Aux Etats-Unis, l’IA bouleverse déjà le marché du travail et les prédictions de « jobs apocalypse » se multiplient
Par Arnaud Leparmentier (San Francisco, correspondant)

Devant la Salesforce Tower, à New York, le 8 mai 2025. TED SHAFFREY/AP/SIPA
Dans les cabinets de conseil et d’audit, en septembre, c’est aussi la rentrée des classes, avec l’arrivée des jeunes diplômés, qui vont apprendre les rudiments du métier. Mais, comme l’écrit Marco Amitrano, patron de PricewaterhouseCoopers (PwC) pour le Royaume-Uni, « [leur] façon de faire les choses est en train de changer. [Son] effectif d’embauche de débutants est inférieur cette année : 1 300 contre 1 500 en 2024 ». En cause : l’intelligence artificielle (IA). « Les offres d’emploi pour les professions exposées à l’IA progressent moins vite que pour celles moins exposées, et cet écart se creuse », met en garde Marco Amitrano.
Pendant que les géants de Silicon Valley investissent des milliards de dollars dans les serveurs de l’IA, les entreprises apprennent à utiliser cet outil à marche forcée, sachant qu’il y va de leur avenir, voire de leur survie. Aux Etats-Unis, toute firme soupçonnée de ne pas l’adopter assez rapidement est attaquée en Bourse, à l’instar du géant Accenture, qui a perdu un tiers de sa valeur boursière depuis le début de l’année 2025.
Sa patronne, Julie Sweet, a déclaré aux analystes financiers qu’elle allait licencier ses consultants jugés incapables de s’adapter à ces nouvelles technologies : « Nous investissons dans la formation continue de nos consultants. Nous faisons sortir, dans un calendrier serré, les personnes dont la requalification ne constitue pas une solution viable. » Exit ceux qui ne peuvent pas suivre, même si 555 000 consultants sur les 780 000 salariés du groupe ont été formés. Il est délicat de savoir si ces personnes licenciées correspondent au flux normal des départs. Reste que le message est clair : point de salut sans l’IA.
Le patron de la chaîne américaine de supermarchés Walmart, le plus gros employeur des Etats-Unis, avec 1,6 million de salariés sur le territoire, ne disait pas autre chose fin septembre. « Il est très clair que l’IA va changer littéralement tous les emplois, a déclaré le directeur général, Doug McMillon, devant ses cadres en Arkansas. Il existe peut-être un métier dans le monde que l’IA ne changera pas, mais il ne me vient pas à l’esprit. » Entrepôts, services clients, achats : toute l’entreprise est concernée. Tous les secteurs sont visés.
La moitié des emplois de « cols blancs » débutants
Ce phénomène est pour l’instant progressif sur le terrain de l’emploi. Il convient de distinguer ce qui se passe déjà – et semble encore sous contrôle – et le tsunami qui s’annonce, à en écouter les professionnels de l’IA et de l’entreprise. De plus en plus de responsables mettent en garde contre la « jobs apocalypse » qui s’annonce. « L’intelligence artificielle va remplacer littéralement la moitié des “cols blancs” aux Etats-Unis », a déclaré durant l’été au Festival des idées d’Aspen, dans le Colorado, Jim Farley, PDG de Ford.
En mai, Sebastian Siemiatkowski, patron de l’entreprise de paiements Klarna, a révélé que l’entreprise a réduit ses effectifs d’environ 40 %, passant de 5 000 à près de 3 000 salariés, en partie grâce à des investissements dans l’IA. Et, dans un entretien au site d’information Axios, publié fin mai, Dario Amodei, le PDG d’Anthropic, une des plus grandes start-up d’IA, a prédit que cette technologie pourrait supprimer la moitié des emplois de « cols blancs » débutants et faire grimper le chômage à 10 % à 20 % d’ici un à cinq ans. Selon lui, les entreprises d’IA et le gouvernement doivent cesser d’« édulcorer » la possible suppression massive d’emplois dans les secteurs de la technologie, de la finance, du droit, du conseil…
« L’IA commence tout juste à se propager sur le marché du travail, prévient Ronnie Chatterji, économiste en chef d’OpenAI, lors de la conférence de Walmart, en juin, citée par le Wall Street Journal. D’ici dix-huit à trente-six mois, son impact sera bien plus marqué. » Une étude du Yale Budget Lab conclut, elle, que « les bouleversements technologiques généralisés sur les lieux de travail se produisent généralement sur des décennies, plutôt que sur des mois ou des années ».
Moins besoin de main-d’œuvre
Au niveau macroéconomique, le phénomène est encore ténu. Victor Janulaitis, PDG de la firme Janco, qui a analysé les statistiques du département du travail américain, notait début septembre que « le marché de l’emploi dans le secteur des technologies de l’information a diminué de 131 200 au cours des treize derniers mois et de plus de 179 000 au cours des vingt-quatre derniers mois ». En cause : les coupes du gouvernement fédéral dans les contrats informatiques, le ralentissement économique généré par le boom qui a suivi la fin des restrictions liées à la pandémie de Covid-19, mais aussi l’IA.
Et cela ne se limite pas à Google et Amazon, expliquait dès le mois de mai M. Janulaitis au Wall Street Journal : « Ce sont toutes les entreprises de taille moyenne qui ont un service informatique de 20 à 100 personnes. » Selon lui, les codeurs en début de carrière ont été particulièrement touchés, car une grande partie de leurs tâches peuvent désormais être réalisées par l’IA. « Un poste qui a disparu de presque tous les services informatiques est celui de programmeur débutant, d’analyste informatique ou de titulaire d’un diplôme en informatique », précise-t-il.
Dans une étude publiée le 4 septembre, la Réserve fédérale (Fed) de New York notait que 13 % des entreprises de services de la région new-yorkaise prévoyaient des réductions d’emplois dans les six mois en raison de ces outils, tout en notant, avec prudence, que des prévisions similaires en 2024 ne se sont pas soldées par des licenciements effectifs. Ce qui est certain, en revanche, c’est le que les embauches ont ralenti : depuis six mois, 12 % des entreprises de services utilisant l’IA ont moins recruté en raison de cette technologie, et un quart d’entre elles s’attendent à réduire leur recrutement. Une étude de la Fed de Dallas de juin faisait un constat similaire, notant que 10 % des entreprises déclaraient avoir besoin de moins de main-d’œuvre avec l’IA. Les principaux touchés sont les emplois peu qualifiés.
Pour les entreprises, le défi pour le moment est d’avoir une IA qui rapporte financièrement et soit mise en œuvre concrètement. C’est ce que s’efforce de faire le géant des services aux entreprises Salesforce, qui semble lui aussi menacé par l’irruption de l’IA, comme en témoigne son recul de 28 % en Bourse. Son patron, Marc Benioff, a expliqué aux analystes qu’il n’allait pas embaucher de programmateurs en 2025 en raison des progrès de l’IA. « Ce que nous pouvons faire avec ces outils de codage est vraiment impressionnant. Nous constatons une augmentation de 30 % de la productivité en ingénierie, nous allons poursuivre sur cette lancée », déclarait-il en février, avant d’enfoncer le clou : « Nous sommes la dernière génération de PDG à ne gérer que des humains. Je pense que chaque PDG à l’avenir va piloter à la fois des humains et des agents d’IA. »
L’affaire nécessite de tels bouleversements pour les entreprises qu’il est parfois plus simple de reconstruire quasiment son entreprise à partir de l’IA, plutôt que d’insuffler cet outil sans y parvenir vraiment dans l’organisation existante. C’est ce qu’a déclaré Luis von Ahn, le patron de l’entreprise d’apprentissage des langues Duolingo, comparant cette bascule à celle faite sur le smartphone au début des années 2010. « L’IA n’est pas seulement un gain de productivité. Etre “IA d’abord” signifie que nous devrons repenser une grande partie de notre façon de travailler », écrivait au printemps M. von Ahn à ses salariés. Il assurait qu’il n’était pas question de se séparer de la main-d’œuvre appelée à utiliser cette technologie. « Nous souhaitons que vous vous concentriez sur le travail créatif et les problèmes concrets, plutôt que sur les tâches répétitives. »