JustPaste.it

Chanel fabrique et vend des produits grâce à Pôle emploi

Chanel fabrique et vend des produits grâce à Pôle emploi

À Millau, dans l’Aveyron, l’entreprise Causse produit pour Chanel des porte-cartes vendus plusieurs centaines d’euros pièce. Certains de ces objets sont fabriqués par des personnes en formation, rémunérées par France Travail (ex-Pôle emploi).

Victor Fièvre, Mediapart

22 avril 2024 à 12h13

 

20240422imgchanelfabriqueetvenddesproduitsgraceafrancetravail.jpgEn janvier 2013 à la ganterie Causse, rachetée par Chanel. © Photo Pascal Pavani / AFP

 

Des porte-cartes Chanel d’une valeur de 660 euros produits grâce à France Travail, ex-Pôle emploi. Comme d’autres, Sandrine et Catherine* ont fabriqué ces objets en 2023 pour l’entreprise de luxe, lors d’une formation rémunérée par l’organisme public responsable des demandeurs et demandeuses d’emploi. Elles n’ont ensuite pas été gardées dans l’entreprise. Et la marque de luxe assume parfaitement la situation.

 

Millau (Aveyron) est renommée pour sa ganterie, et Causse est l’une des entreprises spécialisées dans ce domaine. À partir de 2016, la manufacture s’est aussi lancée dans la petite maroquinerie pour Chanel, qui l’a rachetée en 2012. Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel, déclarait alors : « La maison Causse dispose d’un savoir-faire rare et traditionnel que nous voulions préserver. »

 

Depuis son rachat, la manufacture a multiplié son chiffre d’affaires par près de 13, passant à 13,1 millions d’euros en 2022. Elle compte aujourd’hui une centaine d’employé·es, et les affaires de Chanel à Millau ne cessent de s’accroître. Notamment avec l’aide logistique et financière du service public France Travail.Le 20 avril 2023, Sandrine et Catherine ont participé à une réunion d’information organisée par l’agence Pôle emploi de Millau. Une formation en maroquinerie chez le gantier Causse leur a été présentée, via le dispositif AFPR, pour « action de formation préalable au recrutement ».

 

Parmi la quarantaine de participantes à la réunion, Sandrine et Catherine ont été retenues avec six autres femmes, pour une formation de huit semaines. Elle débute le 15 mai et a lieu dans les locaux de l’entreprise Causse, encadrée par le Greta, le centre de formation pour adultes attaché à l’Éducation nationale. L’employeur s’engage à recruter pour un CDD de six mois les stagiaires arrivant au bout du dispositif.

 

Dans un premier temps, la formation se limite à l’apprentissage de gestes professionnels, sur des pièces d’essai pour Chanel. Mais après un premier écrémage, les stagiaires retenues passent de huit à quatre le 28 juin, et les choses changent. « On nous dit : “Vous êtes prêtes, on va travailler avec du cuir et des vraies pièces, et si elles sont correctes, ça part à la vente” », se souvient Catherine.

 

Contactée par Mediapart, la marque confirme : « Si la pièce confectionnée remplit l’ensemble de nos critères d’excellence, et uniquement dans ce cas, elle peut être commercialisée. » Parmi les rares élu·es de la formation, la surprise domine : « Tout le monde était choqué, on en parlait entre nous. Je n’étais pas la seule à trouver ça bizarre mais les autres avaient besoin du boulot », note Sandrine. Hors de question d’émettre une remarque, une rumeur voulant que les personnes qui soulèvent le problème soient « virées immédiatement ».

 

« La personne en formation, en situation de précarité, attend le contrat de travail, dans un lien de subordination avec l’employeur, et de fait, va travailler gratuitement », analyse Guillaume Bourdic, élu CGT chez France Travail.

 

Des dizaines de pièces par personne

L’AFPR une fois terminée, les quatre rescapées enchaînent sur trois semaines de « tutorat interne ». « Ce n’est en fait que de la production, le but étant de voir si vous arrivez à vous adapter aux cadences qui sont extrêmement élevées », détaille Sandrine. La direction leur annonce qu’à terme, elles doivent produire soixante pièces hebdomadaires pour Chanel, du modèle AP0214 précisément.

L’objectif est difficile à atteindre, mais en près de trois semaines, Catherine et Sandrine estiment l’une et l’autre avoir produit environ 65 porte-cartes, quand les deux autres stagiaires, plus rapides, atteignent presque les 95 pièces chacune. Autrement dit plusieurs dizaines de milliers d’euros de ventes potentielles pour la marque, par personne.

 

Guillaume Bourdic détaille la manœuvre : « Normalement, la personne ne devrait pas avoir une activité salariée. En pratique, bien souvent, une entreprise négocie trois mois d’AFPR pour avoir les aides, et au bout de quinze jours, la personne est opérationnelle et se met à travailler. »

Certes, l’entreprise Causse a dû débourser 3 581 euros par stagiaire en direction du Greta, le centre de formation qui fournit les tuteurs. Une somme à mettre en perspective des porte-cartes produits lors de la formation, et également des règles de l’AFPR.

 

Le site de France Travail mentionne que l’entreprise peut en effet recevoir jusqu’à 3 200 euros d’aide après l’embauche d’un·e stagiaire, en fonction du nombre d’heures effectuées. Difficile d’estimer la somme exacte reçue par l’entreprise dans ce cadre. Contactée, elle a refusé de donner le montant des aides perçues.

 

Droits au chômage épuisés

« Je trouve ça inadmissible, c’est du travail dissimulé », s’indigne en tout cas Catherine. Sandrine acquiesce : « Que des entreprises aussi excédentaires profitent de dispositifs financés par les contribuables, je trouve ça scandaleux. » En mai 2023, au moment où débutait l’AFPR, Chanel publiait son bénéfice net : 4,6 milliards de dollars pour l’exercice 2022, année record.

Pendant ce temps à Millau, les stagiaires qui touchaient déjà l’allocation-chômage ont utilisé leurs droits pendant la formation. Catherine les a même épuisés : « Il me restait trois mois de chômage au début de l’AFPR, donc je me suis retrouvée sans rien à la sortie. »

 

Celles qui n’avaient pas droit aux allocations-chômage, comme Sandrine, en reconversion, ont été directement rémunérées par France Travail. À raison de 723 euros par mois, soit à peine plus que le prix unitaire d’un porte-cartes. « Comme le veut le cadre légal, les personnes sélectionnées ne sont pas salariées de l’entreprise Causse et sont indemnisées par France Travail », confirme Chanel.

 

Sandrine et Catherine, 55 et 52 ans, étaient les deux femmes les plus âgées de la formation. Pendant le travail à la chaîne, une épée de Damoclès planait constamment au-dessus de leur tête. « Ce n’était pas compliqué mais hyper rapide. C’est très anxiogène. On peut très bien vous convoquer un beau jour pour vous dire que c’est fini pour vous, raconte Catherine. On appelait ça “Causse Lanta” [en référence à l’émission de survie de TF1 « Koh-Lanta » − ndlr]. »

 

Les craintes de Catherine se sont matérialisées trois jours avant la fin de la formation. Convoquée dans le bureau des ressources humaines, on lui annonce qu’elle ne répond pas aux critères d’exigence. Elle est mise dehors après près de trois mois. « À ce moment-là, vous ressentez de la rage, souffle Catherine. Si on m’avait fait sortir au bout de trois semaines, ça ne m’aurait pas posé de souci. »

 

Même sentence pour Sandrine, et même sentiment d’amertume. « Quand ils vous recrutent, ils vous disent qu’ils attendent beaucoup de “savoir-être”. Eux sont extraordinairement polis, mais ils jettent les gens à la première occasion. »

 

Un dispositif en expansion

Chanel assure à Mediapart avoir gardé cinquante personnes au sein de l’atelier d’assemblage depuis le début des AFPR, il y a cinq ans. Soit « 94 % des personnes formées », selon ses calculs. Ce chiffre impliquerait donc que cinquante-trois personnes au total aient participé aux formations, et que seules trois d’entre elles n’aient pas été gardées.

 

Or, dans la seule promotion de mai 2023, six stagiaires ont été écartées avant l’obtention d’un contrat. Chanel maintient pourtant sa version, assurant que les sessions accueillent de deux à huit stagiaires.

 

L’AFPR ne permet d’obtenir ni diplôme ni certificat que les stagiaires pourraient utiliser pour la suite de leur carrière. « Il n’y a pas de qualifications obtenues derrière. C’est du sur-mesure par rapport aux besoins d’une entreprise », confirme une responsable d’équipe de l’agence France Travail à Millau.

 

La situation rappelle celle que Rue89 avait révélée en 2013 : Leclerc profitait d’une formation Pôle emploi à Auxerre. Après une heure de formation, les stagiaires commençaient à travailler comme des employé·es classiques, et une partie n’avaient pas même obtenu un CDD à la sortie.

 

Selon Guillaume Bourdic, de la CGT, la pratique est assez développée et « des accords ont été passés avec un certain nombre de grands groupes pour démultiplier les AFPR, qui sont, à notre sens, pour beaucoup d’entre elles, des périodes d’essai déguisées ou de travail gratuit ». Il rapporte que l’établissement public affiche un objectif d’augmentation de 25 % des AFPR pour l’année 2024, « pour satisfaire les besoins des employeurs ».

 

Catherine, pour qui travailler pour Chanel représentait « un rêve de gamine », a eu du mal à encaisser l’échec. « Je m’étais tellement investie, et la surprise a été tellement féroce que j’ai mis un peu de temps à me relever », confie-t-elle. D’autres sont passées par là, et d’autres risquent de connaître les mêmes désillusions : à Millau, France Travail a lancé une nouvelle session de formation en février dernier.

 

Victor Fièvre