Pantouflage : la grande transhumance vers le privé des conseillers du quinquennat d’Emmanuel Macron
Près d’une centaine de conseillers ministériels ont rejoint le secteur privé depuis la réélection d’Emmanuel Macron. Une pratique légale, qui nourrit toutefois les soupçons de conflits d’intérêts.
La nouvelle lobbyiste d’Intercéréales, Marine Imbault, a elle aussi l’interdiction de solliciter le ministre de l’agriculture ;Gabrielle Sallé et Dorothée Rouzet, propulsées cadres dirigeantes chez BNP Paribas et Citigroup, doivent s’abstenir de tout contact avec le ministre des finances ;Stanislas Reizine ne peut plus parler à la première ministre Elisabeth Borne depuis qu’il est vice-président de Suez, le géant de l’eau et des déchets ;Alice Lefort n’a le droit d’entreprendre aucune démarche auprès des fonctionnaires du ministère des transports, alors qu’elle est responsable de la stratégie du groupe de transport Transdev.
Du public au privé, il n’y a parfois qu’un pas. Que de nombreuses chevilles ouvrières du premier quinquennat d’Emmanuel Macron ont franchi ces derniers mois en rejoignant de grandes entreprises, des cabinets de conseil ou des lobbys industriels.
Les remaniements gouvernementaux qui ont suivi la réélection du président ont poussé plus de 15 % des collaborateurs ministériels à gagner le secteur privé. Au total, au moins 91 d’entre eux y évoluent aujourd’hui, selon un décompte du Monde comprenant les 602 conseillers en poste en janvier 2022. La majorité de ces mouvements peuvent être qualifiés de « pantouflages », puisqu’ils concernent des collaborateurs issus d’une carrière dans le public.
De précieux lobbyistes
Parfaitement légal, le pantouflage des agents publics n’en suscite pas moins des débats déontologiques récurrents sur fond de soupçons de conflit d’intérêts. Tel conseiller a-t-il été recruté par cette entreprise en rétribution d’une décision favorable prise dans le cadre de ses fonctions ? Tel ex-collaborateur parti dans le privé va-t-il utiliser son carnet d’adresses pour obtenir des faveurs du gouvernement ?
Auprès des intéressés, la question agace. « On nous diabolise, mais la vie en cabinet ne dure qu’un temps : il est normal de pouvoir poursuivre sa carrière ailleurs », argue une ex-conseillère pantoufleuse sous couvert d’anonymat. Comme elle, beaucoup revendiquent la capacité de séparer strictement intérêts du public et du privé. « Ce que je fais aujourd’hui n’a rien à voir avec mes fonctions en cabinet », assure-t-elle. Ce dont il est permis de douter pour certains anciens conseillers, recrutés précisément pour leur carnet d’adresses et leur influence, réelle ou supposée.
Ainsi, au cours des derniers mois, les lobbys des producteurs de pesticides, des brasseurs, des sodas, des producteurs céréaliers et des transports publics ont tous pioché dans les cabinets ministériels macroniens pour renouveler leurs états-majors. Or, ces organisations ont pour mission prioritaire d’influencer les décideurs publics dans le sens de leurs intérêts. Et elles raffolent de ces profils rompus au fonctionnement des ministères.
Situations kafkaïennes
Chacun de ces pantouflages a été contrôlé par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Après avoir vérifié que ces ex-conseillers n’avaient pas pris par le passé de décision en lien avec leur futur employeur, l’institution, chargée de veiller à la probité des agents publics, a donné son feu vert. Elle leur a toutefois demandé de s’abstenir de tout lobbying auprès de leurs anciens collègues du gouvernement pendant trois ans, pour éviter les conflits d’intérêts.
« Cette réserve est très artificielle, car ils disposent toujours des réseaux et des réflexes acquis en cabinet, et rien ne leur empêche de partager leur carnet d’adresses avec leurs nouveaux collègues », relève le juriste Jean-François Kerléo, membre de l’Observatoire de l’éthique publique.
Outre qu’elles sont difficiles à contrôler dans la pratique pour une HATVP aux moyens modestes, ces réserves placent certains pantoufleurs dans des situations kafkaïennes. Lobbyiste en chef de Phyteis, qui représente les producteurs de pesticides, Eléonore Leprettre a par exemple l’interdiction de contacter le ministre de l’agriculture Marc Fesneau et sa cheffe de cabinet, avec qui elle a travaillé lors du précédent quinquennat. Un obstacle pour Phyteis, qui cherche à peser sur plusieurs législations concernant le domaine agricole, parmi lesquelles le futur règlement européen sur l’utilisation des pesticides ? « Non, assure Mme Leprettre. Je m’abstiens de leur parler, mais je peux m’adresser au reste du cabinet. »
Son cas n’est pas isolé :
La nouvelle lobbyiste d’Intercéréales, Marine Imbault, a elle aussi l’interdiction de solliciter le ministre de l’agriculture ;Gabrielle Sallé et Dorothée Rouzet, propulsées cadres dirigeantes chez BNP Paribas et Citigroup, doivent s’abstenir de tout contact avec le ministre des finances ;Stanislas Reizine ne peut plus parler à la première ministre Elisabeth Borne depuis qu’il est vice-président de Suez, le géant de l’eau et des déchets ;Alice Lefort n’a le droit d’entreprendre aucune démarche auprès des fonctionnaires du ministère des transports, alors qu’elle est responsable de la stratégie du groupe de transport Transdev.
La HATVP s’est montrée moins tolérante avec Grégory Emery : en 2021, elle a empêché cet ex-conseiller du ministre de la santé de devenir lobbyiste du groupe d’Ehpad Korian, jugeant « qu’aucune réserve n’était susceptible de prévenir le risque de mise en cause (…) de la neutralité » du ministère de la santé. Une décision extrêmement rare, puisque l’institution bloque à peine une dizaine de pantouflages chaque année. « La HATVP ne cherche pas à limiter la circulation public-privé, mais à organiser son bon fonctionnement, en identifiant seulement les cas pathologiques les plus problématiques, relève le sociologue Antoine Vauchez. Mais en raisonnant au cas par cas, elle court le risque de ne pas voir l’effet de système. »
Ruée vers les cabinets de conseil
« Le problème n’est pas tant pas la corruption des individus, qui est très rare, mais l’interpénétration du public et du privé », abonde le politologue Luc Rouban. De fait, de nombreux collaborateurs ministériels se sont reconvertis dans les cabinets de conseil, de communication ou de lobbying, souvent étroitement liés aux affaires de l’Etat. Pour bâtir son « pôle influence », TBWA\Corporate a par exemple choisi Edouard Montchamp, ancien conseiller d’Olivier Véran, désormais porte-parole du gouvernement. Le cabinet de conseil Capgemini Invent a recruté Fabien Meuris, ex-conseiller jeunesse et sports de l’ancien premier ministre Jean Castex, pour développer sa branche « services publics », qui signe régulièrement de gros contrats avec l’Etat.
Si aucun conseiller macronien n’a rejoint le cabinet McKinsey, déclencheur et symbole de la polémique sur les cabinets de conseil, plusieurs grands groupes vivant de contrats publics ont débauché des « ex » de « cabs ». Mayada Boulos, qui assurait la communication de Jean Castex, copréside désormais la branche française d’Havas, une agence de communication truffée d’anciens collaborateurs ministériels, qui décroche régulièrement des marchés avec l’Etat. Publicis Consultants, qui postule tous les quatre ans au méga-marché de communication du gouvernement, a recruté pas moins de cinq anciens conseillers d’Emmanuel Macron et de Gérald Darmanin (ministre de l’intérieur et ancien ministre des comptes publics) à des postes de responsabilité. FGS Global s’est attaché les services de Sylvain Fort, l’ancienne plume d’Emmanuel Macron, pour développer son activité française. « Cela interroge sur la capacité de l’Etat à se protéger contre ses anciens agents, qui peuvent le pousser à poursuivre le processus d’externalisation croissante en vendant leur expertise acquise dans le public », pointe Jean-François Kerléo.
Certains poids lourds des cabinets pratiquent aussi le conseil en freelance, à l’image de Benoît Ribadeau-Dumas, qui fut le directeur de cabinet du premier ministre Edouard Philippe. En parallèle de son poste dans le fonds d’investissement Exor, le conseiller d’Etat prodigue ses conseils par le biais d’une microentreprise, BRD Conseil, dont on ignore les clients et le chiffre d’affaires, puisqu’elle ne publie pas ses comptes. Tout juste sait-on que la HATVP lui a défendu d’utiliser tout « renseignement non public dont il aurait eu connaissance du fait de ses anciennes fonctions », et l’a invité à « faire preuve de prudence dans le choix de ses clients », en évitant les entreprises qu’il avait côtoyées à Matignon.
« Repéré lors d’une réunion de travail »
L’avertissement n’est pas anodin, puisque le code pénal punit de trois ans de prison et 200 000 euros d’amende les agents publics qui travaillent pour une entreprise qu’ils avaient contrôlée dans le cadre de leurs fonctions passées. Ce « délit de pantouflage », invoqué extrêmement rarement, a motivé l’ouverture en 2019 d’une enquête judiciaire contre Hugh Bailey, le directeur General Electric France, soupçonné d’avoir aidé l’entreprise lorsqu’il était encore conseiller à Bercy.
« Si vous avez supervisé l’octroi de subventions, par exemple, mieux vaut éviter les secteurs couverts par votre ministère, car vous êtes potentiellement en conflit avec toutes les entreprises qui ont été aidées », relève un ex-collaborateur. Or, ce sont justement les secteurs les plus concernés par la régulation et les aides publiques qui raffolent des anciens conseillers, capables de les aider à naviguer dans un environnement complexe. « La relance de l’investissement public, avec les plans d’investissement post-Covid, a renforcé l’attrait pour ces profils, observe Antoine Vauchez. Connaître le régulateur est souvent un point fort dans un CV. »
Les pantouflages des conseillers de l’ex-ministre des transports Jean-Baptiste Djebbari, vers la compagnie aérienne Air France, le transporteur maritime CMA CGM et les groupes d’ingénierie automobile Segula et Faurecia sont à cet égard éloquents. Une des collaboratrices de M. Djebbari l’a également suivi chez Hopium, la start-up de voitures à hydrogène dont il a pris la présidence.
Mais le phénomène touche aussi les autres ministères. Marie Lhermelin est passée du ministère de la culture au groupe de médias et télécommunications Altice, Arnaud Anantharaman du ministère du logement au promoteur immobilier Coffim et Lucie Muniesa du commerce extérieur à Paprec, un géant de la gestion des déchets. Philippe Englebert, conseiller « services financiers » à l’Elysée, a rejoint la banque Lazard. Quant à Norbert Nabet, il conseille désormais Ziwig, une start-up proposant des tests d’endométriose, alors qu’il avait travaillé quelques mois plus tôt sur la stratégie gouvernementale de lutte contre l’endométriose, en tant que conseiller santé publique d’Olivier Véran.
Comme lui, un tiers des collaborateurs ne font que revenir dans le secteur où ils évoluaient auparavant. « C’est la conséquence logique de 2017, où les cabinets ont débauché un grand nombre de conseillers dans le privé, suivant la logique du macronisme », remarque Luc Rouban. Mais le passage en cabinet a aussi constitué pour beaucoup un accélérateur de carrière, grâce au carnet d’adresses qu’ils y ont constitué. Ce qu’un « ex » reconnaît sans ambages à propos de l’entreprise pour laquelle il travaille désormais : « Ils m’ont repéré lors d’une réunion de travail et m’ont proposé de travailler pour eux. Comme c’est une super boîte, j’ai accepté. »
A l’inverse, Fabien Meuris, l’ancien conseiller de Matignon, jure n’avoir « jamais eu de contact avec Capgemini » avant de se soumettre à un « processus de recrutement classique » pour assouvir son « envie d’explorer l’univers du digital ». Oubliant de préciser qu’il connaissait bien le vice-président exécutif de Capgemini Invent, Etienne Grass, côtoyé au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem (2014) et à Sciences Po, où ils ont enseigné ensemble.
Derrière les « success stories », plusieurs collaborateurs embauchés sous le statut de contractuels insistent toutefois sur la difficulté de la reconversion, parfois compliquée par les règles de la HATVP. « Beaucoup de collaborateurs de Matignon se sont retrouvés en galère alors qu’ils avaient le CV parfait, parce qu’ils se retrouvaient en conflit d’intérêts potentiel sur plein de secteurs », raconte un « ex », avant de s’interroger : « Si on nous interdit de pantoufler, quelle est la perspective pour nous, à part devenir fonctionnaires ? »
Cet article est paru dans Le Monde (site web)
Mis à jour : 2023-01-06 17:18 UTC +0100
La nouvelle lobbyiste d’Intercéréales, Marine Imbault, a elle aussi l’interdiction de solliciter le ministre de l’agriculture ;Gabrielle Sallé et Dorothée Rouzet, propulsées cadres dirigeantes chez BNP Paribas et Citigroup, doivent s’abstenir de tout contact avec le ministre des finances ;Stanislas Reizine ne peut plus parler à la première ministre Elisabeth Borne depuis qu’il est vice-président de Suez, le géant de l’eau et des déchets ;Alice Lefort n’a le droit d’entreprendre aucune démarche auprès des fonctionnaires du ministère des transports, alors qu’elle est responsable de la stratégie du groupe de transport Transdev.