Malpasset "La lumière et la Justice" par Jean Goguel le Monde 13 mars 1965
ENCORE qu'il soit trop facile, après coup, de due ce qu'il aurait fallu faire, ou ne pas faire, il est certain que la catastrophe de Malpasset n'a été possible qu'à la suite d'un enchaînement complexe d'erreurs d'appréciation. Même si aucune de ces erreurs, replacée dans son contexte, ne pouvait constituer le fondement d'une responsabilité pénale, il n'en était pas moins important de faire toute la lumière sur cet enchaînement. Et nous devons bien reconnaître que la justice, essentiellement attachée à la recherche d'une éventuelle responsabilité pénale, ne nous a pas, en dehors de celle-ci, apporté toute la lumière à laquelle nous sommes en droit de prétendre cinq ans après la catastrophe Elle ne le pouvait pas, et ce n'était pas son rôle. Mais nous peuvent regretter que l'on s'en soit remis à un tribunal du soin d'apporter la lumière, en même temps que la justice.
Et d'abord, parce que, au pénal, les morts ne se défendent pas. Ce sont des témoignages d'experts qui ont montré que toute la responsabilité de la construction avait reposé sur l'ingénieur-conseil, André Coyne. La mort de celui-ci a empêché son inculpation, et l'impression fondée sur ces témoignages n'a pu être ni approfondie ni discutée. Il aurait cependant été important de pouvoir examiner en détail les conditions dans lesquelles il avait travaillé et les facteurs qui l'ont Induit en erreur.
Sur le plan technique, le tribunal a mis en évidence, une fois de plus, les divergences entre les opinions des experts. Il a ainsi défini la marge d'incertitude à l'intérieur de laquelle devait s'exercer son pouvoir d'appréciation ; et c'est peut-être cela qui importe au pénal. Mais je reste convaincu que ces mêmes experts seraient arrivés à des conclusions beaucoup plus précises s'ils avaient eu à travailler ensemble, par exemple pour rédiger des conclusions, même assorties d'un avis divergent de la minorité.
Il ne faut pas oublier que les experts appartenaient à trois commissions qui ont travaillé d'une manière très indépendante, et que chacune comportait des spécialistes de toutes les disciplines intéressées. Chaque expert, dans les domaines où il était incompétent - et nous sommes tous terriblement spécialisés, - risquait fort de suivre l'avis du spécialiste de sa commission, le seul dont il ait entendu l'exposé détaillé. Si les spécialistes d'une même discipline, appartenant aux différentes commissions, avaient pu discuter ensemble, un accord se serait sans doute réalisé sur beaucoup plus de points qu'il n'est apparu lors de leur confrontation.
En particulier, l'avis de la deuxième commission judiciaire concluant au caractère imprévisible de la catastrophe avec les connaissances de l'époque, avis qui a certainement été d'un grand poids, est fondé sur une théorie nouvelle - celle de sous-pressions agissant à grande profondeur - qui a été conçue par un collaborateur d'André Coyne, mais après que la commission administrative et la première commission judiciaire eurent terminé leurs travaux. Ces commissions n'ont donc pas pu l'examiner, et leurs membres ont dû se faire individuellement leur opinion sur ce point essentiel, le plus souvent sans bien connaître les discussions auxquelles cette théorie pouvait donner lieu. Une discussion approfondie, contradictoire et critique, par l'ensemble des experts, aurait été nécessaire ; elle était impossible au palais de justice de Draguignan, où nous ne pouvions apporter que des conclusions débarrassées de leur appareil technique.
Or, les conclusions qui n'ont pas été dégagées seraient de la plus haute importance pour l'art de construire des barrages. Si on laisse s'accréditer une interprétation inexacte des causes de la catastrophe, cela entraînera, pour tous les barrages à venir, des servitudes de construction peut-être coûteuses, illusoires, et qui peuvent créer une fausse impression de sécurité à l'égard d'autres risques.
Sur le plan administratif, le tribunal n'avait à dégager que le rôle et les attributions de l'ingénieur en chef du génie rural. Il ne pouvait examiner le rôle, non moins important, du préfet, du conseil général, de l'administration centrale, etc. Or, si le rôle de ces divers organes de l'administration ne pouvait certainement pas être évoqué au pénal, il n'en a pas moins été déterminant pour l'évolution administrative du projet, laquelle n'a pas été sans conséquence sur le plan technique. On n'a peut-être pas assez remarqué ce fait singulier que les crédits budgétaires pour la construction de l'ouvrage ont été accordés sur le vu d'une étude de reconnaissance qui ne précisait ni le type du barrage ni son implantation exacte, et cela à un moment où le franc perdait chaque année 10 % de sa valeur. Ces crédits une fois accordés, la pratique habituelle d'une saine administration demandait que l'on passe à l'exécution dans les moindres délais, et, pour cela, que l'établissement du projet soit aussi rapide que possible. Du point de vue technique, au contraire, il aurait été souhaitable de disposer d'un délai de réflexion de plusieurs années, avec des crédits d'étude suffisants; indépendamment de la rédaction du projet, par approximations successives, on aurait sans doute, ne serait-ce que par habitude, profité de ce délai pour faire des sondages ou des galeries de reconnaissances qui auraient pu montrer que la roche ne présentait pas les qualités qu'on en attendait.
J'entends bien que l'on n'obtient point de crédits sans les avoir demandés. Mais le fait de les avoir accordés sur le vu d'un dossier aussi rudimentaire implique une part de responsabilité dont il ne serait peut-être pas mauvais pour la suite que les administrations centrales prennent conscience.
Tous ces points n'ont pas été tirés au clair, et ne le seront peut-être jamais. H appartiendra à chaque responsable, dans son domaine, de tirer lui-même les conclusions dont son action devra s'inspirer, en fonction des information qu'il aura pu se procurer.
Faire cette lumière n'était pas le rôle du tribunal de grande instance de Di-aguignan, ni des deux commissions d'experts qu'il a successivement désignées. La commission administrative, désignée au lendemain de la catastrophe, n'avait pas à connaître des responsabilités, mais seulement à rechercher les causes de la rupture. Au surplus, sa désignation par le seul ministre de l'agriculture ne l'aurait pas qualifiée pour examiner les responsabilités administratives.
Pour faire la lumière, il aurait fallu autre chose, mais la difficulté de dire quoi peut conduire à penser que notre organisation administrative, tournée vers l'avenir et les décisions à prendre, présente une lacune et se trouve mal équipée pour la fonction de réflexion sur le passé. Aux Etats-Unis, pays où le Parlement représente une autorité, l'enquête aurait peut-être été confiée à une commission parlementaire, qui aurait entendu publiquement, et sous la foi du serment, tous les témoignages utiles, sans que rien ne vienne limiter sa compétence. Il aurait fallu qu'une telle commission d'enquête puisse provoquer toutes les enquêtes et recherches techniques utiles, et puisse, dans ses conclusions, aborder tous les domaines.
Elle aurait à retenir les recommandations techniques, sur la teneur desquelles les experts se seraient mis d'accord, mais également à se pencher sur l'histoire administrative du projet ; elle aurait à formuler ses observations sur le fonctionnement de la protection civile, des dispositifs d'alerte ou de l'appel à la solidarité nationale. Beaucoup d'observations peuvent n'impliquer aucune responsabilité Individuelle, mais la commission aurait naturellement à faire ressortir aussi celles qui auraient été encourues. A la suite d'une telle enquête, il appartiendrait à l'autorité judiciaire de prononcer éventuellement des inculpations, mais sans avoir à reprendre toute l'enquête technique, et aux autorités administratives de mettre au point les réglementations techniques et administratives.
Mais nous ne pouvons que constater qu'une enquête aussi large n'a pas été faite.
JEAN GOGUEL Ingénieur général des mines.