Faillite des secours à Sainte-Soline : les erreurs et les omissions de la préfète
À l’aide de témoignages et de documents, Mediapart a pu établir que le rapport publié mardi par les autorités comporte des informations erronées. Il laisse aussi dans l’ombre un point crucial : pourquoi les pompiers et les gendarmes, formés pour prodiguer des soins aux blessés graves, ne sont-ils pas intervenus ?
Sarah Brethes, Caroline Coq-Chodorge, Jade Lindgaard et Camille Polloni
30 mars 2023 à 21h21
Un jeune homme toujours entre la vie et la mort, un autre dans le coma, une jeune fille de 19 ans dont le visage a en partie été arraché et qui a attendu plus de cinq heures pour être évacuée en hélicoptère… Comment expliquer une telle faillite de la prise en charge des blessé·es lors de la mobilisation antibassine de Sainte-Soline ?
Alors même que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin avait prédit la veille « une manifestation très violente » et mobilisé 3 200 gendarmes et policiers, dotés d’armes de guerre, face aux 7 000, voire 10 000 manifestant·es attendu·es, on sait aujourd’hui que les secours ont été empêchés d’intervenir par les autorités – comme l’a prouvé un enregistrement dévoilé par Le Monde et diffusé par Mediapart –, et que le dispositif de secours était sous-dimensionné, mal anticipé et mal organisé. Mais aussi que les pompiers et gendarmes, formés aux secours dans ce genre de contexte, ne sont pas intervenus auprès des blessés en urgence absolue.
Sur les plus de 200 manifestant·es antibassine blessé·es, selon les organisateurs, lors des violents affrontements samedi 25 mars, une quinzaine seulement ont in fine été pris en charge par les secours, selon les informations du Samu des Deux-Sèvres.
Mardi 28 mars, Emmanuelle Dubée, préfète des Deux-Sèvres, a rendu public un document revenant en détail sur la gestion de cette mobilisation, intitulé « Un premier bilan de la manifestation interdite des 24-26 mars à Sainte-Soline » et adressé au ministre de l’intérieur, dont elle fut la directrice adjointe de cabinet. Dans cette note de douze pages, la préfète détaille le cadre de la manifestation, l’organisation du dispositif et la prise en charge, minute par minute, des blessés les plus graves.
Sur la base de nombreux témoignages de manifestant·es, soignant·es, observateurs de la LDH, Mediapart a pu établir que le rapport de la préfète comporte des informations erronées sur les horaires de prise en charge des blessés et les appels au secours. Il ne répond pas non plus à une question centrale : pourquoi les pompiers et les gendarmes, formés et équipés pour prodiguer des secours dans ce genre de contexte, ne sont pas non plus intervenus ?
La préfète n’a jamais proposé d’échanges sur les secours aux organisateurs
Dans son « bilan », la préfète écrit que « dans un grand rassemblement, il appartient au premier chef à l’organisateur de mettre en place un dispositif qui respecte la réglementation et assure la sécurité du public ». Ces obligations incluent notamment « la mise en place d’un prévisionnel de secours et d’indications concernant les postes de secours et les points de rencontre ».
Le rassemblement de Sainte-Soline n’a pas été déclaré aux autorités. De ce fait, et « faute de réponse à [s]on courrier du 10 mars sollicitant un échange » avec les organisateurs, « il n’a pas été possible de préparer conjointement un dispositif prévisionnel de secours partagé avec [ceux-ci] », écrit la représentante de l’État. Ni de « convenir de modalités sécurisées d’évacuation des blessés », ni de « définir des éléments de cartographie partagée pour localiser plus rapidement les blessés ». Elle accuse pour cette raison les Soulèvements de la Terre d’avoir fait preuve de « carences » dans leurs obligations, ayant « refusé tout échange » avec la préfecture, le Sdis 79 et le Samu, ajoute-t-elle. Elle leur renvoie la responsabilité du désastre.
Quel type de rencontre ou de discussion Emmanuelle Dubée a-t-elle exactement proposé aux organisateurs ? Mediapart a eu accès à cette lettre, envoyée par recommandé à la Confédération paysanne, à Bassines non merci et aux Soulèvements. Le mot « échange » n’y figure pas. Par contre, elle leur indique que le rassemblement « constitue une provocation à commettre des délits » et se trouve « donc contraire à la loi ». Et que par conséquent, elle « envisage d’interdire toute manifestation » sur les communes concernées le jour dit. Elle les informe enfin qu’ils peuvent lui présenter des « observations ».
« [Après cette lettre,] j’ai reçu par mail les arrêtés antimanif du 17 mars, et c’est tout. Après, c’est moi qui ai cherché à échanger à chaque fois », explique Benoît Jaunet, de la Confédération paysanne.
Le détail de ces échanges informels est instructif. Le 17 mars, huit jours avant le rassemblement, le syndicaliste paysan propose à la préfecture de laisser les manifestant·es aller jusqu’à Sainte-Soline, où la bassine est en cours de construction, en échange de l’annulation du rassemblement à Mauzé, où la retenue est déjà construite. La préfète lui répond samedi soir que la proposition mérite réflexion, mais la refuse lundi.
Le vendredi, veille du rassemblement, elle offre d’autoriser les tracteurs de la Confédération paysanne à entourer la bassine de Sainte-Soline pour une image symbolique, sans aucun autre manifestant. L’organisation refuse. Le samedi matin, nouveau message de la préfète les invitant à se désolidariser de la manifestation à venir. Des échanges ont bien eu lieu, mais jamais au sujet de l’organisation des secours.
Des secours sous-dimensionnés et désorganisés
Faute d’échanges possibles, deux dispositifs de secours parallèle sont mis sur pied. D’un côté, celui des organisateurs, avec une équipe de medics - des soignant·es militant·es et bénévoles en autogestion –, qui s’appuie sur une ambulance militante et deux bases arrières, les campements de Vanzay et de Melles, équipées d’infirmeries de fortune.
A., membre de l’ambulance militanteJ’arrive à Clussais-la-Pommeraie, et là je vois plein d’ambulances qui attendent… J’ai gueulé, ils sont allés chercher les dernières victimes.
De l’autre côté, la préfecture dirige en même temps le maintien de l’ordre et le dispositif de secours. Un poste de commandement opérationnel est installé à proximité du lieu de rassemblement. Autour des représentants de la préfecture se trouvent des pompiers, mais aussi « un représentant du Samu », précise le docteur Farnam Faranpour, chef des urgences et du Samu de l’hôpital de Niort, le seul à avoir été mobilisé au départ.
Sur le terrain, les équipes du Samu et des pompiers ont opéré à partir d’un point de rassemblement des victimes (PRV), situé à 12 kilomètres de la bassine, dans le village de Clussais-la-Pommeraie. « C’est l’endroit où l’on trie les patients, selon leur gravité, avant de les envoyer dans un hôpital prêt à les accueillir », indique le docteur Faranpour.
Mais les medics n’apprennent l’existence de ce PRV que vers 16 heures, alors que des blessé·es attendent des soins urgents depuis 13 heures. L’ambulance militante de A. prend alors l’initiative d’y transporter « un blessé qui n’avait plus de nez, même si on craignait des barrages policiers sur la route. J’arrive à Clussais-la-Pommeraie vers 16 h 30, et là je vois plein d’ambulances qui attendent… J’ai gueulé, ils sont allés chercher les dernières victimes. »
A. voit alors partir « cinq ambulances pompiers et Samu, avec une escorte de gendarmes équipés de boucliers anti-émeute. Tout ça pour deux blessés, une dizaine de street medics, et plus aucun manifestants autour… C’était lunaire ».
© Infographie Mediapart
Les contradictions sur les appels aux secours et le décollage de l’hélico
Sur la prise en charge des victimes, le récit des autorités est contredit à plusieurs reprises par plusieurs témoins. Comme expliqué en détail dans cet article, Serge D., 32 ans, victime d’un tir de grenade et dont le pronostic vital est toujours engagé après un grave traumatisme crânien, a dû attendre plus d’une heure et quart aux mains de bénévoles, sans moyens de réanimation, avant d’être pris en charge par les secours : d’abord un médecin militaire de la gendarmerie puis, quelques minutes plus tard, un équipage du Smur de Ruffec.
Il faut ajouter à cela un nouveau délai avant qu’il ne soit transporté sur le point de rassemblement des victimes de Clussais et n’embarque à bord de l’hélicoptère du Smur 86, pour être évacué vers le CHU de Poitiers. Selon le rapport de la préfète, cet hélicoptère a décollé à 16 h 34. Mais elle est contredite par les données de vol extrêmement précises mises à disposition par les sites de tracking aérien : l’hélicoptère n’a décollé que 28 minutes plus tard, à 17 h 02.
Le délai de prise en charge est encore plus long pour la jeune femme de 19 ans victime d’un grave traumatisme facial, avec fracture de la mâchoire. Selon la préfecture, la victime serait arrivée au PRV, le point de rassemblement des victimes, à 16 h 33. Mais une ambulancière militante affirme, SMS à l’appui, que le Samu et les pompiers ne sont partis qu’à 16 h 30 du PRV pour aller la chercher sur le site de la manifestation, à 12 kilomètres de là. La jeune femme attendait des soins depuis 13 heures sur ce chemin.
A. l’a vue « souffrir et se dégrader petit à petit ». La jeune femme ne décolle en hélicoptère qu’à 18 h 27 vers le CHU Tours, l’hôpital le plus proche disposant d’un service de chirurgie maxilo-faciale.
Sur le cas de Mickaël B., un homme de 34 ans victime d’un traumatisme crânien, toujours dans le coma, la médecin Perle Bertrand, membre de l’équipe des medics, contredit encore le rapport de la préfète, selon laquelle « aucune demande de secours n’est faite ni au Sdis 79 [les pompiers des Deux-Sèvres – ndlr] ni au Samu ». La doctoresse Bertrand est catégorique : elle a bien bien appelé le 15, deux fois et longuement. Elle dispose de trois SMS « urgent » du Samu 79, reçus à 13 h 31, qui lui demandent de se géolocaliser.
Malgré les appels répétés de Perle Bertrand, Mickaël B. n’a jamais été pris en charge par le Samu. La doctoresse était à ses côtés « à 13 heures 15 », précise-t-elle. « C’était dans les premières minutes de la manifestation. Il est alors inconscient et a une plaie au cou. »
Pour la médecin, il est alors en urgence absolue. Mais le 15 lui explique qu’il ne peut pas intervenir sur la zone, que le blessé doit être déplacé. Elle parvient à transporter Mickaël B. à l’écart des affrontements. Entre-temps, le blessé a repris conscience. « À ce moment-là, je donne son identité. Le 15 nous demande de le transporter à l’église de Sainte-Soline, à trois kilomètres de là, parce qu’ils ne pouvaient pas s’approcher plus près. On leur disait pourtant que l’endroit était sûr, à l’abri des gaz. On l’a finalement transporté avec notre ambulance militante, avec un autre blessé. »
Seulement, les victimes et les secours ne se sont jamais rencontrés à Sainte-Soline. Mickaël B. a finalement été transporté au camp des organisateurs à Vanzay, à six kilomètres de là. Puis dans une voiture de particuliers jusqu’au CHU de Poitiers, à 54 kilomètres. De son côté, le Samu a cherché ces blessés à Sainte-Soline, sans les trouver.
Qu’ont fait les pompiers et les gendarmes ?
Des interrogations perdurent sur le rôle des pompiers : où étaient les 37 véhicules mobilisés ? Le Sdis 79 refuse de répondre aux questions des journalistes et renvoie vers la préfecture.
« On voyait un camion de pompiers stationné à environ un kilomètre, derrière deux motos des gendarmes », relate Lionel Brun-Valicon, secrétaire général adjoint de la Ligue des droits de l’homme (LDH), qui est resté à proximité de Serge D. jusqu’à sa prise en charge par le Samu. « En repartant, quand on est arrivés à leur hauteur, on leur a demandé si les gendarmes les empêchaient de passer, ils nous ont confirmé qu’ils ne pouvaient pas entrer dans la zone tant qu’elle n’était pas sécurisée », poursuit-il.
Au micro de Mediapart, la secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts Marine Tondelier, présente de l’autre côté du champ, auprès d’un groupe de blessé·es, dont Mickaël B. et la jeune femme de 19 ans, assure elle aussi avoir vu « à un kilomètre, de l’autre côté du champ, plusieurs véhicules, dont un camion de pompiers, qui attend[ai]ent ».
Qu’ont fait les gendarmes, qui ont dans leurs rangs des médecins militaires ? Marine Tondelier a raconté la manière dont les quads de gendarmes ont gazé le groupe des blessé·es : « On court en portant les blessés, qui crient parce qu’ils ont mal. On les déplace 300 ou 500 mètres plus loin. » À ce moment-là, Perle Bertrand, au moins, avait déjà signalé la présence de Mickaël B. sur les lieux, en urgence vitale.
Les élu·es étaient aussi après de la jeune femme de 19 ans : « Elle a un enfoncement orbital, raconte Marine Tondelier, on pressent qu’elle a ou va perdre son œil, elle a la mâchoire arrachée. » Pour les medics sur place, elle a été victime d’« un tir tendu de grenade dans la tête », rapporte l’élue. La jeune femme a par ailleurs été blessée une deuxième fois « aux membres inférieurs, par la grenade qui a explosé pas loin », lors de la charge des quads des gendarmes. « Tous les médecins que je vois me disent : la priorité, c’est elle », affirme Marine Tondelier, qui ne ménage pas ses efforts pour faire venir des secours.
De l’autre côté du champ, auprès de Serge D., Benoît Jaunet, porte-parole de la Confédération paysanne dans les Deux-Sèvres, reçoit un appel des renseignements territoriaux, comme Libération l’a signalé : le seul moyen de sortir les blessé·es est de les transporter jusqu’aux gendarmes, lui dit-on.
Puis il échange des SMS avec la préfète des Deux-Sèvres. À 14 h 42, celle-ci lui explique que le Samu a été engagé et qu’elle organise l’arrivée des pompiers. Puis elle l'informe d’un contrordre à 15 h 15 : « Les blacks blocs recommencent leur action, on risque de ne pas pouvoir accéder. »
Deux minutes plus tard, il appelle la préfète et pendant 18 minutes négocie avec elle l’envoi de médecins militaires. Les deux hommes arrivent en tenue kaki et casque, un sac médical sur le dos. Mais sans blouse blanche signalant clairement leur profession médicale. « Il y avait quelques personnes agressives mais pas de caillassage à l’aller », assure le syndicaliste paysan.
Au même moment, Marine Tondelier échange elle aussi au téléphone avec la préfète : « À 15 h 15, elle me demande s’il y a des blacks blocs. Je lui dis qu’il n’y a que des élus et des médecins. Elle n'était pas obligée de me croire… Elle me dit : “On voit votre géolocalisation, vous êtes très prêts des affrontements.” »
Un ancien officier de gendarmerie à la retraiteJe suis blessé quand je vois ce qui s’est passé et quand j’entends toutes ces contre-vérités.
Un ancien officier de gendarmerie qui a servi pendant dix ans dans un peloton d’intervention de la gendarmerie mobile a expliqué à Mediapart que les militaires sont formés pour « porter secours en situation dégradée, voire sous le feu d’armes de guerre », et que les « unités engagées à Sainte-Soline ont obligatoirement été formées à ces techniques, qui prévoient notamment d’utiliser un VBRG [véhicule blindé à roue de la gendarmerie, dont plusieurs sont visibles sur les images tournées par la presse – ndlr] dans lequel est embarquée une équipe de soignants et, le cas échéant, une équipe de protection, pour prendre en charge le ou les blessés ».
Cet officier en retraite, qui a requis l’anonymat, ajoute que « le VBRG permet de s’approcher au plus près en milieu hostile, sans mettre en danger les personnels embarqués ».
« Je suis blessé quand je vois ce qui s’est passé et quand j’entends toutes ces contre-vérités », confie-t-il. « À partir du moment où il y a risque de mort, la question ne se pose plus, on doit intervenir. Aujourd’hui, on considère les gens qui manifestent comme des ennemis, comme si on était au combat sur un terrain de guerre extérieure, on perd complètement de vue les principes du maintien de l’ordre », déplore-t-il.
Sur plus de 200 victimes, une quinzaine seulement prises en charge par les secours
Le bilan de la prise en charge des blessé·es est terrible pour les secours officiels. Le docteur Faranpour explique qu’une « quinzaine de victimes ont été prises en charge » par le Samu et les pompiers. Les organisateurs comptent, de leur côté « plus de 200 » victimes.
La préfète insiste de son côté sur « la responsabilité des organisateurs » qui« ont relayé des consignes n’indiquant à aucun moment de se signaler au 18 ou 15 ».
Selon le docteur Faranpour, du Samu du Niort, seul·es 27 blessé·es ont été répertorié·es dans le système d’information hospitalier SI-VIC, déclenché lors d’événements graves, qui renseigne sur l’identité des patients et patientes et sur leur prise en charge. SI-VIC est interconnecté avec l’outil des pompiers Sinus, sous l’autorité du ministère de l’intérieur.
Les manifestants craignaient « la répression qui pouvait s’abattre sur les personnes blessées », explique A., de l’ambulance militante. « On a vu des personnes interpellées dans le camion des pompiers, le lien de confiance a été brisé. On a fait en sorte qu’un maximum de blessés ne passent pas par l’hôpital. Quand on était face à des blessés graves, nous appelions évidemment le Samu. Mais leur hiérarchie suivait les consignes des forces de l’ordre, ils ne nous écoutaient pas. On avait l’impression d’être face à un système de secours militaire. »
Le docteur Faranpour reconnaît s’être intégré « dans une organisation, certes militaire, mais nécessaire » : « On était obligés de suivre la chaîne de commandement, sinon les efforts auraient été éparpillés. Et je ne voulais pas envoyer une équipe se faire flinguer », assume-t-il.