Le travail paie, qu'est-ce à dire ? | L’économie par terre ou sur terre ? | Jean-Marie Harribey
C’est devenu l’un des refrains les plus entendus. Le gouvernement, les économistes dominants, surtout ceux qui interdisent l’augmentation du Smic[1], le répètent à l’envi : « il faut que le travail paie ». Telle fut encore récemment la déclaration d’Édouard Philippe[2]pour habiller les propositions d’Emmanuel Macron visant à désamorcer le mouvement des Gilets jaunes. Mais elle n’est pas nouvelle, les ministres successifs de travail avaient également exprimé cette maxime, notamment Myriam El Khomri et Muriel Pénicaud, pour faire accepter leurs différentes lois travail. Ne voyons pas un paradoxe dans le fait que ceux qui ont affaibli les droits des travailleurs depuis tant d’années et organisé la baisse relative des salaires par rapport à la richesse produite deviennent tout à coup des défenseurs du travail. C’est un retournement fréquent dans l’histoire de la lutte idéologique des classes : retourner la réalité pour donner à voir son contraire. C’est vieux comme la domination, et c’est encore plus frappant à l’ère de la post-vérité et des fameuses fake news.
Deux questions se posent alors. Pourquoi le travail n’est-il pas assez bien payé ? En retournant le retournement, pourquoi le travail paie tout ?
1. Le travail n’est pas bien payé
La première question est la plus simple. Quarante années de capitalisme néolibéral ont laminé la part des salaires dans la valeur ajoutée en même temps que la gouvernance des entreprises était orientée exclusivement vers la rémunération des actionnaires, que la fiscalité progressive était restreinte et que les services publics étaient peu à peu affaiblis sinon privatisés.
De multiples raisons sont invoquées pour justifier – bien plus qu’expliquer – cette évolution : coût du travail trop élevé, révolution technique impliquant la mise au rencart des travailleurs insuffisamment qualifiés ou leur emploi pour une misère, et, par dessus tout, une mondialisation rendue responsable par ceux-là mêmes qui la glorifiaient ou l’organisaient. Autant de raisons qui obligeraient à comprimer les salaires, directs et indirects à travers les cotisations sociales. Or, durant les deux décennies 1980-1990, la part salariale a considérablement baissé.
INSEE Références, Édition 2018 – Fiches -– Activité, emploi et coûts salariaux
La part des salaires dans la valeur ajoutée dépend de l’évolution relative des salaires par rapport à la productivité du travail. Dans la période récente, cette part des salaires s’est à peu près stabilisée au niveau bas où elle était descendue lors de l’avènement des politiques néolibérales.
INSEE Références, Édition 2018 – Fiches – Activité, emploi et coûts salariaux
L’évolution des salaires peut aussi s’examiner en comparant le salaire moyen, le salaire de base et les prix. Le gain de pouvoir d’achat fut minime au cours des dix dernières années.
INSEE Références, Édition 2018 – Fiches - Revenus et coût du travail
Quant au SMIC, il n’a bénéficié d’augmentation supérieure à la hausse des prix que rarement au cours des quinze dernières années. Le gouvernement Macron-Philippe a donc choisi de poursuivre dans cette voie : au 1erjanvier 2019, il n’augmentera que de 1,8 %.
L’économiste Michaël Zemmour a fait remarquer que le Smic dit « super brut », c’est-à-dire incluant toutes les cotisations sociales (dites salariés et employeurs) n’avait pas augmenté depuis deux ans plus vite que le salaire brut moyen.[3]D’autre part, une hausse du Smic entraîne un rapprochement vers le salaire médian mais sans déplacer celui-ci, ce qui signifie que la répercussion d’une hausse du Smic sur les salaires au dessus décline rapidement.
Quel est l’impact des mesures adoptées par le gouvernement Macron-Philippe pour l'année 2019 ?
Mesures |
Cadeaux aux premiers de cordée |
Allègements pour les pauvres |
Total coût budgétaire |
CICE |
20 Mds |
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Allègements cotisations |
20 Mds |
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Suppression de l’ISF |
+4 Mds |
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Flat tax de 30 % |
+15 Mds[4] |
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Désocialisation des HS |
+2 Mds |
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Défiscalisation des HS |
+2 Mds |
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Annulation de la hausse de la taxe sur les carburants |
+4 Mds |
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Annulation de la hausse de la CSG pour les retraités <2000€ |
+1,5 Md |
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Prime pour l’activité |
+2,5 Mds |
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Total coût budgétaire |
63 Mds |
8 Mds |
71 Mds |
Le président de la République française aime près de 8 fois plus les premiers de cordée que les derniers.
2. Pourquoi le travail paie tout
Cette seconde question est plus complexe car elle suppose de mettre à bas tout l’édifice idéologique entourant la création de valeur et le salaire.
Le leitmotiv libéral « il faut que le travail paie » masque le fait que, au sens propre, c’est le travail qui paie tout. Parce que seul le travail engendre de la valeur ajoutée monétaire et que celle-ci, examinée en termes de répartition, se déverse en salaires, profits et transferts sociaux. C’est donc le travail qui engendre tous les revenus. Ce ne serait pas exagéré de dire que ce sont les travailleurs qui paient les profits des capitalistes, en plus de leurs propres salaires, les pensions aux retraités, les allocations aux chômeurs, etc. Ah, me direz-vous, les employeurs paient la masse salariale, achètent les machines, etc. Oui, ce faisant, ils avancent du capital. Et la valeur ajoutée produite par les travailleurs les rembourse, avec en sus le profit, destiné à accumuler du capital, et ainsi de suite.
Une fois cela intégré, la distinction oiseuse entre cotisations sociales dites salariales et les cotisations sociales dites patronales s’effondre. Répétons que toutes les cotisations sont prélevées sur la valeur produite.
Certes, mais alors les impôts ? Les impôts sur le revenu, sur le patrimoine (en baisse avec la suppression de l’ISF !) ou sur la consommation (TVA, taxes diverses) sont payés par les revenus, quelle que soit leur forme (salaires, dividendes…), dont l’origine est encore une fois le travail.
Au passage, remarquons que la différence entre impôts et cotisations sociales ne tient pas à leur source, mais seulement à l’assiette de leur calcul. On y reviendra prochainement avec la question des retraites. Et on l’a vu récemment avec l’affaire des taxes sur les consommations énergétiques[5]. Finalement, si l’on veut savoir qui paie, il faut regarder, d’une part, ce qu’il se passe au niveau de la production : le travailleur paie tout ; et, d’autre part, au niveau de l’utilisation finale de la production : le consommateur paie tout… avec ce qui vient du travail ! Le déni de la distinction entre source et assiette d’un prélèvement, ainsi que l’ignorance de l’origine de la valeur conduisent à certaines confusions, notamment sur les cotisations sociales, sur le revenu universel, sur la taxation des robots, etc.
Au fond, ces précisions invitent à réfléchir à ce qu’est le salaire. Vieille question. Le salaire rémunère la force de travail dont le niveau dépend de l’évolution socio-économique et du rapport de forces entre employeurs et travailleurs. Les inégalités entre salaires n’ont rien à voir avec la productivité de chacun.
Quand Macron décide d’augmenter la prime d’activité plutôt que le Smic, il opère un quintuple coup de force :
- il empêche la progression des salaires ;
- il discrimine les salariés payés au Smic ;
- il empêche la progression des droits à la retraite ;
- il empêche la progression du financement de la protection sociale avec la prime d’activité et les heures supplémentaires sans cotisations ;
- il détruit à terme les services publics avec la défiscalisation des heures supplémentaires et la diminution des impôts.
Dès qu’il est question du salaire dans sa partie socialisée, aussitôt le dogme libéral de la baisse des dépenses publiques et sociales resurgit sous la forme d’une injonction relevant d’une loi quasi naturelle : 56,4 % du PIB, nous dit-on, c’est trop, d’autant plus que ce niveau est le plus haut du monde. Sauf que, d’une part, ce chiffre est faux, et, d’autre part sa mise en avant relève d’une mauvaise foi évidente.
Faux car les dépenses publiques englobent les consommations intermédiaires publiques, alors que le PIB auquel elles sont comparées ne contiennent pas les consommations intermédiaires de l’ensemble de l’économie. En 2017, les dites dépenses publiques s’élevaient à 1294 milliards, la valeur ajoutée brute des administrations publiques s’élevait à 374,6 milliards d’euros, soit 29 % de ce qui est mesuré sous le terme de « dépense publique », tandis que plus de la moitié de celle-ci est constituée par les transferts sociaux, soit environ 700 milliards d’euros.Les consommations intermédiaires publiques s’élevaient à 111,7 milliards, le PIB à 2291,7 milliards et toutes les consommations intermédiaires à 1986,4 milliards, exclues du PIB. Donc, ou bien on devrait sortir des dépenses publiques les consommations intermédiaires publiques, ce qui ramènerait la part des dépenses publiques à 49,7 % du PIB, ou bien on devrait comparer toutes les dépenses publiques au PIB augmenté des consommations intermédiaires totales, et on obtiendrait une part des dépenses publiques de 29,2 % du PIB. Dans tous les cas, la présentation habituelle (56,4 % du PIB) est fausse. Comme le dit le site FIPECO, « Les dépenses publiques sont souvent exprimées, y compris dans cette fiche et sur ce site, en points ou % du PIB (le PIB de 2017 étant estimé à 2 292 Md€), ce qui est un abus de langage car seule la valeur ajoutée des APU pourrait être exprimée en pourcentage du PIB », ce qui donnerait 374,6 / 2291,7 = 16,3 % du PIB. [6]
De plus, et là, l’ignorance cohabite avec la mauvaise foi, derrière ladite dépense publique se trouvent des sommes qui alimentent la dépense privée et nourrissent des revenus et emplois du secteur privé : près des deux tiers des dépenses de santé sont des revenus des professionnels de santé libéraux, des cliniques privées et des laboratoires pharmaceutiques, les investissements en infrastructures sont les revenus du secteur du bâtiment, etc. Sans oublier le fait que, dans les comparaisons internationales, la définition des dépenses publiques ne recouvre pas le même champ. Aux États-Unis, les dépenses de santé sont privées pour la plupart, les primes aux compagnies privées d’assurance sont donc hors statistiques de la dépense publique. Et, en Allemagne, il n’y a pas d’école maternelle.
Le tintamarre autour de la dette publique française est également susceptible de dévoilage : la comparaison entre celle-ci et le PIB, qui approche les 100 %, n’a guère de sens puisqu’elle met en rapport un stock de dette avec un flux annuel de revenu.[7]
Terminons en rappelant que le grief le plus souvent invoqué par les libéraux qui veulent restreindre la sphère non marchande en saturant le débat politique de la prétendue nécessité de baisser la dépense publique est que cette sphère serait parasitaire pour l’économie marchande, seule légitime car seule productive à leurs yeux, ce qui obligerait à prélever l’une pour financer l’autre. Rien n’est plus faux. Les travailleurs employés dans la fonction publique (fonctionnaires comme salariés sous droit privé) sont productifs, non seulement de services utiles (éducation, soins…), mais aussi de valeur économique, comptabilisée dans le PIB à hauteur des salaires versés. Dès lors, les impôts et cotisations, dénommés souvent de manière péjorative prélèvements obligatoires, constituent en réalité le paiement collectif du produit non marchand, qui s’ajoute au produit marchand et ne lui est pas soustrait : une vraie valeur ajoutée, monétaire, mais non marchande. Les prélèvements sont donc effectués sur un produit total déjà augmenté du produit non marchand.[8] Et ils sont payés collectivement par tous les contribuables et cotisants ; par analogie, les consommateurs paient individuellement leurs achats de voitures ou d’ordinateurs, sans que l’on puisse dire qu’on prélève quelque chose sur eux pour « financer » les travailleurs qui les fabriquent. Donc, tous les idéologues libéraux se trompent et nous trompent en affirmant : « l'économie gratuite est intégralement financée par les producteurs de richesses marchandes, ceux qui, au sens propre, font du fric. »[9] Cette maxime, qui pourrait figurer au Panthéon de la « connerie » (comme dit Michel Husson[10]), oublie que le travail paie tout parce qu’il produit tout, même là où ne pénètre pas le capital.
[2] Édouard Philippe, « Nous accélérons les mesures pour le pouvoir d’achat », Les Échos, 17 décembre 2018.
[5] Jean-Marie Harribey, « Pas n’importe quelle taxes ! Et sous conditions ! », 19 décembre 2018.
[7] Pour un état des lieux, voir Christian Chavagneux, « Dette publique : pas de quoi paniquer ! », 17 décembre 2018.
[10] Michel Husson, « Les fondements microéconomiques de la connerie », Alencontre, 30 novembre 2018.