture de Vendée mentionne deux réunions, en janvier 2020 et en avril 2021, mais leurs comptes rendus ne signalent aucune atteinte idéologique. En janvier 2020, 198 délits commis sur des exploitations sont identifiés, dont 140 vols divers, un vol avec violence, 34 cambriolages, 23 actes de destructions. Aucune mention de liens avec l’activisme écologiste ou antispéciste. En avril 2021, le constat n’est guère différent, le seul délit pouvant relever d’une atteinte « idéologique » est une intrusion dans une exploitation porcine, mais le compte rendu de la réunion de l’observatoire ne précise pas les motivations du prévenu. Le dispositif mis en place ne semble pas avoir été d’une grande nécessité puisque ensuite, selon la préfecture de Vendée, « l’instance ne s’est pas réunie de 2022 à 2024 ».
De même, la préfecture de Seine-Maritime relève une unique réunion, le 17 janvier 2020, pour lancer l’observatoire. Le compte rendu de celle-ci signale « le phénomène d’attaques militantes antispécistes caractérisées par des intrusions suivies de tags et la diffusion des vidéos prises lors de ces forfaits sur les réseaux sociaux, notamment les élevages de porcs ». « Des incendies sont également à déplorer », est-il par ailleurs mentionné, sans plus de détails. « Les services de renseignement sont particulièrement attentifs à l’émergence de nouveaux groupes tels que L214, ajoute la note. Le sujet de la réglementation récente relative à l’interdiction de l’utilisation de produits phytosanitaires peut également nourrir le climat d’hostilité envers les pratiques des professions agricoles. » Les seuls éléments circonstanciés d’atteintes idéologiques sont, en novembre 2018, « des vidéos tournées lors d’intrusions (…) mises en ligne sur Internet par l’association Direct Action Averywhere [sic] ainsi que le réseau “L214” » et, en octobre 2019, « des tags à caractère antispécistes réalisés sur le mur d’une exploitation agricole à Sommery ».
Le Monde a contacté les préfectures ayant fait l’objet de ces demandes d’accès aux documents, afin de recueillir leurs commentaires sur la teneur (ou l’absence) de ces documents relatifs aux observatoires de l’agribashing. Seules celles de Seine-Maritime et d’Ille-et-Vilaine ont répondu à nos sollicitations, le 25 novembre, assurant qu’elles apporteraient ultérieurement des réponses à nos questions, avant de ne plus donner suite. Les autres n’ont pas accusé réception. « A notre connaissance, seule la préfecture de la Vienne a communiqué sur le suivi des délits touchant les exploitations du département, qui compte près de 4 000 irrigants, dit de son côté Antoine Gatet, le président de France Nature Environnement (FNE). La préfecture a compté 133 plaintes en 2022 et 90 en 2023. »
Selon M. Gatet, « le détail de ce qui relèverait de l’idéologie n’est pas communiqué : les vols, les cambriolages, parfois les occupations de terrains agricoles par les gens du voyage ou les actions contre le monde de la chasse sont mêlés dans les statistiques pour donner l’illusion qu’il y a un sujet autour de l’agribashing ». Contactée, la préfecture de la Vienne n’a pas répondu au Monde.
Absence de transparence
L’opacité sur les chiffres réels de l’agribashing ne se joue pas uniquement à l’échelon départemental. Le Monde a également sollicité la gendarmerie nationale à deux reprises, afin d’obtenir un bilan des actions menées par la cellule Demeter depuis sa création, en 2019 – nombre d’enquêtes, d’interpellations, de condamnations, etc. Aucune suite n’a été donnée à ces demandes.
Cette absence de transparence remonte au lancement même de la cellule Demeter. « Lorsque le ministère de l’intérieur a annoncé la création de cette unité avec des mots catastrophistes qui donnaient l’impression que des actions militantes violentes contre les agriculteurs étaient en augmentation exponentielle, nous avons immédiatement demandé les chiffres qui fondaient un tel discours, raconte Antoine Gatet. Nous n’avons jamais reçu la moindre réponse. »
Les seules données publiques nationales sur l’ampleur du phénomène d’agribashing semblent consignées dans le rapport d’une mission d’information parlementaire présidée par le député de l’Ain Xavier Breton (LR). Publié en janvier 2021, celui-ci n’a recensé que 49 actes visant des exploitations agricoles pour des raisons idéologiques ou militantes en 2019 sur l’ensemble du territoire national – principalement des intrusions dans des élevages.
En dépit de la modestie de ces chiffres, le rapport recommandait notamment l’introduction dans le code pénal d’un délit punissant d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende « la diffamation publique commise à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de l’activité professionnelle ou des loisirs des personnes diffamées » – la référence à l’agriculture et à la chasse est transparente. Une telle mesure alignerait la diffamation des activités agricoles ou cynégétiques sur la diffamation publique à caractère raciste.
L’ONG ARIA note qu’en 2022 le président de la mission, Xavier Breton, a déposé une proposition de loi, qui n’a pas encore été examinée, reprenant ces recommandations. Le député de l’Ain a également présenté plusieurs amendements – jugés irrecevables – à la loi d’orientation agricole, votée en mai à l’Assemblée nationale, mais qui n’a pas encore été examinée par le Sénat. Contacté, M. Breton n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde.
Pour les associations de défense de l’environnement, brandir un supposé agribashing dans l’espace public a déjà produit des effets délétères. « Le recours à cet élément de langage a des effets autoréalisateurs, dit M. Gatet. Désormais, la moindre critique contre certaines pratiques est perçue comme une critique de l’agriculture et des agriculteurs en général. » Avec, parfois, le risque de renversement des torts.
M. Gatet cite en exemple une plainte formulée à la gendarmerie par un agriculteur contre un naturaliste, présent sur le terrain de l’exploitant. « Ce naturaliste travaillait pour une de nos associations et était missionné par la Dreal [Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement], raconte le président de FNE. Il avait constaté par hasard, à l’occasion du suivi d’un cours d’eau, le drainage agricole illégal d’une zone humide sur la parcelle en question. »
Antoine Albertini et Stéphane Foucart