L’Afrique de l’Ouest, au cœur des réseaux de financement du Hezbollah
Grâce à l’importante communauté libanaise installée en Côte d’Ivoire ou en Guinée, le mouvement chiite dispose d’une base solide pour récolter des fonds. Le « Parti de Dieu » s’appuie notamment sur un système mafieux, utilisant le blanchiment de l’argent de la drogue.
La mosquée Al-Mahdi, point de ralliement de la communauté chiite libanaise, dans le quartier de Marcory, à Abidjan (Côte d’Ivoire), en juin 2021. MTCURADO / GETTY IMAGES
A Abidjan, le quartier de Marcory a entamé un deuil discret après la mort du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, tué dans une frappe israélienne vendredi 27 septembre. Dans ce fief de la diaspora libanaise en Côte d’Ivoire, à 5 000 kilomètres de Beyrouth, quelques commerces sont restés fermés, ainsi que la grande mosquée chiite Al-Mahdi.
« Nous sommes forcément tristes en observant ce qui se passe au Liban », confie pudiquement Elie, un entrepreneur ivoiro-libanais. Tout comme avec les près de 100 000 Libanais vivant dans le pays – dont 80 % sont musulmans chiites –, évoquer le Hezbollah crispe et conduit au mutisme.
Dans ce quartier surnommé le « petit Beyrouth », personne ne se risque à parler du « Parti de Dieu » et de son influence. Pourtant, son ombre plane. La plupart des chiites libanais en Côte d’Ivoire, et plus largement en Afrique de l’Ouest, contribuent indirectement à l’effort de guerre du Hezbollah au Proche-Orient à travers la « zakat », une taxe informelle.
En parallèle de ces contributions volontaires, un entrepreneur d’origine chrétienne maronite installé au Cameroun expliquait il y a quelques années l’existence d’un racket institutionnalisé sur l’ensemble de la diaspora libanaise. « Si tu ne payes pas, tu es exclu de toutes les cérémonies » relatait-il sous couvert d’anonymat.
Aucun montant n’est connu tant le réseau est vaste et opaque. Devenu un Etat dans l’Etat au Liban, l’organisation a bâti une économie parallèle qui s’appuie sur un vaste réseau de blanchiment d’argent lié au trafic de drogue, de diamants, de bois et d’armes en Amérique du Sud et en Afrique de l’Ouest, bénéficiant au passage de la complicité de sa diaspora.
Contrebande et narcotrafic
Historiquement soutenu et financé par l’Iran, le Hezbollah tire 30 % de ses revenus d’activités mafieuses, selon les chiffres de la Fondation pour la défense des démocraties (FDD), un think tank néoconservateur américain. « La contrebande et le blanchiment d’argent sont difficiles à estimer mais dépassent probablement les 300 millions de dollars par an », précise Emanuele Ottolenghi, expert du Hezbollah au sein du FDD.
L’Amérique du Sud est une source de revenus à travers le narcotrafic quand « l’Afrique de l’Ouest joue le rôle de point de transit où la large communauté libanaise, bien implantée dans le milieu des affaires et influente dans les cercles politiques, aide à la logistique du blanchiment d’argent puis des transferts de fonds vers le Liban », note l’expert. Les réseaux du Hezbollah sont proches des cartels colombiens et mexicains, dont ils « lavent » une partie des revenus en Afrique.
La méthode est ancienne : « La cocaïne était expédiée d’Amérique du Sud en Afrique, vendue en Afrique, en Europe et au Moyen-Orient ; l’argent liquide était ensuite ramené à Beyrouth et placé dans des bureaux de change ; puis, par l’intermédiaire d’une banque, l’argent était envoyé pour acheter des voitures d’occasion à des sociétés américaines ; les voitures étaient envoyées en Afrique pour être revendues ; une grande partie de ces bénéfices allait au Hezbollah », détaillait devant la Chambre des représentants l’enquêteur Derek Maltz, de l’agence fédérale américaine chargée de lutter contre le trafic et la distribution de drogues, en 2017.
L’enquêteur décrit le « système Joumaa », du nom de l’homme d’affaires Ayman Joumaa, placé, en 2011, sur la liste noire du Trésor américain – qui classe le Hezbollah comme une organisation terroriste – pour avoir participé au financement de la milice en ayant « coordonné le transport, la distribution et la vente de cargaisons de plusieurs tonnes de cocaïne ». Ayman Joumaa aurait ainsi blanchi 850 millions de dollars par le biais de sociétés de transport installées au Liban, en Jordanie, au Bénin et au Nigeria.
Recycler l’argent sale
Ce modus operandi a été utilisé à plusieurs reprises. Un réseau parallèle était dirigé – jusqu’à son arrestation en 2016 – par Hassan Mansour, un entrepreneur libano-canadien qui a eu recours aux mêmes méthodes d’import-export de véhicules en Afrique de l’Ouest pour recycler l’argent de la drogue. Détail non négligeable, l’homme d’affaires se trouve également être un membre – par alliance – de la famille de Nabih Berri, l’indéboulonnable président de la Chambre des députés au Liban depuis 1992, chef du parti Amal, allié du Hezbollah, qui est né en Sierra Leone.
Si le trafic de stupéfiants représente une source de recettes considérable, le mouvement chiite a diversifié ses rentrées d’argent en provenance du continent. En avril 2023, le Trésor américain a identifié cinquante-deux personnes détentrices de sociétés-écrans en Afrique du Sud, en Angola, en Côte d’Ivoire et en République démocratique du Congo (RDC), liées à un réseau de blanchiment orchestré par le collectionneur et diamantaire libanais Nazem Said Ahmed.
Ce dernier, installé à Beyrouth, a pignon sur rue dans plusieurs métropoles africaines, comme à Abidjan où il possède sa galerie d’art Dida. Il est considéré par l’administration américaine depuis 2019 comme « un terroriste ayant fourni un soutien matériel au Hezbollah […] et fourni des fonds personnellement à Hassan Nasrallah » à travers le trafic de diamants, de pierres précieuses et d’œuvres d’art. Des activités qui lui auraient rapporté environ 440 millions de dollars entre 2020 et 2022.
Son nom apparaît par ailleurs dans les fichiers de la « banque » du Hezbollah, Al-Qard al-Hassan, piratés et rendus publics en 2020. « Sur cette liste figure un grand nombre d’hommes d’affaires libanais établis en Afrique de l’Ouest », indique Emanuele Ottolenghi, qui cite notamment l’imam de la mosquée Al-Mahdi d’Abidjan.
« Le clan Tajeddine »
Dans le golfe de Guinée, l’élite économique libanaise chiite est en pointe dans le secteur de l’import-export (automobile, agro-industriel, fret maritime) et possède de nombreuses sociétés de change. Autant de paravents pour le transfert de fonds informels, la « hawala », l’un des circuits privilégiés du financement du « Parti de Dieu » au Liban.
A ce titre, deux hommes d’affaires basés en Guinée, Ali Saade et Ibrahim Taher, ont été sanctionnés par Washington en 2022. Les Etats-Unis les accusent d’avoir perfectionné un système de transferts financiers et d’acheminement d’argent liquide depuis Conakry jusqu’à des comptes appartenant au Hezbollah, « en utilisant un statut de consul honoraire du Liban en Côte d’Ivoire pour voyager sans subir de contrôles », révèle l’administration américaine.
Toujours selon le Trésor américain, MM. Saade et Taher feraient partie du « clan Tajeddine ». Immigré en Sierra Leone dans les années 1970 avant de faire fortune dans le commerce du bois en RDC, Kassem Tajeddine a été désigné comme un « important contributeur financier » du Hezbollah et placé sous sanctions par les Etats-Unis en 2009. D’après les révélations de l’enquête « Congo Hold-up », l’homme d’affaires les a depuis aisément contournées, versant notamment 88 millions de dollars entre 2013 et 2017 via une nébuleuse d’entreprises en lien avec une société-écran propriété de la famille Kabila, l’ancien président congolais.
Corruption des élites africaines
S’il est sophistiqué, le système de détournement de fonds à destination du mouvement chiite est aussi rendu possible par la corruption des élites locales. « Les Libanais savent très bien acheter leur privilège », juge Dola Traoré, enseignant-chercheur ivoirien en relations internationales à l’université Houphouët-Boigny d’Abidjan.
En Gambie, l’homme d’affaires libanais Mohammad Bazzi s’est retrouvé sur la liste noire du Trésor américain pour avoir financé le « Parti de Dieu » alors même qu’il était l’associé de l’ancien président Yahya Jammeh du temps de sa présidence. « Tout le monde sait mais personne n’en parle. C’est une communauté historiquement protégée par les différents régimes politiques ivoiriens [… ], y compris par le premier président ivoirien Félix Houphouët-Boigny », ajoute le chercheur.
Après les récentes opérations israéliennes menées au Liban, le spectaculaire affaiblissement du Hezbollah aura-t-il des répercussions sur ses réseaux financiers en Afrique ? « La mort de Nasrallah ne va pas réduire le financement », tranche Dola Traoré, selon qui la diaspora restera mobilisée. Cependant, « la mort de beaucoup de ses commandants déstabilise fortement le Hezbollah », indique Matthew Levitt, expert à l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient. « Cela peut porter un coup à ses réseaux en Afrique à court terme, car les circuits traditionnels sont perturbés », précise-t-il.
En Afrique de l’Ouest, certains s’en félicitent déjà. A Abidjan, un homme d’affaires libanais de confession chrétienne confie ainsi : « On ne peut jamais se féliciter de bombardements mais si le Hezbollah, qui a semé la guerre, comprend qu’il n’a pas de droit divin sur le Liban, ce sera déjà positif. »
Noé Hochet-Bodin, Arnaud Deux et Cyril Bensimon
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VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Dans les Pyrénées, l’adieu aux glaciers : « Ils ne seront plus là d’ici une dizaine d’années »
Par Audrey Garric (Glacier des Oulettes de Gaube [Hautes-Pyrénées], envoyée spéciale) Publié aujourd’hui à 05h15, modifié à 18h05Temps de Lecture 7 min.
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ReportageLes dix-sept derniers glaciers du massif devraient disparaître, d’ici une dizaine d’années, sous l’effet du réchauffement climatique. Leur superficie a déjà été réduite de 93 % depuis le milieu du XIXᵉ siècle, un indicateur d’un bouleversement plus large des écosystèmes.
Au pied d’un majestueux cirque de roches des Hautes-Pyrénées, le glacier des Oulettes de Gaube n’est plus que l’ombre de lui-même. L’été 2022 lui a porté un coup fatal, le lacérant en deux. Désormais, la partie inférieure est recouverte d’un manteau de cailloux masquant la glace. Il faut progresser sur la masse noire pour entrapercevoir un reflet bleuté, dans une faille d’où s’échappe de l’air frais. La partie supérieure, posée sur une barre rocheuse, est morcelée. De temps en temps, en cette journée de la mi-septembre, un sérac dévale la pente, dans un grondement sourd. L’ancien géant blanc est à l’agonie, à l’image de l’ensemble des dix-sept glaciers des Pyrénées.
<img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/6720/4480/630/0/75/0/19292d4_1727881616730-vn20240919-glacier-des-oulettes-114.jpg" alt="Pierre René, glaciologue, examine une fracture à la surface de la partie basse du glacier des Oulettes de Gaube, le 19 septembre 2024."> Pierre René, glaciologue, examine une fracture à la surface de la partie basse du glacier des Oulettes de Gaube, le 19 septembre 2024. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
« Il vit ses dernières années, quoi que l’on fasse », souffle Pierre René, glaciologue et accompagnateur en montagne, au cours d’une sortie scientifique. Avec l’association Moraine, qu’il a créée, il suit, depuis 2002, l’évolution des onze derniers glaciers côté français – six subsistent encore du côté espagnol. Il ne se lasse pas d’admirer ce qu’il considère comme « l’une des vues les plus mythiques » du massif : les Oulettes, surplombées par l’emblématique Vignemale, le plus haut sommet côté français (3 298 mètres).
Impossible de ne pas ressentir un vertige face à ces colosses à la puissance et à la fragilité extrêmes. Des monstres qui ont façonné le paysage au cours de dizaines de milliers d’années et qui se délitent en quelques décennies sous l’effet des activités humaines. « La montagne perd son identité en raison du changement climatique », se désole-t-il.
Pierre René montre des photos du passé, témoins d’une grandeur glaciaire perdue. Sur un cliché de 1892, le glacier des Oulettes de Gaube occupe tout le cirque, rejoignant son voisin, le Petit Vignemale. Désormais, ce dernier, suspendu à la falaise, est également coupé en deux, occupant moins de 2 hectares, une superficie au-dessous de laquelle Pierre René considère un glacier comme mort. Le glacier des Oulettes, quant à lui, ne mesure plus que 5,5 hectares au total, contre 30 hectares à la fin du XIXe siècle – bien loin des géants alpins, estimés en kilomètres carrés et non en hectares.
<img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/6720/4480/630/0/75/0/d59823e_1727877313119-vn20240919-glacier-des-oulettes-040.jpg" alt="Le glaciologue Pierre René, face au glacier des Oulettes de Gaube, tient à la main une photo prise en 1904. "> Le glaciologue Pierre René, face au glacier des Oulettes de Gaube, tient à la main une photo prise en 1904. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Avec un front situé à 2 280 mètres d’altitude, c’est le plus bas des Pyrénées. S’il a pu survivre, ce n’est qu’en raison de la topographie : logé sur la face nord du Vignemale et protégé par l’imposante muraille, il est très peu exposé au soleil. Cette vaste paroi forme également un entonnoir qui permet l’accumulation de neige sur le glacier tout au long de l’hiver. Des apports malgré tout insuffisants pour compenser la fonte. Les températures ont augmenté de 1,7 °C en moyenne dans les Pyrénées depuis 1880, une hausse plus rapide qu’à l’échelle planétaire.
A l’aval du glacier, la succession de moraines (des tas de roches) raconte la disparition du glacier. 1850, 1890, 1920, 1980… elles permettent de mesurer le rythme de retrait, entre périodes de relative abondance et décrochements brutaux. « Le glacier est comme un tapis roulant. Quand il est à l’équilibre, son front est stationnaire. La glace qui s’écoule charrie et accumule des rochers toujours au même endroit, ce qui forme une moraine, explique Pierre René. A l’inverse, quand le glacier perd plus de glace qu’il n’en forme, il régresse et lâche des rochers de manière anarchique. »
<img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/5760/3840/1920/0/75/0/7f1a5db_1727897628291-vn20240919-glacier-des-oulettes-145.jpg" alt="Pierre René, devant les séracs de glace sur la partie haute du glacier des Oulettes de Gaube, sur la face nord du massif du Vignemale, le 19 septembre 2024. "> Pierre René, devant les séracs de glace sur la partie haute du glacier des Oulettes de Gaube, sur la face nord du massif du Vignemale, le 19 septembre 2024. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Depuis plus d’un siècle, le déclin est majeur : en 1850, les Pyrénées comptaient cent glaciers, totalisant 23 kilomètres carrés de glace. En 2000, ils n’étaient plus que 44 (couvrant 5 kilomètres carrés), avant de chuter à 17 aujourd’hui (pour environ 1,6 kilomètre carré). Dit autrement, leur superficie a été réduite de 93 % depuis le milieu du XIXe siècle, dont 78 % sur les vingt-quatre dernières années. « On a perdu plus d’un glacier par an depuis vingt ans », résume Pierre René.
Même le glacier d’Ossoue, le plus grand et le plus haut côté français, avec ses 24 hectares à 3 200 mètres d’altitude, disparaît à vue d’œil. En 2023, lors d’un « été catastrophique », il s’est délesté de 5 mètres d’épaisseur, un « record de fonte », affirme Pierre René. L’été 2024 a offert un maigre répit : lors du bilan de masse, qui sera établi en octobre, le glacier ne devrait perdre « que » 2 mètres, dans la moyenne des vingt-deux dernières années, grâce à un apport de neige supérieur à la moyenne et des chaleurs moins extrêmes. « Mais il ne tiendra pas longtemps, puisqu’il est situé sur un plateau au soleil toute la journée, précise le scientifique. Pas protégé, il est le plus fidèle reflet du climat local. »
« Il restera des morceaux de glace »
Quand les glaciers pyrénéens rendront-ils leur dernier souffle ? « On estime qu’ils ne seront plus là d’ici une dizaine d’années, autour de 2035 ou 2040. Après, il restera des morceaux de glace, mais plus de glaciers en mouvement », répond Juan Ignacio Lopez Moreno, géographe à l’Institut pyrénéen d’écologie, qui les suit côté espagnol. « On observe une accélération de leur retrait. Il y a seulement dix ans, on pensait encore qu’ils allaient tenir jusqu’au milieu du XXIe siècle », explique-t-il.
<img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/6720/4480/630/0/75/0/dbeda20_1727879765341-vn20240919-glacier-des-oulettes-159.jpg" alt="Pierre René explique la formation des glaciers à des collégiens des Hautes-Pyrénées, au refuge des Oulettes de Gaube, le 19 septembre 2024."> Pierre René explique la formation des glaciers à des collégiens des Hautes-Pyrénées, au refuge des Oulettes de Gaube, le 19 septembre 2024. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE » <img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/6720/4480/630/0/75/0/837d4f3_1727879764128-vn20240919-glacier-des-oulettes-080.jpg" alt="Nadine Sauter (à gauche) et Ludovic Olicard (deuxième à gauche), chargés de conservation au Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées, Pierre René (au centre), glaciologue, et Fabien Anthelme (à droite), écologue à l’Institut de recherche pour le développement, au pied du massif du Vignemale, le 19 septembre 2024."> Nadine Sauter (à gauche) et Ludovic Olicard (deuxième à gauche), chargés de conservation au Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées, Pierre René (au centre), glaciologue, et Fabien Anthelme (à droite), écologue à l’Institut de recherche pour le développement, au pied du massif du Vignemale, le 19 septembre 2024. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Originaire des Pyrénées-Orientales, Pierre René se rend désormais une ou deux fois par an dans les Alpes pour se « ressourcer » et s’adonner à ce qu’il nomme une « orgie glaciaire ». Il grimpe au sommet du mont Blanc par les « voies faciles », fidèle à l’esprit « pyrénéiste », qui privilégie la contemplation à l’exploit sportif. Une vision romantique incarnée par le comte Henry Russell, un explorateur franco-britannique du XIXe siècle amoureux des Pyrénées. Il fit creuser sept grottes sur les flancs du Vignemale, où il passa cent cinquante nuits pour admirer les géants blancs, qu’il considérait comme des « êtres vivants ». Le front, la langue, les entrailles : ce vocabulaire attribué aux glaciers les personnifie, remarque également Pierre René, qui appelle à les « honorer » avant que cela ne soit plus possible.
Au refuge des Oulettes de Gaube, à 2 150 mètres d’altitude, le glaciologue sensibilise une classe de 6e du collège de Pierrefitte-Nestalas (Hautes-Pyrénées), arrivée après une petite journée d’ascension en compagnie d’isards et de marmottes. « Cela m’énerve et cela me fait de le peine de voir le glacier dans cet état. C’est la faute des humains », déclare Lola, 10 ans.
« Des blocs tombent tous les jours »
Les fenêtres de l’établissement s’ouvrent sur la débâcle glaciaire. « Le retrait du glacier est impressionnant. Cela craque souvent et des blocs tombent tous les jours », témoigne Aurore Meyer, l’une des deux gardiennes, qui y vit la moitié de l’année depuis sept ans. Cet été, elle a découragé les randonneurs de se rendre au pied des Oulettes, pour des raisons de sécurité.
<img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/6720/4480/1920/0/75/0/aa7f1e8_1727879765730-vn20240919-glacier-des-oulettes-177.jpg" alt="Sur les rives du lac de Gaube, le 19 septembre 2024."> Sur les rives du lac de Gaube, le 19 septembre 2024. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Sans les glaciers, marchepieds pour accéder aux cimes, les itinéraires des alpinistes se corsent. « Les faces nord et sud du Vignemale sont plus techniques. Depuis les années 1990, il faut escalader 30 mètres de plus pour arriver au premier relais », explique Jean-Louis Lechêne, un guide de haute montagne de 77 ans installé à Cauterets, qui, en soixante ans et six mille courses, a observé les glaciers devenir exsangues. Les risques sont toutefois moindres que dans les Alpes. Quelques lacs se sont formés, mais ils ne risquent pas de se vider brutalement. Et les éboulements rocheux se multiplient loin des habitations et des infrastructures.
L’état des glaciers, marqueur le plus visible du réchauffement climatique, constitue un indicateur d’un bouleversement bien plus large des milieux. Dans les Pyrénées, leur fonte n’a pas d’impact significatif sur la ressource en eau, étant donné leur petite taille. Elle s’inscrit, en revanche, dans une tendance générale à la diminution de la quantité d’eau et de sa qualité, « en raison d’un enneigement moins important et de périodes de sécheresse plus longues », explique Melina Roth, la directrice du parc national des Pyrénées.
De quoi pousser à une réflexion sur une gestion durable de la ressource, entre les usages domestiques, le pastoralisme, la production énergétique et les stations de ski – la chaîne montagneuse en compte trente-huit pour près de 2 200 kilomètres de pistes. Fin 2021, la Communauté de travail des Pyrénées a adopté une stratégie pyrénéenne pour le changement climatique, comprenant quatre-vingt-neuf actions pour rendre le massif « résilient » au réchauffement en 2050, notamment en préservant l’eau et les habitats des espèces les plus vulnérables.
<img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/6720/4480/630/0/75/0/a7802a7_1727879751027-2-vn20240919-glacier-des-oulettes-011.jpg" alt="Tristan Charles-Dominique, écologue au CNRS, évalue l’âge d’un pin à crochets sur le GR10 avec Ludovic Olicard, chargé de conservation au Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées, le 19 septembre 2024."> Tristan Charles-Dominique, écologue au CNRS, évalue l’âge d’un pin à crochets sur le GR10 avec Ludovic Olicard, chargé de conservation au Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées, le 19 septembre 2024. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Aigles royaux, vautours, grands tétras, saules nains… Les Pyrénées abritent une riche biodiversité qui risque d’être affectée par la hausse des températures et la baisse de l’enneigement. Depuis 2021, le parc national des Pyrénées suit le lézard de Bonnal, une espèce endémique inféodée à des milieux frais, généralement au-dessus de 2 000 mètres. « Nous étudions l’évolution de ses effectifs et de son aire de répartition, et la concurrence avec le lézard des murailles, dont on observe la remontée en altitude du fait du réchauffement », illustre Pierre Lapenu, adjoint au chef de service connaissance et gestion des patrimoines du parc.
La naissance de nouveaux milieux
Les forêts, qui couvrent plus de la moitié du massif, subissent également de plein fouet un dérèglement climatique bien plus rapide que leur capacité d’adaptation. « La chaleur et les sécheresses favorisent les ravageurs, qui affaiblissent les arbres et peuvent finir par les tuer », affirme Sébastien Chauvin, directeur du programme Forespir, un groupement d’acteurs forestiers français, espagnols et andorrans. Sous l’effet d’une « méditerranéisation du climat pyrénéen », explique-t-il, de nombreux feuillus enregistrent une perte « anormale » de feuilles, tandis que les débourrements (les apparitions de bourgeons) des sapins pectinés ont gagné quatorze jours sur le calendrier en dix ans.
<img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/5760/3840/630/0/75/0/3bddbf0_1727880790763-vn20240919-glacier-des-oulettes-057.jpg" alt="Génépi laineux (« Artemisia eriantha ») en aval du glacier des Oulettes de Gaube, le 19 septembre 2024"> Génépi laineux (« Artemisia eriantha ») en aval du glacier des Oulettes de Gaube, le 19 septembre 2024 VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE » <img src="https://img.lemde.fr/2024/10/02/0/0/6720/4480/630/0/75/0/a9ef5ca_1727883082514-vn20240919-glacier-des-oulettes-085.jpg" alt="Ludovic Olicard (à gauche) et Nadine Sauter (au centre), chargés de conservation au Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées, et Fabien Anthelme (à droite), écologue à l&#039;Institut de recherche pour le développement, observent une fougère dans une plante « nurse » sur une moraine au pied du massif du Vignemale."> Ludovic Olicard (à gauche) et Nadine Sauter (au centre), chargés de conservation au Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées, et Fabien Anthelme (à droite), écologue à l'Institut de recherche pour le développement, observent une fougère dans une plante « nurse » sur une moraine au pied du massif du Vignemale. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »
Mais la mort des glaciers signifie aussi la naissance de nouveaux milieux. « Un genévrier et un millepertuis. C’est incroyable ! », s’exclame une équipe de botanistes qui étudie les plantes colonisant les marges glacières. Ces deux espèces sont parvenues à pousser dans les éboulis des moraines, sans substrat et loin de leur habitat d’origine.
Comme elles, de nombreuses plantes conquièrent petit à petit les zones libérées par le glacier. Les pionnières arrivent à partir d’une dizaine d’années plus tard, grâce au vent qui disperse leurs graines. « Certaines plantes, que l’on appelle nurses, facilitent l’arrivée d’autres. Elles les aident et les protègent, par exemple, en isolant le sol du froid ou du chaud et en fournissant des nutriments », décrivent les écologues Fabien Anthelme, de l’Institut de recherche pour le développement, et Tristan Charles-Dominique, du CNRS, en montrant une véronique, un chardon et une fétuque entremêlés. Avec leurs collègues, ils documentent la construction progressive de nouveaux écosystèmes.
« Nous avons été étonnés du nombre d’espèces que l’on a pu observer », se réjouit Ludovic Olicard, chargé de conservation au Conservatoire botanique national des Pyrénées et de Midi-Pyrénées (CBNPMP). L’équipe en a recensé une vingtaine, installées près du glacier du Taillon, dans la partie qui a disparu entre 1948 et 1985, une dizaine dans les espaces laissés vacants entre 1985 et 2003 et de cinq à dix sur la décennie 2003-2013.
« Ces nouveaux espaces constituent peut-être des refuges pour le futur, pour des espèces menacées d’extinction », s’enthousiasme, de son côté, Nadine Sauter, également au CBNPMP. Le Carex bicolor, une espèce de plante, se maintient, par exemple, principalement grâce aux eaux de fonte des glaciers et des névés. A l’avenir, il pourrait peut-être remonter en altitude et se réfugier dans ces nouvelles niches écologiques. A condition de protéger ces écosystèmes naissants pour éviter une deuxième extinction.
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