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Les découpages malheureux de la France périphérique de Christophe Guilluy

 

e8e6620c1624a6fb0b300e1d67c13a1f.jpgLe nouvel ouvrage de Christophe Guilluy repose, comme le précédent, sur l’opposition entre une France des métropoles - où se créent les richesses et où «se concentre une nouvelle bourgeoisie qui capte l’essentiel des bienfaits du modèle mondialisé» - et une France périphérique des catégories populaires - celle des villes petites et moyennes et des territoires ruraux. Dans ce dernier essai, le Crépuscule de la France d’en haut, l’auteur se livre à une violente critique d’une classe dominante qui, derrière la façade de la «société multiculturelle et cool des grandes métropoles», impose la mondialisation libérale et «valide une organisation territoriale […] qui participe à la relégation des plus pauvres». Cette fracture est, selon lui, à l’origine d’un processus de désaffiliation sociale et culturelle des classes populaires qui se traduit par le rejet des élites de la «France d’en haut» (syndicats, partis traditionnels, médias). Christophe Guilluy dresse de fait un portrait très noir de la situation des catégories populaires, confrontée à une double insécurité sociale et culturelle secrétée par la mondialisation. En réaction, une contre-société en rupture avec les idéologies traditionnelles serait en train de se former. Ce grand «marronnage» (1) des catégories populaires signerait ainsi le «crépuscule de la France d’en haut».

Il ne s’agit pas ici de revenir sur la lecture politique et culturelle que l’auteur donne de cette France périphérique, tant ses fondements empiriques sont plus que fragiles. L’idée monolithique d’un «empowerment identitaire» des jeunes des banlieues autour de la religion n’est pas plus étayée que celle de la «réaffirmation culturelle et [du] réinvestissement sur le village» des catégories populaires de la France périphérique. A ceux qui l’accusent de faire le jeu du FN, Christophe Guilluy répond que le discours antifasciste qu’on lui oppose n’est rien d’autre qu’une «une arme de classe» dont le seul but est de délégitimer les revendications des classes populaires. Le choix orienté des auteurs cités (le philosophe Jean-Claude Michéa, la démographe Michèle Tribalat) ou sa grille de lecture identitaire ne manqueront toutefois pas de relancer les vifs débats suscités par son précédent ouvrage.

Au-delà de ces débats, un des intérêts réels de l’ouvrage réside dans sa volonté d’interroger la place dans les discours de représentations sociales et spatiales. Le décalage entre l’omniprésence de la figure des classes moyennes dans le débat public et son érosion économique en est un exemple. Christophe Guilluy appelle de même à nuancer la vision d’une France uniformément urbaine et d’une disparition du rural. On ne peut qu’être d’accord quand il invite, à la suite de nombreux géographes, à distinguer le périurbain choisi des populations aisées du périurbain subi des classes populaires ou quand il questionne l’homogénéité des 241 grands pôles urbains définis par l’Insee (comment mélanger Paris ou Lyon avec Guingamp ou Toul?).

Malheureusement, la France périphérique apparaît elle aussi comme une de ces figures spatiales dont l’homogénéité ne résiste pas à l’examen. Christophe Guilluy a, certes, déjà répondu aux critiques en précisant la France périphérique ne doit pas être réduite à la France périurbaine et qu’il ne suggère pas que la pauvreté est absente des territoires métropolitains.

Reste qu’en circonscrivant la France des métropoles aux quinze premières aires urbaines, l’analyse tombe dans le piège qu’elle entendait dénoncer. Dans l’analyse statistique, l’approche par les catégories socioprofessionnelles conduit de même à réduire les catégories populaires aux seuls employés et ouvriers. Les allers-retours entre l’approche géographique et sociologique conduisent à verser souvent dans l’erreur écologique, bien connue en sciences sociales, qui consiste à appliquer aux individus les constats observés à l’échelle des territoires qu’ils habitent. La fragilité des territoires n’implique pas nécessairement celle des catégories populaires qui y résident (la relation inverse n’est pas plus vraie). Le cahier de cartes inséré dans l’ouvrage illustre le caractère parfois tautologique du raisonnement.

La réflexion engagée dans l’essai sur le devenir de la France périphérique et des inégalités territoriales dans un contexte de réduction des dépenses publiques et de remise en cause de l’Etat-providence n’en est pas moins bienvenue. Citant une note d’analyse de France Stratégie, Guilluy pointe la géographie sociale inégale de l’ascension sociale : la mobilité sociale ascendante des enfants d’ouvriers ou d’employés du Poitou-Charentes ou du Nord-Pas-de-Calais est jusqu’à deux fois plus faible qu’en Ile-de-France ou en Midi-Pyrénées. La définition empirique de la France périphérique néglige pourtant de manière singulière des évolutions bien documentées, telles que le renouveau démographique récent des espaces ruraux ou les effets de la crise de 2007. Enfin, s’il s’agissait d’identifier des territoires populaires fragiles, pourquoi ne pas avoir intégré dans l’analyse et la cartographie des données sur leurs mutations, qu’il s’agisse du vieillissement de la population, curieusement passé sous silence, ou de l’évolution des dotations des collectivités territoriales ?

Christophe Guilluy pointe dans son livre la place dans les discours de classes moyennes qu’il juge aujourd’hui disparues, sous l’effet du déclassement des catégories populaires. Sans souscrire à son idée d’un «brouillage de classes» entretenu sciemment par les élites pour «invisibiliser» les catégories populaires, on ne peut nier le caractère problématique de cette catégorie. Les débats politiques n’y font d’ailleurs pas exception, qu’il s’agisse de dénoncer la paupérisation de ces classes moyennes ou au contraire le «matraquage fiscal» dont elles feraient l’objet. Les données de l’Insee (2) offrent des repères utiles. En 2012, le niveau de vie médian par unité de consommation en France était de 19 785 euros par an : 50 % des Français avaient un niveau de vie inférieur à 19 785 euros. A la même date, 60 % des Français avaient un niveau de vie compris entre 13 372 euros et 29 349 euros. Ces chiffres masquent des écarts entre territoires : le niveau de vie médian variait en 2012 entre 18 110 euros pour la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie et 22 180 euros en Ile-de-France.

Cette approche statistique ne peut ignorer les perceptions des individus, qui peuvent varier selon les catégories socioprofessionnelles : l’enseignant débutant qui gagne 1 600 euros par mois se considère-t-il (toujours ?) membre de la classe moyenne ? Or, ces représentations pèsent sur la réception des discours politiques et donc sur les choix électoraux. A l’approche de la présidentielle, il est donc important que ces quelques chiffres soient connus, pour s’assurer qu’électeurs et candidats partagent des repères communs. Rappelons donc encore qu’en 2014, le salaire médian était de 1 783 euros par mois : 50 % des salariés français gagnaient donc moins de 1 783 euros.

(1) Le terme désignait la fuite des esclaves hors des plantations.

(2) Source : Emploi et Salaires - Insee Références - édition 2014.

CHRISTOPHE GUILLUY LE CRÉPUSCULE DE LA FRANCE D’EN HAUT,

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