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Affaire des quotas dans le foot: un aveuglement durable

4 février 2021 Par Michaël Hajdenberg

 

Dans un ouvrage co-signé avec l'historien Gérard Noiriel, le sociologue Stéphane Beaud cherche à démonter l'affaire des quotas dans le football français, révélée en 2011 par Mediapart, qui ne relèverait selon lui que du « buzz racial ». Au mépris des faits.

 

C’était il y a dix ans. Mediapart révélait « l’affaire des quotas dans le football français ». La direction technique nationale (DTN), principale direction de la Fédération française de football (FFF), avait mis sur pied un plan qui consistait à trier les enfants français de 12 ans souhaitant intégrer ses centres de formation entre ceux ayant des origines étrangères et ceux n’en ayant pas.

 

Il s’agissait d’un projet discriminatoire, absolument impossible à assumer au regard de la législation française et de la Constitution. À tel point que les concepteurs du plan en question avaient expliqué qu’il fallait opérer ce tri en cachette, comme le prouvait l’enregistrement d’une réunion officielle de la DTN que s’était procuré Mediapart.

 

Après des semaines d’embarras, le sélectionneur de l’équipe de France de l’époque, Laurent Blanc, qui avait participé à ladite réunion, avait publiquement présenté ses excuses pour les propos qu’il y avait tenus (après les avoir dans un premier temps démentis).

 

En outre, un rapport commandé à une commission d'enquête ad hoc de la Fédération française de football avait confirmé les faits, en expliquant qu’avec le projet mis au jour par Mediapart « des enfants de douze ans, français, se seraient vu refuser l'entrée aux pôles de formation nationaux sur un double critère de discrimination (origine et apparence physique). »

 

On croyait, dès lors, l’affaire entendue.

 

Pourtant, dix ans plus tard, un historien et un sociologue de renom, Gérard Noiriel et Stéphane Beaud, publient un livre (voir l’article de Joseph Confavreux) dans lequel ils consacrent plus d’une centaine de pages à l’affaire. C’est le sociologue Stéphane Beaud qui a rédigé cette partie, dans laquelle il accuse Mediapart d’avoir voulu faire un « buzz racial ».

 

Aussi étonnant que cela puisse paraître, Stéphane Beaud n’a pas pris la peine de contacter Mediapart pour écrire sur l’affaire, dont il prétend pourtant décrypter la « mécanique médiatique ».

 

C’est dommage : cela lui aurait évité bon nombre d’erreurs strictement factuelles sur notre travail journalistique. Cela lui aurait aussi permis d’aller au-delà de ses préjugés sur notre supposée absence de connaissance des problématiques traversant le monde du football.

 

Au vu de l’écho médiatique donné à leur livre, il nous semble important de rappeler que, contrairement à ce qui y est développé, il n’y avait pas de « vision politique » dans notre traitement journalistique. Juste des faits. Pas seulement tels que nous les avons exposés. Mais bien tels qu’ils ont été confirmés par la suite — et pas par nous.

 

Pour Stéphane Beaud, en expliquant que la DTN voulait moins de Noirs et d’Arabes dans ses centres de formation, Mediapart aurait plaqué une question raciale sur un problème propre au football, celui dit de la binationalité. C’est-à-dire le fait que, selon le règlement de la FIFA, un joueur qui a des origines étrangères, même s’il a été formé par un pôle de la fédération française, peut plus tard choisir de jouer pour le pays de ses ascendants.

 

Non seulement Mediapart n’a rien ignoré de ce phénomène (réel), mais celui-ci fut, dans le cas d’espèce, le paravent des projets discriminatoires de dirigeants de la FFF. C’est ce que vient d’ailleurs confirmer, dix ans plus tard, Gérard Prêcheur, à l’époque directeur du principal pôle espoirs de la FFF, à Clairefontaine, dans un entretien donné à Mediapart.

 

« La binationalité était un prétexte, explique aujourd’hui Gérard Prêcheur. Je ne connaissais aucun joueur formé dans nos pôles espoirs qui aurait eu le niveau pour jouer en équipe de France et qui aurait choisi un autre maillot. Et je n’en connais toujours pas. » Pour lui, la mise en avant de la binationalité ne pouvait dès lors être qu’une raison à peu près avouable visant à limiter le nombre de Noirs dans les recrutements.

En réalité, personne n’a jamais blâmé les dirigeants du football français de s’être penchés sur la question de la binationalité. Le problème est bien d’en avoir conçu un projet discriminatoire fondé, comme l’a rappelé la commission d’enquête de la FFF, « sur un double critère de discrimination (origine et apparence physique) ».

 

Mais Beaud, comme il le faisait à l’époque, continue de penser que la question soulevée n’était pas celle de l’apparence physique (la couleur de peau), mais celle de « l’engagement », de l’attachement, « une sorte de loyauté institutionnelle » de la part de ces jeunes adolescents. Comme si un enfant de 12 ans, qui a à peu près 0,3 % de chances de devenir professionnel et encore moins de pouvoir jouer un jour en équipe de France, pouvait s’engager de la sorte... Comme si, dans n’importe quel autre domaine, on demandait aux jeunes Français de s’engager à ne pas aller travailler plus tard dans un autre pays ou pour une entreprise étrangère, par respect envers les instituteurs payés par l’État français qui les auraient formés.

 

Notre enquête, documents, témoignages et enregistrements à l’appui, démontrait que la question de la binationalité cachait autre chose. Une conclusion partagée par la commission d’enquête de la FFF qui avait préconisé d’« abandonner toute réflexion sur la “nationalité sportive”, faux débat pouvant rapidement engendrer des pratiques discriminatoires moralement inacceptables, pénalement répréhensibles et médiatiquement catastrophiques ».

 

Stéphane Beaud, comme d’autres avant lui, pose la question qui n’a jamais été mise en avant par Mediapart : « Laurent Blanc raciste ? » Ce n’était pas le sujet à l’époque, cela ne l’est pas plus aujourd’hui. En revanche, oui, Laurent Blanc a tenu et soutenu des propos et des projets discriminatoires.

En défense aveugle du sélectionneur, le sociologue va loin dans sa tentative de démonstration. Dans l’enregistrement révélé par Mediapart, on entend par exemple Laurent Blanc dire : « On a l’impression qu’on forme vraiment le même prototype de joueurs : grands, puissants, costauds. (…) Qu’est-ce qu’il y a comme grands, puissants, costauds ? Les Blacks. » Avant d’ajouter : « Les Espagnols, ils m'ont dit: “Nous, on n'a pas de problème. Nous, des Blacks, on n'en a pas.” »

 

Or Stéphane Beaud tente de démontrer dans son livre que « les Blacks », dans le monde du football, ce ne sont pas les Noirs. Mais que ce serait un terme qui s’applique généralement à « un groupe de jeunes joueurs distingués par leur caractère turbulent, potentiellement déviant ». Laurent Blanc n’aurait donc rien contre les Noirs.

 

Quant à ses préjugés sur leur morphologie, il ne ferait que reprendre des stéréotypes extrêmement répandus dans le football français, explique Beaud. « On peut donc tout à fait interpréter ses propos sur les Blacks lors de la réunion de la DTN à l’inverse de l’interprétation qui a été faite alors par une grande partie de la presse et par les entrepreneurs d’identité raciale. Tout laisse même à penser que Blanc a voulu, bien au contraire, mettre en relief l’inanité du stéréotype fondant le recrutement privilégié des Noirs sur leur force physique pour mieux le condamner. De manière à lui substituer un autre critère, celui des joueurs “vifs et techniques” sur le modèle de l’équipe nationale espagnole », développe le sociologue dans un raisonnement pour le moins osé, si ce n’est incompréhensible.

 

De même, le sociologue estime qu’il n’y a pas de lien entre ces considérations sur les « Blacks » et le projet de quotas, soutenu par Laurent Blanc, qui aurait permis, de fait, d’en limiter le nombre dans les centres de formation de la fédération.

 

Dans son rapport d’enquête, la FFF a pourtant elle-même établi ce lien en analysant ainsi les débats de la DTN : « La morphologie des joueurs est au centre des débats. Combiné au problème de la nationalité sportive, un raccourci semble s’opérer assez vite dans l’esprit des interlocuteurs et pourrait être formulé ainsi : “Les joueurs binationaux, qui souvent sont d’origine africaine, ont en outre des caractéristiques physiques qui ne correspondent plus au nouveau projet de jeu du football français ; la solution est donc de réduire leur nombre.” Comme l’admet l’un des participants : “Tout est lié.»

 

Car la question raciale au sein de la FFF n’est pas tombée du ciel. Si l’un des membres de la fédération, Mohamed Belkacemi, a décidé d’enregistrer cette fameuse réunion, c’est, comme le rappelle le rapport, parce qu’il avait déjà été choqué par les échanges survenus lors d’un séminaire précédent à Ouistreham (en juillet 2011), à l’occasion duquel des joueurs avaient été stigmatisés en fonction de leur couleur de peau et de leur religion.

 

Stéphane Beaud reproche également à Mediapart d’avoir omis, pour les besoins de notre supposé « buzz racial », des extraits de l’enregistrement de la réunion, grief que, soit dit en passant, ni la FFF, ni le ministère des sports, ni la commission d’enquête ad hoc, qui ont eu accès à l’ensemble de la bande révélée, n’ont jamais formulé.

 

Beaud en veut pour preuve une phrase que Mediapart a pourtant retranscrite, mais pas dès son premier article, dans laquelle Laurent Blanc dit : « Moi c’est pas les gens de couleur qui me posent problème. S’il y a que des Blacks dans les pôles et que ces Blacks-là se sentent français et veulent jouer en équipe de France, cela me va très bien. »

 

Isolée, cette phrase pourrait laisser penser que Laurent Blanc ne parlait que de binationalité et qu’il n’avait aucun autre préjugé – encore que l’on pourrait se demander si quelqu’un oserait un tel raisonnement sur le « ressenti français » d’un Blanc....

 

Le problème, ce sont les autres phrases qu’il a prononcées et que celle-ci ne suffit pas à effacer. C’est l’ensemble de son raisonnement qui a été considéré comme préjudiciable et condamnable par la commission ad hoc de la FFF.

 

D’ailleurs, Stéphane Beaud semble l’avoir oublié, Laurent Blanc avait fini par devoir s’excuser publiquement au « 20 heures » de TF1 pour les phrases prononcées.

 

La thèse du sociologue aurait peut-être plus de portée si l’affaire des quotas n’avait pas connu de suites. Ces dernières années, les faits ont malheureusement démontré que tous les préjugés mis a nu par cette affaire étaient en réalité solidement ancrés dans le monde du football.

 

Deux ans après l’affaire des quotas, Jean-Pierre Louvel, président de l’Union des clubs professionnels de football, reconnaissait ainsi dans un livre que les quotas ethniques ou religieux existent bel et bien dans les clubs. « Le nier serait absurde. » Invité par Mediapart à préciser sa pensée, il ajoutait : « Il y a par exemple des joueurs qui viennent de tribus dominantes et, du coup, ce sont toujours eux qui décident et pas les autres. Et qu'on ne me dise pas que je suis raciste, ma belle-fille est camerounaise. »

 

Interrogé sur ces déclarations, Noël Le Graët, devenu entre-temps président de la Fédération française de football, nous déclarait « n’en avoir rien à secouer ». Ce qu’il avait d’ailleurs démontré en maintenant à son poste de DTN François Blaquart, celui-là même qui avait porté le projet des quotas discriminatoires. Et ce qu’il confirmera en déclarant en septembre 2020 que « le phénomène raciste dans le sport, et dans le football en particulier, n'existe pas ou peu ».

 

Au cours d’une autre enquête, nous avions interrogé deux présidents de clubs. Le premier, Pierre Ferracci, qui dirige le Paris Football Club, expliquait : « Tout le monde vous dira que les Blacks, certains Blacks, sont doués techniquement, très forts physiquement, parfois un peu décontractés, un peu indolents, et que ça peut être préjudiciable en termes de concentration. » 

 

Le second, Guy Cotret (aujourd’hui président de Niort), estimait : « Quand on a une composition d'équipe avec seulement des joueurs africains, en termes de mobilisation, d'esprit de révolte, ce n'est pas toujours facile à animer. Ils ont un caractère qui engendre un certain laxisme. Je n'en fais pas une règle. Je dis simplement que c'est une conclusion qu'on pourrait tirer à la lumière de notre expérience de cette année. On ne finit pas loin de la relégation. J'essaie de trouver des explications. À chaque fois qu'on a été menés au score, on n'est jamais revenus, on ne l'a jamais emporté. C'est la race, pas la race, je n'en sais rien. »

 

Surtout, les Football Leaks nous ont permis de démontrer que la politique des quotas était maintenue dans des clubs, où la problématique de la binationalité n’existe pourtant pas – on cherche juste à former les meilleurs joueurs.

 

De 2013 à 2018, le PSG a en effet fiché des adolescents selon leur couleur de peau. Alors que le non-recrutement d’un jeune joueur noir en 2014, en raison de son « origine », a suscité un scandale en interne, la direction a enterré l’affaire, et la politique s’est poursuivie jusqu’à nos révélations.

Sans qu’une nouvelle fois cela n’émeuve grand monde. Ni les dirigeants du monde du football. Ni certains sociologues.