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#metoo : « La justice doit avoir le monopole de la sanction, elle n’a pas celui de la vérité »

 

L’avocat Christophe Bigot met en évidence un usage détourné de la présomption d’innocence qui se heurte à une autre valeur tout aussi fondamentale : la liberté d’expression.

 

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D ’Adrien Quatennens à Nicolas Hulot, de Gérald Darmanin à Patrick Poivre d’Arvor, d’Eric Coquerel à Damien Abad ou Julien Bayou, les soubresauts de la vague #metoo n’en finissent pas d’opposer des positions irréconciliables.

 

D’un côté, un mouvement de fond dénonçant les abus et pratiques de domination caractérisant une période qu’il est nécessaire de purger ; de l’autre une vision intransigeante de l’Etat de droit qui rappelle les principes fondamentaux de la prescription et de la présomption d’innocence.

Cette dernière position s’est encore incarnée il y a quelques jours par les prises de paroles d’Elisabeth Badinter dénonçant un mépris de la justice et des principes démocratiques, et celle du garde des sceaux Eric Dupond-Moretti stigmatisant une société de la délation. Ce clivage est par surcroît alimenté par les arrière- pensées des uns et des autres. Mais il est une question centrale à laquelle il faut répondre : la principale objection formulée tenant au fait que les intéressés n’ont pas (encore) été jugés, la justice peut-elle – doit-elle – avoir le monopole de la vérité ?

A cette question, la réponse est pourtant simple. Si d’évidence dans un Etat de droit, la justice doit avoir le
monopole de la sanction, elle n’a pas celui de la vérité.
Bien entendu, l’autorité judiciaire dispose de moyens spécialement e
fficaces de coercition et met en œuvre une méthodologie rigoureuse, mais cela ne lui confère aucun monopole. Le rôle de la justice ne saurait en aucune manière être celui d’établir la vérité sur tous les faits sociaux, d’arbitrer tous les débats de société, et de ravaler l’expression publique au rang d’une valeur subsidiaire.

 

Blanchi à l’ancienneté

Cette posture relève d’une sacralisation du rôle de la justice, présentée comme devant disqualifier tout autre mode d’établissement de la vérité. Nombre de tribunes brandissant la présomption d’innocence développent ainsi une opinion d’inspiration quasi religieuse, imposant une lecture de la société dans le seul prisme du droit pénal, alors qu’il s’agit d’une imposture intellectuelle.

La présomption d’innocence est ici brandie à mauvais escient, dans le but d’exclure tout débat public. Elle est en effet une garantie absolue et indispensable du procès pénal et constitue à ce titre un principe fondamental d’ordre procédural, mais elle ne fait pas obstacle à l’information ou à la prise de parole. Dans le champ de l’expression publique, la protection de cette présomption doit être mise systématiquement en balance avec la liberté de s’exprimer et la Cour de cassation a eu l’occasion de le préciser à de multiples reprises. En d’autres termes, ce principe fondamental est non seulement invoqué à tort quand il n’existe aucune procédure en cours mais, lorsqu’une enquête ou une instruction a été ouverte, cela n’exclut d’aucune manière témoignages publics et récits à charge.

 

Il en va d’autant plus ainsi lorsque chacun sait que la justice ne tranchera jamais au fond, pour des raisons tenant soit à l’ancienneté des faits, soit à l’inexistence des preuves, la victime n’ayant que son propre récit à soumettre aux enquêteurs. On conçoit alors que certaines des personnalités mises en cause veuillent profiter de cet effet d’aubaine et se satisfassent du statut de personnage blanchi en quelque sorte à l’ancienneté, mais la société ne saurait s’en réjouir, et il est ici commode de brandir des grands principes en les présentant comme des totems indépassables, ce qui travestit leur fonction.

 

Droit de savoir

C’est ainsi le cas de la prescription, porte-étendard des tribunes qui la dénaturent grossièrement en lui donnant plus de portée qu’elle n’en a. Cette garantie procédurale fait seulement obstacle au prononcé d’une sanction, mais n’efface pas les faits eux-mêmes. Ce n’est pas un bâillon généralisé qui serait imposé par les principes fondamentaux d’une société démocratique. C’est pourquoi, en l’absence de procédure, il n’existe aucune raison valable pour priver le public de la vérité, ou à tout le moins d’un débat sur celle-ci. Cette liberté d’expression relative aux faits prescrits a été rappelée solennellement par le Conseil constitutionnel dans une décision du 7 juin 2013.

 

 

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Lire aussi : « Les Cahiers de la justice » tentent de cerner les frontières du consentement

Il ne s’agit donc pas d’entrer en guerre contre l’Etat de droit, comme on a pu le lire parfois, d’autant que les mis en cause peuvent agir en diffamation afin de susciter un débat de preuves en justice. Mais ils préfèrent en général brandir leur statut d’innocent à l’ancienneté et se gardent bien la plupart du temps d’utiliser cette possibilité, peu enclins à engager des procédures judiciaires pour instruire leur propre procès.

Information légitime

Dans ce débat très clivant, les positions se sont polarisées autour des intérêts des différents protagonistes, en perdant de vue le troisième homme : le citoyen, dont le droit de savoir ne saurait passer pour négligeable. Que tel homme politique s’engage publiquement en féminisme tout en giflant à l’occasion sa compagne ; que tel autre profite de la vulnérabilité d’une femme venue lui demander un service ; que le monde de la télévision ait pu être pendant des décennies sous la coupe de mâles dominants s’arrogeant un droit de cuissage sur leur entourage, voici autant de sujets d’intérêt public sur lesquels l’information est parfaitement légitime et ne doit pas être subordonnée aux aléas d’une procédure pénale.

Au Panthéon des valeurs démocratiques, la liberté d’expression n’est pas une valeur subalterne, bien au contraire. Selon le Conseil constitutionnel – encore lui – il s’agit d’une « liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son exercice est l’une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale ». Il convient de ne pas l’oublier.

 

 

Christophe Bigot, spécialiste du droit des médias, est avocat de groupes de presse et d’édition dont « Le Monde »

Christophe Bigot (Avocat)

 

 

 

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