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À Ivry-sur-Seine : « Regardez comment on traite les éboueurs ! »

Les éboueurs grévistes qui occupaient le garage d’Ivry-sur-Seine ont été brutalement évacués par les gendarmes vendredi 17 mars au matin. D’autres conducteurs ont été réquisitionnés et obligés de reprendre le travail dans l’après-midi, selon Force ouvrière. 

Jade Lindgaard

17 mars 2023 à 19h22

 

 

IvryIvry-sur-Seine (Val-de-Marne).– On dirait une mêlée de rugby, mais à l’envers. Des hommes en chasuble syndicale, gilet jaune fluo et tenue de travail verte résistent de toutes leurs forces aux gendarmes casqués et gantés qui les poussent durement avec leurs boucliers. « C’est notre garage ! », « On est chez nous ici, c’est notre lieu de travail ! », « On est des ouvriers ! »

Vendredi 17 mars au matin, le garage de camions-bennes du service de ramassage des ordures de la ville de Paris, à Ivry-sur-Seine, a été brutalement évacué par la préfecture de police. Vers 8 h 30, les forces de l’ordre sont entrées dans la cour et en ont expulsé les agents et leurs soutiens. Bousculades, pressions derrière les boucliers, jets de gazeuse et même début de bagarre se sont enchaînés, comme on le voit sur ces images :

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Une partie des chauffeurs qui y garent habituellement leur véhicule sont en grève depuis le 6 mars et bloquent l’installation. Une cinquantaine de chauffeurs se trouvaient sur place, selon Farid Ladjal, représentant Force ouvrière (FO) des conducteurs. Quelques minutes avant l’évacuation, tous les présents s'étaient déclarés grévistes. Quatre personnes, dont le délégué FO, ont été interpellées puis rapidement relâchées. Dix-sept personnes ont été blessées, selon le syndicat.

Une fois dehors, Nordine a les yeux gonflés de larmes, provoquées par les lacrymos. « Ils veulent nous faire travailler, mais je ne vais pas conduire mon camion dans cet état. » À 62 ans, il est chauffeur de camion-benne pour huit mois encore. « Je ne fais pas ça pour moi, c’est pour mes enfants et mes petits-enfants. » Sa colère est palpable : « Regardez comment on traite les éboueurs, les plus bas ! Faut pas croire que ça va s’arrêter là. Si je dois reprendre mon camion, je vais faire du tourisme. Je prendrai une poubelle par-ci, une poubelle par-là. Les 10 000 tonnes de poubelles, elles seront évacuées en je ne sais pas combien de temps. » 

Avant la charge, une voiture s’arrête au niveau du piquet de grève. Deux femmes baissent la vitre : « C’est pour la caisse de grève ! » Elles glissent 5 euros en pièces dans la main d’un agent. « Beaucoup de gens donnent, explique ce dernier : 20, 30, 50 euros. » L’annonce, la veille, du recours au 49-3 pour faire passer le projet de réforme des retraites a stupéfié Farid : « J’y croyais pas. C’est une dictature de loi ! C’est un manque de respect pour les travailleurs et les jeunes. »

Une préfecture ne peut réquisitionner que des personnes privées, pas des agents publics.

Emmanuel Gayat, avocat spécialisé en droit du travail

Devant l’entrée du garage, une petite centaine de personnes se sont réunies en soutien aux grévistes : des étudiant·es, des militant·es, des grévistes. La vue de caméras de télévision crispe. « C’est pas vrai ce qui se dit toute la journée à la télé, que les éboueurs partent tous à la retraite à 57 ans, tient à corriger le responsable FO. C’est possible en théorie, mais il y a une décote. Qui a envie de toucher 600 balles de retraite ? J’en ai jamais vu partir à 57, ils partent à 60. » Exaspérés par la couverture médiatique de leur mouvement, les grévistes de l’incinérateur, le plus grand d’Europe, juste en face, ne laissent plus entrer les journalistes sur le site. 

L’évacuation d’Ivry, après celle d’un dépôt bloqué à Vitry-sur-Seine, semble annoncer la future réquisition des éboueurs parisiens par la Préfecture. Vendredi après-midi, le garage d’Ivry Bruneseau a été réquisitionné sur ordre de la préfecture. Tous les chauffeurs présents, grévistes ou non, ont dû monter à bord de leur camion, selon FO. Les agents du centre de Clichy ont également dû reprendre le travail.

Jeudi, devant le Conseil de Paris, le préfet de police Laurent Nuñez a expliqué qu’il allait obliger les éboueurs et leurs chauffeurs à ramasser les ordures, en raison du risque d’insalubrité, d’incendie et de chutes. Délégué FO et conducteur au garage d’Ivry Victor-Hugo, Didier Labruyère conteste la sincérité de l’argument du risque d’insalubrité : « En temps normal, quand on collecte, on voit des rats tous les jours. »

Pourtant, le débat juridique est complexe, selon l’analyse de l’avocat Emmanuel Gayat, spécialisé en droit du travail et désigné par la CGT en 2022 pour attaquer la réquisition du personnel d’une raffinerie ExxonMobil. 

« Une préfecture ne peut réquisitionner que des personnes privées, pas des agents publics, dit-il. Ces derniers peuvent être astreints en cas de grève à leur poste par leur administration, sous des conditions précises. » Or une partie des éboueurs et chauffeurs parisiens sont des agents de la ville de Paris. « Le préfet peut en revanche, sous certaines conditions, se substituer à une collectivité locale si elle est défaillante. » Mais il faut que les manquements soient particulièrement graves : non-respect de l’obligation de scolarisation, par exemple.

L’absence de ramassage d’une partie des poubelles à Paris depuis le 6 mars crée-t-elle une situation d’urgence qui nécessite l’intervention de l’État ? Selon le Code des collectivités publiques, pour qu’un préfet puisse réquisitionner des personnes, il faut que soit constatée une atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publique.

De son côté, la mairie de Paris fait savoir qu’au 16 mars, 9 400 tonnes de déchets se trouvaient non collectées dans les rues de la ville. Et qu’habituellement, en moyenne, 3 000 tonnes de poubelles sont ramassées chaque jour. La grève des éboueurs ayant commencé le 6 mars, « cela montre qu’il y a quand même beaucoup de ramassages ». Les employés des entreprises privées de ramassage font beaucoup moins grève que dans le public, qui collecte la moitié environ des poubelles à Paris. Et la municipalité « mutualise » avec ces entreprises pour ramasser les déchets des marchés alimentaires, afin qu’ils puissent continuer à se tenir et parce qu’ils laissent des denrées périssables. Vendredi matin, aucune benne n'était sortie, selon la mairie.

La préfecture de police a dans un premier temps demandé à la ville de réquisitionner ses agents, ce qu’Anne Hidalgo a refusé de faire. L’État a alors annoncé vouloir se substituer à la municipalité, qui, en réponse, lui a envoyé le fichier de ses 4 000 agents du service assainissement. Que va-t-elle en faire ? Sollicitée par Mediapart, la préfecture de police n’avait pas répondu à nos questions au moment de boucler cet article. Une éventuelle substitution de la préfecture à la ville de Paris serait dans tous les cas un événement et le fruit d’un arbitrage politique.

Pour Judith Krivine, avocate en droit du travail et vice-présidente du Syndicat des avocats de France (SAF), il ne « paraît légalement pas possible de réquisitionner les éboueurs : le droit de grève est un principe constitutionnel. Des salariés en grève ne peuvent être réquisitionnés que dans des cas extrêmement limités. S’ils osent aller sur ce terrain, nul doute qu’ils auront à faire face à des recours juridiques et à des réactions sociales ».