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« Nous manquons d’informations objectives » sur les prélèvements des mégabassines

Gestion de l’eau : « Nous manquons d’informations objectives » sur les prélèvements des mégabassines

 

La mobilisation contre les mégabassines reprend jeudi à Orléans, à l’occasion du conseil d’administration de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne. De nombreux scientifiques considèrent que ce type de réservoir est une « maladaptation ». Entretien avec l’hydrogéologue Florence Habets.

Amélie Poinssot

15 décembre 2022 à 07h15

 

 

 

 

Et si les mégabassines étaient précisément l’inverse de ce qu’il fallait faire en matière de gestion de l’eau pour les années à venir ?

 

C’est ce que pensent toutes les personnes désormais mobilisées contre le développement de ces réservoirs à usage agricole autour du Marais poitevin. Une partie d’entre elles manifestent jeudi 15 décembre à Orléans pour dénoncer le financement public de ces infrastructures, devant les locaux de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne qui tient son conseil d’administration.

 

Une délégation y sera reçue, composée de membres du collectif « Bassines non merci », du syndicat de la Confédération paysanne, et de deux élus Europe Écologie-Les Verts – le député européen Benoît Biteau et le sénateur Daniel Salmon.

 

Côté scientifiques, plusieurs aujourd’hui apportent leur expertise et leur connaissance des changements climatiques en cours pour indiquer que ce modèle de réservoir ne peut pas constituer une solution. Qu’il faut plutôt revoir la consommation d’eau de certaines pratiques agricoles avant de construire de nouvelles bassines, comme les seize réserves prévues par la Coopérative de l’eau des Deux-Sèvres pour stocker 6,8 millions de mètres cubes d’eau à l’horizon 2025.

 

Entretien avec l’hydrogéologue Florence Habets, directrice de recherche au CNRS.

 

Mediapart : Un projet de seize mégabassines dans les Deux-Sèvres, un autre d’une trentaine dans la Vienne, une centaine en tout dans les départements tout autour du Marais poitevin… Et une opposition de plus en plus importante de mouvements citoyens et paysans. Que sont ces mégabassines ?

 

Florence Habets : Officiellement on parle de « réserves de substitution ». Dans une région où, depuis longtemps, on prélève de l’eau en été pour irriguer, ce qui a un fort impact sur les milieux et sur les nappes souterraines, l’objectif de ces bassines est de prélever dans les nappes en hiver et de stocker afin de diminuer les prélèvements estivaux.

 

La caractéristique de cette zone de l’ouest de la France, c’est qu’elle est assez plate : il n’y a pas de relief, sauf dans la partie nord du Marais poitevin. C’est pourquoi les prélèvements ne peuvent s’effectuer par la captation ou la dérivation d’un écoulement d’eau, comme un barrage par exemple, et vont chercher dans les sous-sols. Et c’est pourquoi ces bassines sont entourées de digues.

Un agriculteur devant une « réserve de substitution » à Périgné, dans les Deux-Sèvres, en septembre 2020. © Photo Philippe Lopez / AFP

Vous faites partie des scientifiques qui parlent d’une « maladaptation ». Pourquoi ?

Ces bassines sont une adaptation à un problème qui date des années 1980-1990, sur la base des études du BRGM [Bureau de recherches géologiques et minières – ndlr], établissement public spécialisé dans les sous-sols. Ce bureau de recherches a fait une modélisation très fine, très détaillée du Poitou-Charentes, mais sans intégrer du tout le changement climatique dans ses études. Cela pose question : on règle le problème des années 1990, mais avec quelle efficacité pour les années à venir ?

 

Il y a pourtant eu des choses innovantes : en 2018, le protocole des Deux-Sèvres avait mis autour de la table tous les agriculteurs irrigants d’un même bassin versant, et était parvenu à faire diminuer la quantité d’eau prélevée à 80 % des volumes précédents, sans qu’il y ait de conflit.

 

En échange, les agriculteurs s’étaient engagés à s’orienter vers des pratiques plus écologiques afin de limiter la pollution des eaux. Cette partie cependant ne fonctionne pas très bien : la qualité de l’eau n’est pas au rendez-vous. En principe, les agriculteurs peuvent se voir refuser l’accès à l’eau s’ils ne respectent pas les engagements, mais cela ne s’est jamais vu. Ces engagements sont par ailleurs timides et ne vont pas beaucoup plus loin que l’objectif national. Or cela fait dix ans que nous devons baisser de moitié l’usage de produits phytosanitaires en agriculture et ça n’avance pas beaucoup…

 

Autre problème : si l’eau, en sous-sol, est fraîche et de qualité, quand elle est prélevée et se retrouve en surface dans les bassines, il y a de fortes pertes par évaporation. Se produit un phénomène d’eutrophisation : développement des cyanobactéries et des algues vertes. Cette eau risque de devenir inexploitable. Au Canada, où les températures se réchauffent plus vite que chez nous, de nombreux lacs sont touchés par ce phénomène d’eutrophisation.

 

Enfin, le fonctionnement de ces mégabassines, avec leurs pompes, a un coût énergétique non négligeable.

Les premières bassines sont apparues dans le Marais poitevin dans la deuxième moitié des années 1990. Aujourd’hui, ce sytème pourrait s’étendre sur d’autres territoires alors qu’il repose sur cet historique un peu bizarre où le changement climatique n’a pas été intégré.

 

Quels sont les autres endroits en France où se pose cette question de la gestion de l’eau et où des conflits pourraient potentiellement émerger ?

Les conflits sur les usages de l’eau peuvent éclater partout, mais certaines régions sont plus démunies que d’autres. Le Poitou-Charentes et les Deux-Sèvres sont particulièrement pauvres en eau car elles sont très éloignées des montagnes et des grands fleuves. Tandis que la Drôme, très exposée aux canicules, est desservie par le Rhône et l’Isère et de nombreuses dérivations. Les zones de plaine situées en aval des montagnes, de manière générale, sont mieux loties. Dans ces cas-là, comme dans le Gers, toute l’eau irriguée est consommée.

Les variations sont grandes sur le territoire français. La ressource n’étant pas abondante, de nombreuses zones sont dépendantes de l’eau présente en d’autres endroits. C’est ce que l’on appelle la solidarité amont/aval. En Poitou-Charentes, il n’y a quasiment plus de ressource en eau.

 

Cela dit, il existe des zones plates où la ressource en eau est encore abondante. C’est le cas de la Beauce [région de forte production agricole – ndlr], qui dispose d’un gros aquiphère, c’est-à-dire un sous-sol saturé d’eau.

Avec le changement climatique, l’équilibre trouvé dans chaque territoire va être modifié. Les droits à l’eau vont être bouleversés. Et dans les endroits où il y avait un usage massif de l’abondance, il y aura des problèmes.

Les conflits apparaissent déjà lorsque différents usages entrent en concurrence : agriculture, hydroélectricité, canons à neige… On l’a vu dans les Alpes récemment [dans la station de ski de La Clusaz, une mobilisation s’oppose à la construction d’une nouvelle retenue d’eau artificielle ; les travaux sont actuellement suspendus – ndlr].

 

Comment résoudre ces conflits ?

Nous avons besoin aujourd’hui d’intelligence collective. Nous n’y arriverons pas sans écoute, ni sans données.

C’est précisément le problème sur les mégabassines : nous manquons d’informations objectives. J’ignore si ces installations sont répertoriées quelque part, si un ministère centralise tout ce qui se fait au niveau local. Par ailleurs, nous ne disposons pas de données piézométriques [mesure de profondeur de la surface de la nappe d’eau souterraine – ndlr] assez anciennes, et nous n’avons aucune idée du niveau de perte par évaporation à la surface des bassines.

 

Il nous manque également les informations de base. Quel est, par exemple, le volume des prélèvements envisagés pour les nouvelles mégabassines ? Sachant que ces projets, élaborés il y a trente ans, sont déjà obsolètes. Certains ont d’ailleurs été retoqués parce qu’il a été jugé qu’il y avait tromperie sur les volumes d’irrigation [en mai 2021, neuf projets de mégabassines dans les Deux-Sèvres ont été retoqués par le tribunal administratif de Poitiers ; leur capacité a été revue à la baisse depuis – ndlr]. Pendant ces trente années, est-ce que des contrôles sur les volumes prélevés pour l’irrigation ont été mis en place ?... Nous n’y avons pas accès en tout cas.

 

En tant que chercheuse hydrologue travaillant sur la prévision des eaux souterraines, j’ai besoin de connaître les volumes qui vont être prélevés, de savoir si les gens cessent de prélever pendant les arrêtés sécheresse… or il n’y a aucun moyen de le savoir. Cette façon de dissimuler l’information, à ce niveau-là, est volontaire. Cela relève d’une politique du « je ne contrôle pas ».

 

Quel est le lien précisément entre changement climatique et raréfaction de la ressource en eau ?

Le climat de la Terre est très piloté par la présence d’eau. Donc un changement du climat affecte tout le cycle de l’eau : il modifie la distribution spatiale – il n’y a pas les mêmes pluies aux mêmes endroits – et la distribution temporelle.

 

Deux phénomènes extrêmes très importants sont en train de se produire. Comme l’atmosphère est plus chaude, elle peut transporter plus de vapeur d’eau. Conséquence, lorsqu’il pleut, il peut pleuvoir plus : les épisodes de précipitation intenses seront plus intenses, et cela s’observe déjà partout dans le monde.

Le second, c’est qu’on est parti pour une période de 200-300 ans où l’on va connaître des déficits de vapeur d’eau plus importants. Ce qui va avoir pour effet d’augmenter l’évaporation de l’eau présente dans les sols et de nous précipiter dans des sécheresses. Nous allons ainsi connaître des sécheresses de plus en plus conséquentes et de plus en plus longues. Si nous parvenons à limiter la hausse moyenne des températures européennes à 1,5 degré, les sécheresses les plus longues dureront en moyenne trois ans, selon les modélisations.

 

Dans de tels cas, les réservoirs d’eau que constituent les mégabassines seront vides dès le deuxième hiver. On voit bien que cela ne répond pas au problème. D’autant que trois ans, c’est le moins pire des scénarios !

Il s’agit de s’adapter au milieu et non pas d’adapter le milieu à nos conditions.

La dernière longue sécheresse que la France a connue, c’était au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Mais à l’époque, notre consommation était bien moindre : il n’y avait pas d’eau courante ni d’électricité partout, pas d’industrie. Notre dépendance à l’eau s’est considérablement accrue depuis. En cas de longue sécheresse, ce n’est pas seulement le réseau d’eau potable qui ne va pas fonctionner : l’eau en surface des bassines s’évaporera et les réserves ne se rechargeront plus. 

 

L’agriculture représente 45 % de la consommation d’eau en France. Peut-elle consommer moins ?

La question n’est pas de savoir si elle peut : il le faudra. Aujourd’hui on consomme mal, et 30 % de notre production agricole est gaspillée. Il y a des marges de manœuvre !

 

Il faut revenir vers des variétés, des espèces et des dates de culture qui correspondent à ce que le sol et les plantes peuvent supporter. Il s’agit de s’adapter au milieu et non pas d’adapter le milieu à nos conditions.

À travers la manière dont nous consommons, nous avons une responsabilité. Mais c’est la société tout entière qui doit se rendre compte que cela ne marche pas.

 

Pourtant il y a eu les Assises de l’eau organisées en 2018-2019 par le ministère de la transition écologique, le Varenne de l’eau organisé par le ministère de l’agriculture… et rien ne change. La puissance publique est-elle impuissante à réformer nos usages de l’eau ? Est-ce par manque d’audace politique ?

Il y a une très grosse volonté politique de donner à l’agriculture la priorité de l’accès à l’eau. C’est ce qu’a montré le Varenne de l’eau. En principe, la question de l’eau – qui est un bien commun et un milieu de vie, rappelons-le – relève du ministère de la transition écologique. Mais le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire est là à chaque fois que le sujet est sur la table… Les filières de production exercent un lobbying très fort afin de maintenir leurs prélèvements.

 

Même pour l’accès à l’eau potable, qui devrait être une priorité, on sent qu’il y a des régions où cela devient compliqué de limiter les prélèvements agricoles qui se font au détriment de l’eau potable.

 

Il faut noter aussi que ces mégabassines bénéficient d’un important financement public. Des agriculteurs font financer par l’État une structure pour leur usage propre… Ce schéma ne pourra pas durer longtemps avec la raréfaction de la ressource.

 

Il y a quelque chose de scandaleux à observer cela, tandis que des métropoles comme Poitiers cherchent à développer le bio et le local dans les cantines. Mais comment de nouvelles installations agricoles pourront-elles se faire s’il n’y a plus d’eau disponible ?

 

Amélie Poinssot