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Au Burkina Faso, une vidéo d’enfants exécutés tournée dans un camp militaire

 

L'appel du jihaddossier
«Libération» a reconstitué les circonstances dans lesquelles a été filmée une vidéo macabre, reçue le 14 février 2023, montrant des enfants et des adolescents assassinés à Ouahigouya, dans le nord du Burkina Faso. Au moins un soldat participe à la tuerie.
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Captures d'écran de la vidéo reçue le 14 février 2023. (DR)

par Célian Macé, Alexandre Horn et Matteo Maillard

publié le 27 mars 2023 à 12h59

 

De l’homme qui filme, on ne voit que l’ombre et les claquettes. On l’entend rire aussi. Sept corps d’enfants et d’adolescents gisent à ses pieds, leurs mains liées dans le dos. Le film macabre dure une minute et vingt-trois secondes. Il s’attarde sur les cadavres allongés dans la poussière. «On attend : celui qui va bouger seulement, on le tue, commente en français l’homme qui tient le téléphone portable. Lui là, on le tape, il ne veut même pas mourir. Taper ne le tue pas, oh !»

Libération a enquêté pendant un mois sur cette vidéo – envoyée par messagerie à un journaliste de la rédaction le 14 février 2023 – afin d’en reconstituer le contexte, la date, le lieu et les personnes impliquées. Nous avons choisi de ne pas la diffuser sur Libération.fr en raison de son caractère choquant, et par respect pour la dignité des victimes.

 

Une unité aguerrie, en première ligne dans la lutte contre les jihadistes d’Ansarul Islam

A l’image, une petite dizaine d’hommes circulent autour des corps étendus. Six portent un pantalon de treillis, des rangers et un tee-shirt bleu. C’est le cas de celui qui, à la trentième seconde de la vidéo, brandit une lourde pierre au-dessus de sa tête pour la laisser retomber sur le crâne d’une des victimes avant de s’écarter en courant. «Il respire toujours», commente un autre homme hors caméra. Leur tenue est caractéristique des soldats de l’armée régulière du Burkina Faso. On distingue d’ailleurs, sur l’épaule gauche de trois d’entre eux, un écusson aux couleurs du drapeau burkinabè.

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Composition à partir de trois captures d'écran de la vidéo reçue par «Libération» le 14 février 2023. On y voit trois personnes vêtues d'un tee-shirt de l'armée burkinabè avec l'écusson aux couleurs du Burkina Faso sur l'épaule gauche. (DR)

A la trente-huitième seconde, un véhicule Toyota de type Masstech Recamp apparaît dans le champ de la caméra. Or ces pick-up de transport de troupes (militarisés par le préparateur français Technamm) font partie de la flotte de véhicules des forces de défense et de sécurité du Burkina Faso.

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Capture d'écran de la vidéo reçue par «Libération» le 14 février 2023. On y voit un modèle de pick-up Toyota de type MassTech tel ceux utilisés par l'armée burkinabè. (DR)

Trois sources sécuritaires ont confirmé à Libération que les hommes visibles dans la vidéo sont bien des militaires. D’après nos informations, il pourrait s’agir d’éléments du 12e régiment d’infanterie commando (RIC). Cette unité aguerrie, en première ligne dans la lutte contre les jihadistes du groupe Ansarul Islam, est installée dans la ville de Ouahigouya, à 200 kilomètres au nord de la capitale, Ouagadougou.

Dans cette région frontalière du Mali, les groupes jihadistes ont intensifié leur pression à partir de 2019 et règnent en maître sur les zones rurales. Les hommes d’Ansarul Islam (un mouvement affilié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, dans le giron d’Al-Qaeda) mènent des incursions jusqu’aux portes de Ouahigouya, qui accueillait plus de 140 000 déplacés au 31 janvier, soit davantage que la population «hôte», estimée à 125 000 habitants. Comme ailleurs au Burkina Faso, le harcèlement des insurgés s’est accentué avec le déploiement des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) – des supplétifs civils de l’armée – dont le statut a été créé il y a trois ans pour lutter contre les jihadistes.

A Ouahigouya, le recours à ces miliciens divise. Les VDP ont la réputation d’avoir «la gâchette facile» ,selon un habitant, qui raconte que leurs «descentes musclées» sont redoutées. Ils sont aussi régulièrement accusés d’exécutions extrajudiciaires, ciblant des personnes peules – assimilées aux jihadistes par amalgame, car les groupes islamistes armés recrutent principalement au sein de cette communauté. «Depuis début janvier, on a constaté une multiplication des cas de familles qui nous signalent des disparitions de proches. Les gens sont réveillés chez eux en pleine nuit, puis enlevés. Ils disparaissent. On n’a plus de nouvelles. De mi-décembre à fin février, on a enregistré 30 saisines pour des cas d’enlèvements concernant en grande majorité des Peuls. Ce sont les femmes qui viennent nous voir. Les hommes peuls se terrent ou ont fui Ouahigouya», affirme Issouf Belem, responsable du Mouvement burkinabè des droits de l’homme et des peuples pour la ville de Ouahigouya.

Les VDP seraient environ un millier dans la grande ville du Nord. Ils patrouillent parfois aux côtés des soldats du 12e RIC, mais disposent de leurs propres bases. Dont une ancienne résidence présidentielle (du temps de Blaise Compaoré) mise à sac après l’insurrection populaire d’octobre 2014, puis abandonnée. Ce quartier général se trouve à la sortie est de la ville, sur la RN22. Il prolonge un quartier baptisé la Ferme, majoritairement peuplé de Peuls (hôtes et déplacés), qui s’étend sur deux secteurs de Ouahigouya.

Selon le récit fait par plusieurs habitants, le 13 février, les VDP ont été informés d’une attaque imminente visant leur QG. Ils auraient alors décidé de tendre un guet-apens aux insurgés à Lilligomdé, un village situé à 1 kilomètre plus à l’est, collé à la Ferme. Mais leur stratégie a tourné court, les miliciens ont été défaits et se sont repliés. «Ce jour-là, il y a eu trop de balles qui ont percé les murs des maisons», décrit un habitant qui s’est rendu sur les lieux. L’un des volontaires a été tué dans l’affrontement. En représailles, les VDP ont mené une rafle à la Ferme dans l’après-midi et le soir du 13 février, puis le 14 février au matin. Plus de 40 personnes, dont des enfants, auraient été enlevées et emmenées au QG, ligotées. Des Peuls, essentiellement. Trois pick-up de l’armée ont été aperçus au quartier général le soir du 13.

«Ces VDP, on les connaît. Depuis qu’ils ont des armes, ils sont sans loi. Ils enlèvent même les femmes. Ils disent que tous les Peuls sont des jihadistes», raconte un producteur de lait originaire de Ouahigouya. Lui était absent ce matin du 14 février quand deux groupes de six VDP, armés de kalachnikovs et de couteaux, se sont rendus à son domicile, entre 9 heures et 10 heures. Selon son épouse, le premier groupe a fouillé la maison, en demandant «où sont les hommes ?» puis a bastonné une femme. Alors que la famille s’est ensuite barricadée, le second groupe a forcé la porte du domicile et a volé les bijoux du foyer. Aucun des leurs n’a été enlevé ce jour-là. Mais de nombreuses connaissances du quartier ont disparu, poussant la famille à fuir la ville. «Il n’y a plus aucun homme peul à la Ferme», affirme le producteur de lait.

Plusieurs éléments distinctifs ont permis de repérer le camp

Dans la vidéo reçue par Libération le 14 février à 22 heures, l’homme qui filme invective en langue mooré les victimes : «Clochards ! Votre travail, c’est de tuer les gens. Imbéciles, fils de bâtards, on va vous tuer un à un ici, on va vous exterminer un à un. Toute personne qui bouge là, on va le terminer», dit-il en tournant autour des corps inertes, parfois ensanglantés. Les tee-shirts des prisonniers semblent avoir été utilisés comme bâillon ou comme bandeau. L’un est entièrement nu, le visage en sang. Une corde et une bouteille vide sont visibles à ses côtés. «Ces enfants sur la vidéo sont des Peuls», confirme un membre de la communauté qui documente les exactions commises par les parties prenantes au conflit déchirant le Burkina Faso depuis 2015.

En analysant la vidéo, Libération a été en mesure de déterminer la localisation exacte de la scène : une base militaire à la sortie nord-ouest de la ville de Ouahigouya, sur la route de Thiou. Il s’agit de la caserne du 12e RIC, appelée camp Zondoma. Les déplacements et les mouvements de caméras opérés par l’homme qui tient le téléphone portable permettent d’entrevoir plusieurs éléments distinctifs : les angles d’un bâtiment en forme de «L», des volets blancs qui ornent sa façade visible, une autre construction en arrière-plan, l’emplacement de différents arbres et de bosquets environnants, ainsi que plusieurs véhicules (deux pick-up et un camion). Or l’ensemble de ces détails sont visibles sur l’image satellite du camp Zondoma, jusqu’aux volets blancs et au camion, stationné au même emplacement sur les images de la société Maxar diffusées par Google Earth et datant du mois d’octobre. La disposition spatiale des différents indices visuels correspond également à celle de la vidéo.

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Sur cette image satellite de Google Earth/Maxar d'octobre 2022 du camp militaire Zondoma à Ouahigouya au Burkina Faso, on peut identifier différents éléments de la vidéo reçue par «Libération» le 14 février 2023, dont les captures d'écran se trouvent en insert: volets blancs, camion, angles du bâtiment en «L», deux autres bâtiments. (GOOGLE EARTH INSERTS: DR)

Sur une autre image satellite transmise à Libération par Maxar, prise cette fois au mois de janvier, deux pick-up sont garés exactement au même endroit que ceux visibles dans la vidéo. Les militaires du camp Zondoma ont donc bien l’habitude d’y arrêter leurs véhicules.

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Sur cette image satellite de Maxar de janvier 2023 du camp militaire Zondoma à Ouahigouya au Burkina Faso, on peut identifier deux pick-up garés au même endroit que dans la vidéo (capture en insert). (Satellite image ©2023 Maxar Technologies Insert de droite: DR)

Une simulation réalisée sur le site Suncalc, qui reproduit la course du soleil (et donc des ombres projetées) en fonction de l’heure, de la période de l’année, et de l’emplacement géographique, confirme également cette localisation. L’orientation des ombres visibles dans la vidéo permet de préciser que la scène a été filmée en fin de matinée, vraisemblablement entre 11 heures et midi.

Il est en revanche difficile de déterminer, sur les images, les causes directes de la mort des jeunes ligotés. Au moins l’un d’eux semble être achevé, avec une pierre, par un soldat burkinabè. Les autres militaires présents ne font rien pour l’empêcher et ne paraissent pas gênés par ce geste. Leur attitude et les bribes de commentaires audibles dans la vidéo suggèrent au contraire une forme de complicité. Contactés, le gouvernement et la présidence burkinabè n’ont pas souhaité commenter ni répondre aux questions de Libération.